Entretien avec Blaise Ndala

L’œuvre

Blaise, Dans le ventre du Congo est votre troisième ouvrage, avant de rentrer un peu plus dans le texte, on note finalement un titre assez sobre par rapport à vos anciennes productions, J’irai danser sur la tombe de Senghor ou Sans capote ni kalachnikov. Vous avez récemment confié que le titre aurait pu être plus enlevé, Les testicules de Tintin ai-je cru avoir lu. Y a-t-il eu maldonne, renonciation de dernière minute, découpe de l’éditeur ? Eclairez-nous !

Les testicules de Tintin était bel et bien le titre de travail de mon dernier roman, et même celui qui fut suggéré à mon éditeur chez Seuil. Il se situait, comme vous l’avez relevé, dans la continuité de ce que j’avais produit avant, et donc, je ne risquais pas de « décevoir » ceux qui ont pris l’habitude de parier sur un titre sulfureux avant chacune de mes parutions – je parle ici des « titres à balles réelles », pour reprendre une formule que j’utilise parfois en présence de mes amis pour le plaisir de la faconde. Plus sérieusement et pour faire une histoire courte, mon éditeur avait eu des réserves sur cette proposition après qu’elle a échoué à créer un consensus rue Gaston-Tessier à Paris. Il m’a donc été demandé d’en proposer un autre. Sur une liste qui en comptait cinq, j’ai porté le dévolu sur Dans le ventre du Congo, non sans garder Les testicules de Tintin en bonne et due place au cœur du roman, comme vous avez dû le remarquer. Tout compte fait, après le pastiche sympathique de Boris Vian, un auteur que j’aime, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée que de m’éloigner d’Hergé, mais également du Britannique Phil Mason dont le livre What needled Cleopatra… and other little secrets airbushed from history est paru en français sous le titre Les Testicules de Jeanne D’Arc… et autres surprises de l’Histoire[1]. Mais aussi, en revenant au « ventre », figure allégorique très ancré dans l’imaginaire kongo, lieu de vie, de fureur et d’extinction, je plaçais les deux siècles de la rencontre entre Belges et Congolais, Européens et Africains, anciens empires coloniaux et jeunes nations des « Sud », dans le registre d’une certaine « rage de dire ». Une rage sublimée, le lecteur l’aura remarqué, mais une rage tout de même. Celle de tenter de faire accoucher la grande Histoire de ce qui a longtemps nourri l’amnésie et le silence chez les uns, la résignation et un mépris de soi à peine refoulé chez les autres.

Ce troisième roman a bénéficié d’une très belle couverture médiatique, et les notes et recensions sont globalement très positives. Vous interrogez encore l’Histoire, dans un échange épistolaire entre une tante et sa nièce. On est ainsi plongé dans l’histoire coloniale et précoloniale. Vous avez confié à Mabrouk Rachedi sur Jeune Afrique que c’est une visite et une anecdote qui ont déclenché l’envie d’écrire ce livre. Pouvez-vous raconter, plus généralement, la genèse du bouquin, les conditions de sa naissance au-delà de l’anecdote ? Dans une période où la mémoire est au centre du contentieux post-colonial, qu’avez-vous voulu susciter comme réflexion ?

