Entretien avec Aminata Aidara, réalisé en Avril 2020
Photographie: Julien Masson
Ecrivaine, journaliste et docteure en littérature, Aminata Aidara, sénégalo-italienne, est arrivée sur la scène littéraire avec un livre remarqué, Je suis quelqu’un, publié en 2018, aux éditions Gallimard. Roman d’une famille à la poursuite d’un secret qui met en scène, plusieurs continents, plusieurs, émotions, plusieurs voix, plusieurs identités. Un roman patchwork qui dit autant de l’autrice, de l’époque, des sentiments inhérents au particulier et à l’universel. Echange.
L’œuvre
Je suis quelqu’un, premier roman très remarqué, avec plusieurs recensions élogieuses.Plongée dans une famille, unie et désunie autour d’un secret. Langue douce, accessible. C’est votre première expérience dans le roman, après un recueil de nouvelles, en italien, lui aussi primé. Vous faites ainsi une entrée en littérature très prometteuse. Pouvez-vous nous raconter la genèse du livre (ce qui vous a décidé), vos débuts dans l’écriture de manière plus générale et toute cette année qui a suivi la publication de votre premier livre ?
C’est la solitude qui a laissé l’espace nécessaire à la naissance de ces personnages. J’étais en France depuis moins d’une année, quand j’ai commencé à songer à cette idée. Estelle et Penda prenaient de plus en plus de place dans ma tête et dans mon quotidien. Présences rassurantes mais envahissantes, elles avaient une opinion sur tout ce que je faisais, elles commentaient le quotidien, la société, l’histoire. Très souvent d’accord avec elles (trop peut-être), je les ai couchées sur le papier pour qu’elles me laissent un peu de répit. La décision de passer à la forme romanesque a donc été dictée par la quantité de dialogues, de vécus qui se sont imposés à moi. Dans les débuts de mon écriture, lors de mon enfance, la poésie a en revanche eu une place importante, puis, pendant des années, la nouvelle l’a accompagnée. Le roman s’est enfin matérialisé, mais plus comme nécessité. Je reste très attachée au format « nouvelle », moins vendeur, certes, mais dont la fraîcheur et l’immédiateté me sont chères. L’année qui a suivi la publication de mon livre a été dense, émotionnellement très intense. C’est une naissance et une mort à la fois, le début et la fin de quelque chose : lucidité et naïveté se battent pour leur survie réciproque. On est exposé à l’impact de ce qu’on inventait dans l’obscurité de son intimité, et qui se retrouve sous la lumière chirurgicale de l’extérieur. Mais j’ai par ailleurs été très flattée par la réception du roman et par les invitations qui ont suivi : nombreuses rencontres littéraires et la résidence d’écriture en Savoie au printemps 2019 (mise en place par la Fondation Facim et le CNL) où j’ai échangé avec de belles âmes.
On rentre dans ce texte avec une grande promesse dans le prologue (on note d’ailleurs un style légèrement différent, plus punchy). Ensuite, des voix multiples portent le texte : environnement familial, une intrigue lente à se déployer, l’épaisseur progressive des personnages, les délires du personnage central Estelle. On va s’arrêter quelques instants sur elle. On la suit, et la force de la narration qu’elle emporte avec elle, sur des faits d’un grand réalisme, invitent à se demander à qui elle emprunte son expérience ? Estelle est-elle l’avatar romanesque d’Aminata Aïdara, ou l’inverse ?
En fait, le rythme du roman est un avatar du mien ! J’aime la lenteur, prendre le temps, j’ai toujours adoré écouter les mots, les faire résonner en moi, savourer les histoires qui me traversent, les analyser et découvrir l’effet qu’elles me font une fois sorties de moi. Concernant mon rapport aux personnages, Mansour serait plutôt mon véritable alter-égo, car il emprunte beaucoup de pages aux journaux intimes de mon adolescence. Estelle, pour sa part, dérive son expérience en partie de la mienne et en partie de celles de personnes que j’ai côtoyées. Elle est la fille que j’aurais pu être : une des potentialités, des virtualités de mon existence. Elle est quelque part la colère que j’avale tous les jours, l’insatisfaction que j’évite d’exprimer, la chair
de poule que j’anesthésie. C’est la copine que j’aurais pu avoir. Estelle me suivra aussi dans les prochaines créations littéraires, car depuis que je l’ai entendue, elle ne cesse de s’exprimer. Mais, j’ai souvent souligné dans mes échanges autour du roman, Penda est également cette force que je guette, cette résilience que j’admire, cette patience que j’espère, plus tard, avoir. Les deux sont les facettes d’une même médaille où les mots filiation, sororité et amour s’imbriquent.
C’est un roman des lieux, des continents, de la technologie moderne, du déplacement permanent, des souvenirs, des histoires et des êtres. Un roman géographique, où de Dakar à la banlieue parisienne, en passant par Londres, entre autres, le voyage, de façon indirecte, est le fil conducteur de cette famille dont on pourchasse le secret. Cet itinéraire emprunte-t -il au registre réel ? Est -ce ici un roman-témoignage ? Quelle importance avait pour vous, cette échappée à la fois nomade et sédentaire dans la quête de soi et des origines ?
Je suis quelqu’un est un roman « de famille », parce que la famille est le noyau à travers lequelun bon nombre de dynamiques de la société nous apparaissent pour la première fois. Les lectures de sociologues tels qu’Abdelmalek Sayad ou Pierre Bourdieu pendant mes études ont confirmé mon ressenti concernant le fait que les trajectoires individuelles et familiales incorporent les effets de l’histoire sociale et politique avec toutes les typologies de domination qui les caractérisent. Clairement, je pense que mon roman est un « roman-témoignage »(pas dans le sens d’une autobiographie, mais d’une histoire qui témoigne d’un point de vue sur notre époque). Il me tenait à cœur de raconter des lieux réels, de les fixer dans leur existence contemporaine. Le roman accompagne la vie, c’est une vie potentielle qui marche à côté de la nôtre, en nous fournissant des béquilles pour mieux faire face à notre existence. Il comble les vides, donne des solutions aux questions, mais pose aussi des doutes sur nos certitudes. Ce que j’attends d’un roman, que je le lise ou l’écrive, c’est une évasion réaliste, un possible à côté du réel. Cette échappée a souvent l’objectif, pour moi, de mettre des mots sur les maux, de les faire exister autrement. Comme je disais à une copine il y a quelques mois, pour moi la vie vécue reste plus folle, intéressante, émouvante, et impalpable dans sa logique, que n’importe quelle œuvre artistique. Mais l’art est là pour l’interpeller, faire trembler ses certitudes, l’amener à se battre pour obtenir ce qu’elle désire. Pour que l’art s’intègre joyeusement à notre existence, il faut qu’il soit là pour la soutenir, l’élargir, lui donner un écho vibrant qui la rende consciente de sa valeur et des moments où elle ne fait pas honneur aux possibles qui se présentent à elle. L’écriture, en particulier, nous tend un miroir sur nos pluralités et se charge d’informer la société sur elle-même.
Plusieurs genres se mêlent dans le roman : le journal qu’incarne la mère Penda avec une matière du souvenir inépuisable et riche. Des aphorismes presque philosophiques sous formes de réflexions personnelles au refrain de je suis quelqu’un que porte Estelle. Des instantanés de la vie sociale avec les mails de Mansour, les messages vocaux, et une fibre épistolaire qui s’épanouit dans le texte. Était-ce expérimental ou un choix délibéré de s’émanciper du carcan du roman linéaire ?
Cela s’est fait spontanément, sans préméditation. J’avais besoin que la même histoire soit évoquée à partir de plusieurs points de vue, car dans notre existence, nous sommes toujours l’un de ces points de vue. Or, dans l’écriture, on peut tout regarder d’en haut, comme un marionnettiste avec ses personnages. Les différents moyens de communication et le langage hétérogène qui en découlent sont ma façon de donner corps à ce roman.
On peut avoir la tentation de qualifier votre texte de roman polyphonique ce que dit d’ailleurs la quatrième de couverture. Milan Kundera a l’habitude de dire, à partir de son expérience de spécialiste de la musique classique, que le roman est une partition. Depuis, dans plusieurs romans, on note cette forte pénétration d’une symphonie, parfois désaccordée, parfois harmonieuse. Pourquoi tant de voix ? N’y a-t-il pas le risque que la diversité produise une forme d’inégalité ? Comment votre art romanesque deale-il avec cette donnée, où parmi les voix, une d’entre-elles peut potentiellement écraser les autres ?
Effectivement, c’est un roman où plusieurs « Je » se racontent. Il s’agit d’une communication qui utilise l’autre comme exutoire, comme dépositaire d’une écoute et d’un regard. Ces voix m’habitaient, donc je leur ai fabriqué une maison. Chaque chambre correspond à la personnalité de la personne qu’y loge. Incontestablement, celles qui ont le plus besoin de bouger, (Penda dans le temps, Estelle dans l’espace) emportent les autres récits. Pour être plus prosaïque : s’il y a des voix qui « écrasent les autres », comme vous l’écrivez, cela s’est fait selon les nécessités structurelles de chaque locataire de la maison-roman. Et certes, il y a une forme d’inégalité de leurs logements que j’assume complètement.
Milan Kundera toujours, qui a donné les contours du roman actuel avec son essai fondateur, L’art du roman, dit souvent que la présence envahissante de l’auteur dans son texte estproblématique, pour ne pas dire pire. Avec le choix du je, de cette narration éclatée où les je se multiplient, comment trouver à votre avis le bon équilibre dans l’épanchement de soi dans son texte ? Quels artifices ou stratagèmes littéraires faut-il employer ? Ou faut-il à votre avis défier Kundera et abonder dans le sens de Toni Morrison, qui dit que « le roman est le lieu même de la liberté » ?
Elle est belle cette citation de Toni Morrison ! Parce que clairement, je n’arrive pas encore à créer des personnages qui s’éloignent complètement de mon entendement. Ou que je mépriserais, ou que je sentirais complètement hostiles. Si je le fais, ils sont en deuxième, voire troisième plan. Je n’ai donc pas encore atteint cette « liberté ». La réalité c’est que quelque part je les aime tous. Et que quand ils m’ont parlé, Estelle, Penda, Mansour, Dialikà, Cindy, Eric, un à un, pour se faire entendre, ils ont utilisé un alphabet affectif qui m’a touchée. Je me suis reconnue en eux.elles. Je les ai compris.e.s. Et j’ai élargi leur espace, leur vitalité, à travers le roman.
Les recensions de votre livre font part d’une douceur dans le style, d’une écriture sans prétention moralisatrice, pour citer le critique et passeur Lareus Gangeous. Presque une forme de dépolitisation des sujets de l’identité, de la multiplicité, des destins, des liens, du secret familial, des déchirures et in fine de la migration. Le langage poétique choisi, volontairement naïf par moment, est-il une option pour dire la violence dans un style de velours ?
Quand j’écris, je pars souvent d’histoires qui se trouvent près de moi, ou qui m’ont suivie depuis toujours. Il se trouve que, de par ma position et mon histoire, je me retrouve pas mal dans des questionnements contemporains identitaires ou de genre. Alors voilà, c’est de façon inductive que les grands débats habitent ou effleurent certains de mes personnages. Leur prisme n’est pas toujours le mien, mais se place à mes côtés, je le côtoie et comprends, quand je n’y adhère pas. Tout se fait à taille humaine, sans velléités idéologiques se manifestant d’un dialogue à l’autre ou sans la volonté de les rendre forcément des porte-voix parce que noirs. Est-ce pour autant dépolitiser leurs propos ou leurs actions ? Je n’en suis pas certaine. Je trouve mes personnages par ailleurs très impliqués et engagés : leur vie est traversée de plein fouet par l’histoire, mais ils se battent, ne se laissent pas submerger. Puisque je n’écris pas ici un pamphlet politique, ou un roman à thèse, j’expose leurs doutes et incohérences. Le langage poétique que j’ai employé pour dire la douceur aussi bien que la violence n’est pas volontaire, si volontaire signifie choisi, mais c’est juste le mien.
Le style a-t-il encore une importance dans la littérature ?
Pour certains le style-même est un contenu, une raison d’être de l’œuvre. De mon côté, je l’ai travaillé en essayant de l’accorder le plus que je pouvais aux différents personnages. Puisque chacun d’entre eux s’exprime sans qu’une voix off ne leur donne la parole (sauf dans le prologue et l’épilogue), il était essentiel de les différencier. Ceci dit, je suis plus attentive à l’histoire qu’au style, parce que j’estime être une conteuse, une narratrice d’histoires de vie. Je crois que le style est important, mais pas au détriment du contenu, qui, à mon sens, reste l’élément le plus important du roman. Qu’il s’agisse d’une introspection psychologique, d’une analyse sociale, d’un témoignage symbolique, d’une revendication ou autre chose véhiculé par les personnages, quand je lis un livre je m’attends à vivre quelque chose. Une belle prose, pour moi, ne vaut pas la puissance d’un sentiment, d’une volonté. Évidemment, si les deux sont présents, c’est encore mieux !
Littérature
Vous êtes journaliste à Africultures qui a récemment opéré un virage dans le décentrement, et la pensée décoloniale dans un hors-série. Comment l’art, au sens multiple de la création et du déplacement permanent, doit-il composer avec les tentations d’assignation ? Comment appréhendez-vous personnellement ce phénomène ?
Ce que l’on reproche à la pensée décoloniale est de se référer sans cesse à la colonisation comme le seul mal coupable de la situation actuelle, mais j’ai envie de dire qu’en niant sa part de responsabilité on n’avance pas, car ses effets, et surtout sa continuité structurelle et culturelle, ne serait -ce que sur la perception de soi, sont bien présents aujourd’hui, par exemple auprès des minorités afrodescendantes d’Occident. Cette pensée nous invite à nous pencher sur l’histoire en tenant toujours en tête que la plupart des chronologies dont nous disposons sont souvent calquées sur le récit que l’Europe se fait d’elle-même. Constat qui nous amène à essayer d’interroger les enjeux florissants du présent. Le courant décolonial est important, à mes yeux, comme un rappel pour tous les moments de la vie où nous avons la tentation de nous accommoder du miroir social et du récit historique qui nous sont livrés. Il n’est pas question de faire de cette pensée le seul carburant du moteur de notre pensée, mais de garder toujours en tête qu’il y a un autre point de vue, une autre Histoire aussi, peu connue et/ou peu valorisée. Pour décentrer le regard il faut se forcer et s’engager au quotidien. Pendant longtemps, dans notre société européenne, les individus noirs et blancs n’ont pas eu le même vécu. C’est connu, mais j’aime à le répéter : les premiers, des corps observés, exotisés, évalués. Les autres, des corps qui observent. Les uns, les personnes qui se font penser et dire, les autres, celles qui pensent et disent. Les individus du premier groupe doivent toujours s’engager afin de donner une signification à leur signifiant, ils doivent lutter pour que celui-ci ne coïncide pas avec les stéréotypes généraux, les assignations des dominants ou, au contraire
– peut-être las – essayer de s’y aligner pour se faciliter la vie. Alors que les deuxièmes n’ont rien à démontrer à personne, et se permettent donc de questionner et interroger l’Autre sur l’harmonie ou disharmonie entre son apparence et sa substance ; en gros, ils posent les grilles de l’évaluation. Pour ma part, écrire sur des sujets afrodiasporiques, surtout (mais pas que) du
point de vue des Noir.e.s en Europe, par exemple, est une pierre dans la construction de la réciprocité des regards. Ailleurs, dans les différents Sud du monde, ce qui se passe c’est que l’Occident, encore lui, a la primauté de la pensée et influence donc lourdement la façon qu’ont les Autres de se voir, de se sentir ou pas légitimes dans leurs revendications et leurs outils conceptuels. C’est l’oeuvre De la Postcolonie du philosophe Achille Mbembe, lue à la fac, qui m’avait violemment ouvert les yeux concernant l’assujettissement théorique des Suds. Comme l’écrit le psychiatre Frantz Fanon dans Les damnées de la terre, les aliénations les plus dangereuses pour les peuples anciennement colonisés sont : un retour à un passé traditionaliste et à ses valeurs, mais aussi le culte de la culture occidentale. Quand il parle de culte, je l’entends comme une sorte d’admiration amnésique ou d’une fascination pour le vainqueur, malgré ses abus. Son envie de déconstruire l’épistémologie occidentale, ne rejette pas l’idée de s’en servir si besoin : parce que la rencontre des mondes est déjà à l’œuvre depuis un moment et il est quasiment impossible de se détacher de certains produits culturels même là où nous sommes en train de les combattre. Il faut juste arriver à les identifier à travers de nouveaux angles d’observation, et à les maîtriser dans la vie comme dans l’art. Je trouve que la langue en est un exemple fécond, car outil politique et stratégique. Il y a des penseur.e.s et des romancier.e.s qui sont en train de créer de nouvelles épistémologies, et de nouveaux langages notamment du côté des francophones qui apportent un élargissement sémantique à la langue. Pour mon mémoire de Master 2 j’avais parlé en revanche de ce que des écrivain.e.s africain.e.s dénonçaient en français dans leurs œuvres, c’est-à-dire les dégâts provoqués par la France dans leurs pays de provenance. J »avais intitulé mon exposé : Il tuo alfabeto, le mie parole (Ton alphabet, mes mots). Puis dans ma thèse Exister à bout de plume. Un recueil de nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie littéraire, là aussi, il m’a tenu à cœur demontrer, dans plusieurs chapitres, à quel point la langue d’expression écrite était un territoire existentiel chargé de compromis, négociations et inventions. Je me rattachais aux théories qui faisaient de la littérature postcoloniale un espace de résistance. En somme, sans le savoir forcément, j’étais déjà dans un processus décolonial depuis pas mal de temps. Et je pense que d’autres artistes qui se revendiquent aujourd’hui de ce mouvement, en faisaient déjà partie sans l’avoir verbalisé.
Vous êtes aussi titulaire d’un doctorat de littérature. Plusieurs concepts de la négritude, à la fleuvitude, ont traité de la question de la migration, de l’identité, de l’universel. Que retenez-vous de vos recherches sur ces questions ?
Que ce sont des thématiques passionnantes et en mutation permanente. Je vais prendre le thème de l’universel, parce que c’est celui vis-à-vis duquel je n’ai pas fini de m’interroger et de questionner la réalité aussi bien que mes lectures. Pendant de longues années, j’ai fermement cru en ce concept, que j’opposais aux particularismes, dans l’idée que ceux-ci, avec l’excuse du relativisme culturel, s’octroyaient la possibilité d’étouffer les plus fragiles de la société. Cette idée était appuyée par l’observation de la vie autour de moi et également par la lecture de The Claims of Culture de la politologue Seyla Benhabib, qui m’avait fortement marquée pour sonsouffle combatif vis-à-vis des pays qui laissaient au Multiculturalisme fort la possibilité de décider de quoi chaque culture était constituée et ce qui était attendu de chacun de ses membres. Mais avec le temps et l’attention portée aux événements politiques et sociétaux, donc toujours en observant la vie vécue, j’ai remarqué la nécessité d’une vigilance constante afin que cet universalisme ne soit pas une prétention d’objectivité philosophique alors que c’est tout simplement un produit occidental, avec ses habituelles volontés hégémoniques. Aujourd’hui il faut aussi écouter ce que les Suds ont à dire à ce propos, parce que – pour citer Jean-Paul Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme : « Pour obtenir une quelconque
vérité sur moi, je dois passer par les autres ». Mais je ne suis pas philosophe. La preuve, interrogée sur ce genre de questions, j’essaie de trouver mes mots et je finis par utiliser ceux des autres. Souleymane Bachir Diagne a dit, dans Décentrer, Déconstruire, Décoloniser, quelque chose que je partage : « Je ne suis pas relativiste, je suis pluraliste. Un pluralisme orienté vers l’universel. Autrement dit, on passe d’une certaine idée de l’universel où une région du monde se pense tout naturellement porteuse de cette universalité et demande au reste du monde de se régler sur elle, à une autre idée qui est que l’universel est ce que nous allons tous ensemble constituer ». Plus concrètement (des exemples des exemples ! Sinon on se perd !) je pense à la notion de droits fondamentaux par rapport au fonctionnement de certaines Daaras (établissements scolaires coraniques hébergeant des enfants) au Sénégal et de certaines Ehpads (établissement médicalisés hébergeant des personnes âgées) en France : au moment où les pays qui les légitiment et ceux qui les observent les mettront en cause, ensemble, nous ne retrouverons-nous par hasard face un échantillon d’universel qui se bâti ? Au niveau juridique cela pourrait se traduire dans l’idée que l’enfance et la vieillesse doivent être protégées vis à vis des structures collectives qui n’assurent pas l’encouragement, l’affection et tout simplement l’humanité nécessaire à des tranches d’âge si vulnérables. De quoi seront faite ces valeurs, leur contenu sémantique, voilà une matière à débat collectif.
Vous êtes aussi chroniqueuse littéraire. Vous avez eu une pige chez TV5. Comment trouvez-vous la critique littéraire actuelle dans le champ diasporique ? Y-a-t -il une réelle structure, trans-partisane qui met en scène une controverse riche avec la pluralité des avis ?
Il y a plusieurs niveaux. Médiatique, Réseaux socioïque (terme que je me permets d’inventer) et Académique. Au niveau médiatique, dans les journaux ou émissions traitant de la littérature, je pense que nous sommes plutôt au stade de la promotion et de la visibilité des auteurs de la diaspora ou du continent, plutôt qu’au stade d’un acharnement critique sur des éventuels échecs. Ceci, parce qu’on salue une présence qui relève de la véritable conquête dans l’espace médiatique. Au niveau Réseaux socioïque, les opinions sont plus tranchées : on peut en effet toujours compter sur les blogueur.e.s, moins décomplexés face aux personnalités littéraires, se permettant donc de « descendre » les romans avec sincère spontanéité. Au niveau académique, où les romans sont objet d’étude, je trouve que la critique est profonde, passionnée, plurielle et très féconde. Et d’ailleurs aussi dans des revues spécialisées. Par exemple, dans la revue numéro 105 d’Africultures, Objets d’inhumanité : frontières, traversées, migration – où les articles se sont appuyés, entre autre, sur des essais universitaires, l’analyse des romans diasporiques aborde des questions essentielles et cruciales, comme : les maisons d’éditions dans lesquelles les romans sortent, le lectorat auquel les romans s’adressent, les prismes adoptés, lesquels dérangent, lesquels sont consensuels. Comment les sujets sont traités en disent long sur la trajectoire de l’écrivain.e et sur son positionnement face à l’époque contemporaine.
Vous publiez chez Gallimard, dans la collection que dirige Jean Noël Schifano, Continents noirs. Cette maison a publié de très grands auteurs mais continue à être perçue comme unsymbole d’une ghettoïsation, voire une relégation. Depuis le manifeste pour une Littérature-Monde de Saint Malo en 2007 où les écrivains afro-diasporiques revendiquaient leur part du monde et la rupture avec la littérature labelisée francophone, les choses semblent avoir peu évolué. Vous n’échapperez donc pas la question qui empoisonne la littérature africaine depuis des lustres : êtes-vous une écrivaine, tout court, ou une autrice africaine ? Que pensez-vous de ce particularisme qui colle aux basques des auteurs, et dont ils ne peuvent se défaire sous peine d’être jugés des deux côtés ?
Quoique je réponde, je serai toujours jugée, mais ce jugement nourrit et vivifie mes questionnements. Pour qui écris-je ? Indéniablement je souhaite toucher aussi bien un public Occidental qu’Africain. Toutefois, comme l’écrit Albert Memmi, quand on est à cheval sur deux cultures, c’est dur de s’asseoir confortablement. En faisant sortir Je suis quelqu’un auprès d’une maison d’édition française, dans une collection qui met en avant les histoires situées en Afrique ou dans ses lieux diasporiques, n’étais-je pas en train de l’écrire pour un lectorat qui me ressemblerait ? Peut-être qu’on écrit pour trouver une famille, sans encore savoir de quelle famille il s’agit. Et au final, selon la réception de son œuvre, c’est elle qui nous trouve.
Quoi qu’il en soit, ma réponse est la suivante : Je suis quelqu’un qui écrit, et il se trouve que je suis une femme, métisse, et que j’ai décidé de faire de ces conditions des prismes orientant ma matière littéraire.
Si je dois expliquer de manière succincte cette réponse, je dirais que le fait que je sois publiée dans la collection Continents noirs relève surtout, je crois, des thématiques et interrogations que je traite dans mon roman. Serais -je dans la même position si, tout en ayant écrit ce roman, je n’avais pas d’origines africaines ? Je crois que oui. Raison pour laquelle je pense être avant tout une autrice.
Toutefois, si je peux mieux articuler ma pensée, je commencerai par dire qu’une des raisons pour laquelle j’admire l’écrivaine Elena Ferrante, c’est que personne ne connaît son vrai nom ou son vrai visage (malgré de fortes suspicions et des enquêtes journalistiques), parce qu’elle s’est débarrassée de tout ce qui peut l’encombrer et écrit en liberté totale. J’aimerais aussi, comme elle, écrire sans exister en tant qu’écrivaine visible, puisqu’en me voyant le public m’a déjà classée et s’attend à une thématique spécifique ou se questionne sur son absence, en gros écrira-t-elle d’Afrique ou pas ? Les questions Noirs/ Blancs seront-elles une de ses matrices expressives ? Alors que de mon côté je me pose la question suivante : nous, les Afropéen.e.s, les dites générations-ponts, pouvons-nous nous concéder le luxe de l’invisibilité ? Le manque de visages comme les nôtres dans les espaces publiques et culturels européens ne nous pousserait-il pas à nous rendre d’autant plus visibles ?
Je ne suis pas une écrivaine africaine, mais à la rigueur afropéenne, car non seulement je suis née et j’ai grandi en Italie, mais mon imaginaire s’est nourri de réalités européennes aussi bien que diasporiques et je n’ai lu que très tardivement des auteurs du continent. Je tiens à souligner ici deux facettes de la définition d’écrivaine afropéenne. La première est celle établie par le public, qui, se basant sur mon apparence, m’affilierait à cette « catégorie ». La deuxième est celle du positionnement de l’écrivain.e en question : si je prends l’exemple de Marie Ndiaye, qui a longtemps traité des sujets pas forcément en lien avec l’Afrique ou sa diaspora, pourquoi serait-elle une écrivaine afropéenne ? Le souhaiterait-elle d’ailleurs ? C’est cette facette qui me semble le plus féconde. L’auteur Leonardo Sciascia par exemple à un moment de sa vie a souligné qu’il trouvait illicite, à son égard, la définition d’écrivain sicilien, car il se considérait plutôt un écrivain italien traitant dans ses romans les problèmes de la Sicile. Pour ma part, en donnant la priorité à des sujets interculturels entre les deux continents et en mettant en avant des histoires du point de vue de personnes issues de la diaspora africaine, il est normal que je doive répondre à des questions comme la vôtre. Or, si d’un côté je n’aime pas les définitions ghettoïsantes (j’avais été choquée de voir que Senghor était un « poète noir », dans une encyclopédie italienne, alors que Baudelaire était juste un « poète »), d’autre part, je sais à quel point il faut montrer que certains chemins ne sont pas l’apanage d’un seul groupe et donc se les approprier avec fierté. A un festival sur les cultures sénégalaises, à Ravenna, en Italie, une femme sénégalaise m’indiquant ses fillettes, m’avait dit, avec chaleur : « Je suis contente qu’elles voient votre exemple, j’espère que cette prochaine génération sera
plus décomplexée et prendra sa place sans se faire de problèmes de légitimité comme nous l’avons fait ».
J’aime, dans l’écriture, protéger ce qui est rêve, immatérialité, oubli de son aspect physique car écrire c’est habiter d’autres corps, esprits, histoires. En somme : j’aime la liberté. Je me définis donc une écrivaine avant tout. Toutefois…Combien d’écrivaines femmes, dans l’histoire, ont été passées sous silence puisque leur voix était volée ou suffoquée ? Et pareillement, combien d’écrivain.e.s noir.e.s ont eu, à travers les époques, le même destin ? En considérant donc l’époque dans laquelle je vis, les urgences auxquelles je suis sensible et le fait indéniable que l’on s’exprime toujours depuis une position précise dans le monde, je n’échappe pas, dans l’affaire littéraire, à mon ancrage afrodescendant en Europe (c’est-à-dire afropéen). Et je l’endosse, puisque je fais partie d’une minorité. Je veux tout de même souligner que, comme l’écrit le philosophe Kwame Anthony Appiah : « L’identité détermine certes nos expériences, mais les enseignements que nous en tirons ne seront pas forcément les mêmes que ceux d’autres personnes partageant la même identité ». Je mettrais « condition » à la place d’identité pour souligner que dans mon cas, je suis certes une femme, je suis certes Afrodescendante mais ce n’est pas « en tant que telle » que je prends la parole, mais « en étant une d’entre elles ». Il ne faut pas oublier que le thème fondamental de mon roman est la possibilité de se choisir, d’être quelqu’un qui fait ceci et pense cela, sans stigmates imposés par une communauté ou l’autre. Un besoin exubérant d’air, de liberté. Défi qui est peut -être loin d’être relevé, mais qui anime les protagonistes de Je suis quelqu’un du début à la fin, et ma vie aussi.
Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?
Il s’agit d’écrivaines surtout. Pour l’immense poésie, Emily Dickinson, pour la vertigineuse liberté, Marguerite Duras, pour le courage anticipateur Mariama Bâ, pour la douce violence Toni Morrison, pour l’exquise charge intellectuelle Simone de Beauvoir et Léonora Miano, pour l’originalité vivante de la prose Maryse Condé, pour le bouleversement émotif Elena Ferrante…Et j’en passe ! Mais si je dois vraiment choisir une écrivaine qui m’a happée dès mon plus jeune âge, c’est Natalia Ginzburg. Sa façon « parlée » de nous raconter les gens, les petites choses quotidiennes, le flux de la vie, la nature, les classes sociales, et surtout les familles, a beaucoup influencé ma façon de voir la chose littéraire : une bulle réaliste où vivre une vie parallèle à la sienne.
Vous êtes italienne. Vous écrivez aussi en italien. Quelle est votre première langue ?
Comment voyagez-vous d’une langue à une autre ?
Ma première langue est l’italien. C’est en italien que je chante des berceuses à mon fils, que je lui parle et que les mots les plus instinctifs surgissent de ma bouche. Toutefois, depuis la sortie de mon roman, j’écris majoritairement en français. J’essaie de tenir un journal intime en italien pour ne pas perdre la main. Ce n’est pas évident, de garder les deux encres dans ma plume, de les sentir tous les deux fluides. Plus j’en étale une, et plus l’autre perd de son intensité chromatique. Parfois c’est décourageant, mais alors je me remémore de ce que j’avais découvert pendant ma thèse, c’est-à-dire la « Surconscience linguistique » de la critique littéraire Lise Gauvin, une concept qui analyse la façon d’appréhender l’écriture de la part des écrivains francophones, en soulignant le fait qu’ils sont parfois dans l’inconfort et le doute, condition qui les amène à transformer cette langue en un lieu de réflexion privilégié, fécond, chose qu’il faut sans cesse reconquérir. Je me dis que j’ai une grande chance : écrire en deux langues me rend d’ailleurs beaucoup plus attentive aux mots choisis, car je les imagine toujours dans l’autre idiome-miroir, je les peaufine, j’essaie de voir s’ils survivent ou pas, là où je les ai placés, à l’épreuve de la traduction.
Quels sont vos projets littéraires ?
Un recueil de nouvelles, la suite de Je suis quelqu’un et la biographie d’un homme italo-somalien métis, né dans les années quarante, dont le témoignage est à mon avis important pour souligner le déni historique de l’Italie face aux enfants de la colonisation. Mais je viens d’avoir un enfant, donc ces projets prendront plus de temps que prévu et pour bonne cause ! J’en ai une vision à longue terme. D’ailleurs j’aime me faire accompagner par des histoires, des voix, avec le vertige de ne pas encore avoir trouvé la façon de les fixer. La poétesse Emily Dickinson a écrit « Un mot est mort quand il est dit, disent certains. Moi je dis qu’il commence à vivre ce jour-là ». Eh bien pour moi, la gestation de l’histoire, des personnages, des relations entre eux, est la phase la plus intéressante, qu’ils naissent ou meurent une fois sortis de moi et couchés sur le papier.
Pensez-vous écrire un jour en wolof ou dans une autre langue nationale ?
Non, car je ne les parle pas, hélas. Dans ma famille sénégalaise, les gens communiquent en peulh et mandingue, quoique le wolof l’emporte dans la communication avec l’extérieur. La transmission, sur ce plan, n’a pas été au rendez-vous.
Questions biographiques et générales
Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?
J’ai grandi dans un environnement majoritairement raciste et bigot, au nord de l’Italie, en Lombardie. Et d’ailleurs, mon adolescence entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 a été caractérisée par le rêve qu’elle se passe ailleurs. Aujourd’hui des groupes d’Afroitalien.e.s et des collectifs interculturels sont en train de se bâtir, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Un événement capital a marqué ces « années jeunes » : la mort de mon meilleur ami à l’âge de seize ans, drame qui m’a poussée dans les bras de la poésie et du voyage, choix que j’entendais comme des évasions. A dix-neuf ans, lors mes études universitaires, j’ai déménagée seule dans le Piémont, où je me suis retrouvée face à un autre type de société, plus ouverte, cosmopolite et culturellement fervente, qui m’a donné le goût de l’écriture de nouvelles. Mais il y a aussi deux événements fondateurs de mon enfance. En maternelle une maîtresse disait posséder une machine invisible de la vérité, et qu’elle pouvait donc lire dans nos pensées, chose qui m’a fait réaliser, à quatre ans, que j’avais une intériorité que je pouvais camoufler. Plus tard, lors d’un voyage en voiture, ma mère m’avait dit « Le regret de quand on est adulte, c’est de n’avoir pas assez profité de son enfance. Tu ne te souviendras pas de quand tu étais petite, plus tard, et de ce que tu vivais, et c’est bien dommage » : j’avais alors regardé une haie derrière laquelle il y avait une maison et ses lumières, puis le ciel bleu foncé et j’avais dit à haute voix : « Je suis une enfant, en voiture, je vois la route, le ciel, les maisons, j’entends ta voix et je me souviendrais pour toujours de ce moment ». Je pense que ces deux anecdotes sont significatives car l’une a initié ma curiosité pour la psychologie et l’introspection, l’autre m’a donné envie d’anticiper le mal de l’instant, celui qui ne se récupère pas, mais qui peut, parfois, se reproduire à l’infini, surtout dans notre tête. Et les deux, sous la forme du Secret et de la Nostalgie, se sont retrouvés dans le terrain commun de l’Écriture.
Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?
Mes parents m’ont fait comprendre dès mon plus jeune âge qu’être perçue comme différente (parce que noire et musulmane) pouvait aussi être une grande chance là où on vivait, car c’était une richesse qui n’était pas donnée à tout le monde. Ils me disaient qu’à cause de ça, j’allais devoir me confronter à la malveillance et la jalousie des autres. Mais que grâce à ma famille, une famille très nombreuse éparpillée entre le Sénégal et la France qu’on visitait régulièrement, j’allais toujours avoir un abri émotionnel et une force sur laquelle compter. J’ai donc traversé mon enfance sans jamais me sentir comme une victime. Au point que je me souviens que pendant mes prières du soir, dans mon lit, j’incluais les camarades aux insultes faciles, les adultes aux questions indiscrètes et aux affirmations racialisantes. Je demandais à Dieu de leur pardonner et de leur donner la chance, dans une prochaine vie, d’être noirs. A côté de ça, mes parents avaient des conseils concrets. Mon père, commerçant sénégalais de carrelages entre l’Afrique et l’Europe, pragmatique et combatif, m’a toujours dit « Tu as intérêt à payer ton ticket de bus », « Tu as intérêt à ne pas te montrer trop sensible « , « Tu as intérêt à aller chercher ce que tu veux », « Tu as intérêt à ne jamais laisser les autres te dire qui tu es » « . Ma mère, femme au foyer italienne impliquée dans l’associatif, militante communiste, me disait « Tu peux vivre plein de vies à travers les livres » « Tu es originale et créative « , « Tu dois toujours faire attention à la notion de privilège », « Tu peux y arriver », » En gros, ils m’ont encouragée à résister et m’émanciper. Pour mon père il était important que je ne fasse rien qui puisse confirmer les préjugés sur les noirs/immigrés/étrangers, comme voler ou prendre gratuitement les transports, mais aussi que je me forge une carapace imperméable aux insultes des autres enfants, au sous-entendus des adultes et aux injustices auxquelles je me serais confrontée plus tard, dans la vie d’adulte. « La fragilité », comme il l’appelait avec horreur, était le premier pas vers la capitulation vis à vis de l’infériorisation que les autres opéraient à notre détriment. Il était donc nécessaire que je ne m’interdise aucun rêve. Pour ma mère, la réponse aux aléas de l’existence était l’application dans les études et la curiosité intellectuelle, cultiver la sensibilité aux injustices, mais aussi explorer tout ce qui est imagination et fantaisie, afin que je puisse créer ce que je souhaitais faire exister. On peut dire que j’ai pris ce qu’ils m’ont transmis en l’adaptant comme je pouvais à la personne que je suis, donc avec les nuances adéquates. Par exemple j’ai accepté ma part de fragilité, tout en me donnant toutes les chances. Probablement mes études d’anthropologie ont continué ce double mouvement de résistance créative. On dit que pour être un bon anthropologue on doit être capable de s’immerger dans la réalité et la vivre pleinement, et en même temps, revisiter les choses vécues avec la distance nécessaire à nommer les événements, les analyser et les comprendre dans une dimension plus générale. Je pense qu’enfant déjà, je vivais ce double mouvement chaud/froid. Je vous en donne un exemple : quand j’étais en première année de collège, le directeur de l’établissement avait dit à un élève qui s’était considérablement « barbouillé » de peinture pendant la réalisation d’une fresque, « Regarde comme tu es sale, on dirait un nègre ». J’ai été alors traversée par un double mouvement, chaud (oreilles incandescentes, vue trouble, palpitations) car je sentais la gravité sémantique des propos du proviseur, et froid en même temps (survoler le collège et, du haut d’un nuage, considérer le ridicule de la scène et l’ignorance crasse de l’environnement dans lequel je vivais). On pourrait dire que plus tard, cette habitude s’est transformée dans la tendance à sublimer la violence du réel.
Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?
Résolument, la musique. Aujourd’hui je sais que si je n’écrivais pas j’aimerais être une grande chanteuse. Mais à quatorze ans j’ai abandonné le piano, et je me suis inscrite à un lycée artistique, où j’ai d’ailleurs compris que je n’étais douée ni dessin ni en peinture. Pour résumer, enfant, je voulais être un jour chanteuse, l’autre peintre, puis écrivaine, et, étrangement, puéricultrice. Aujourd’hui je chante pour mes proches, je dessine comme un pied, j’écris par nécessité et j’ai un enfant de quelques mois. En quelque sorte, j’explore encore mes premières ambitions.
Comment traitez-vous avec le patriarcat dominant au Sénégal. Comment exprimez-vous votre féminisme dans et hors de vos œuvres ? Quel regard portez-vous sur le regain des féministes au Sénégal dans la diaspora ?
Le patriarcat sénégalais, je l’ai toujours très mal vécu. Il y en a un aussi en Italie, et dès mon plus jeune âge j’ai manifesté des signes d’agacement pour l’un comme pour l’autre. Je l’ai exprimé au quotidien en choisissant de quelles personnes m’entourer et desquelles m’éloigner, pour qui valait la peine de se faire pédagogue (j’ai beaucoup beaucoup parlé !) et quels étaient les cas désespérés face auxquels je lâchais l’affaire. Donc dans ma vie matérielle, cela s’est fait spontanément. Dans mon écriture, par contre, cela devient plus subtil et complexe. J’écris pour dire ma vérité. Toutefois il arrive qu’en me relisant je m’aperçoive du double tranchant de mes mots. C’est peut-être mon métissage culturel qui m’amène à regarder la chose de plusieurs perspectives ? Cela peut parfois être fatigant, mais je n’y échappe pas. Je me pose donc souvent la question suivante : qui sont les oppréssé.e.s du système (européen ou africain) auxquelles je veux rendre hommage ici, dans cet extrait, dans cette histoire en particulier ? Si ce sont les femmes écrasées par le poids de la tradition, je n’hésiterai pas à dénoncer le patriarcat sénégalais, et je le ferai à travers le ressenti des celles qui sont touchées par cette réalité (j’ai beaucoup beaucoup écouté !). Si ce sont les hommes sénégalais exploités par leurs patrons au pays ou discriminés en Europe (qu’ils soient patriarches ou pas) je n’hésiterai pas à dénoncer le classisme ou le racisme qui les piétine. Si les deux violences (infligée et subie) coexistent, l’ambition est celle d’y appliquer une vision intersectionnelle, c’est-à-dire de prendre en compte la complexité des relations entre les différentes formes de subordination, sans devoir se brider, comme le montrent magistralement des romans du passé et du présent (je pense aux hommes violents et violés de Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, Home de Toni Morrison, ou du tout récent Frêre d’âme de David Diop). Il faut pouvoirdénoncer ce que l’on a sur le cœur, avec justesse, parce qu’il n’y a rien de plus sincère et vrai que les urgences qui nous habitent. Et les systèmes patriarcaux que j’ai rencontrés dans ma vie en sont une. Arriver à ne pas se faire instrumentaliser, cela dépendra de notre habilité créative.
Et pour répondre à votre dernière question, je me sens proche aussi bien des féministes sénégalaises que des Afroféministes européennes ou afroaméricaines. On ne naît pas Afroféministe, mais quand on vient d’un environnement comme le mien, il y a de bonnes chances qu’on le devienne. C’est un thème passionnant, mais il nous faudrait une interview entière pour le développer ! Pour l’instant je peux en dire qu’il traversera, en diagonale, la suite de Je suis quelqu’un, parce que les relations entre les genres sont un prisme qui en dit énormément sur toute époque et surtout parce que le rapport entre les afrodescendant.e.s d’Europe et les africain.e.s d’Afrique est un sujet qui m’intrigue depuis toujours.