Au-delà de l’anecdote qui m’a permis à quelques occasions de revenir à cette visite à Tervuren et au déclic qui allait forcer le « passage à l’acte d’écrire », les choses se sont passées de manière relativement simple. Après la découverte à l’église St-Évangéliste des sept tombes des Congolais qui avaient été exhibés pendant l’Exposition universelle coloniale de 1897, je suis reparti à Louvain-la-Neuve où j’habitais en ce printemps 2004 avec l’idée de m’informer sur les zoos humains qui avaient été entretenus sur le sol européen au fil des siècles. Je m’intéresserai plus particulièrement à la présence des Congolais au sein de cette « faune » exotique dont raffolait l’homme européen avant l’invention du cinéma. Je dois signaler qu’à cette époque, la question de la mémoire que vous évoquez n’était pas encore le grand sujet d’actualité qu’elle est devenue depuis environ cinq ans. Pendant treize ans je me suis documenté, sur les expositions et leurs « villages africains », mais également sur le royaume Kuba dans le Kasaï, puisque l’idée, très vite, m’est venue d’inscrire le destin de petites gens qui avaient peuplé ces « villages », dans la grande Histoire qui aurait pour centre névralgique le bassin du Congo. Une histoire qui évoque à la fois le monde moderne naissant à l’aube des décolonisations et les turbulences auxquelles étaient confrontés les royaumes d’où avait émergé le Congo postcolonial. Au fur et à mesure que le projet mûrissait, que le livre s’imprimait dans ma mémoire sans qu’une seule phrase ne soit encore couchée par écrit, alors que la rumeur du monde était saturée année après année par tous les irrésolus du legs colonial, le fil conducteur de ma fiction s’imposait à mon esprit. Il fallait que l’Histoire que je tentais de mettre à mon service, tout en devenant un objet d’art digne de la littérature, réponde à la question de savoir si, comme le suggère le sociologue flamand Luc Huyse dans un livre consacré à l’Apartheid, « tout passe, sauf le passé ». Si, depuis le fameux village congolais d’Expo 58 à Bruxelles, au Nord comme au Sud et bien au-delà du face à face Bruxelles – Kinshasa, nous avions voulu savoir ce que voulait dire James Baldwin lorsqu’il décrétait dans Black English, A Dishonest Argument, un discours datant de 1980 récemment resservi avec éclat par Raoul Peck, que nous n’étions rien de moins que notre histoire.

Tshala la tante, s’adresse à Nyota, sa nièce dans votre texte. C’est par elles, que l’on plonge dans l’histoire, celle du Kongo « belge », du Kongo, et de la Belgique. Les voix se mêlent, le grande et la petite histoire aussi. En calibrant le récit par cette voie épistolaire, vous livrez un texte très sophistiqué dans la construction. Comment avez-vous réussi à gérer cette ligne de crète, pour permettre cette plongée dans l’histoire sans en faire un documentaire, en gardant une place pour la fiction ? Que répondriez-vous à ceux qui peuvent penser à un manque de spontanéité ?

C’était un pari que je savais risqué et je trouve très à propos l’image de « ligne de crête » que vous utilisez. Tout en mesurant les risques qu’elle représentait, il m’était apparu que cette construction, celle d’une fresque qui joue sur trois registres narratifs adossés à deux temporalités, tout en combinant l’épopée, le roman d’aventure et l’enquête socio-historique à saveur politique, était le moyen idoine pour proposer un récit qui soit le plus en phase possible avec les époques, les lieux et les atmosphères convoqués. Je voulais que la résonnance des mythes kuba soit la plus authentique possible pour les connaisseurs – autant qu’une œuvre romanesque puisse s’en prévaloir -, que celui qui a vécu les nuits mythiques de Léopoldville du temps des pères de la rumba y retrouve un peu de la magie de ces jours qu’ont immortalisés Wendo Kolosoy, Bowane et autres Grand Kallé, et pareillement, que l’évocation du fiasco que fut « le village congolais » du Heysel soit rendue, même à rebrousse-temps, avec un réalisme qui ne pèche pas par anachronisme en écho aux voix qui l’avaient précédée. S’il existe un secret à la « réussite » de ce pari, il se résume probablement à ce que je suis avant tout un auteur qui écrit à l’oreille. Chacun de mes romans existe d’abord comme une mélodie en sourdine que je confronte inlassablement au phrasé que je couche sur mon écran d’ordinateur ou dans mon cahier de notes. C’est lorsque ma lecture me laisse croire que le rythme que je crée au fil des pages commence à se confondre avec celui intérieur, avec ce que j’appelle « le roman inatteignable » – lorsque dans ma perception de l’écart entre les deux s’amenuise au point de laisser place à une frustration à peu près supportable, c’est alors que j’ai le sentiment d’être allé au bout de mes moyens. Cela ne veut pas dire que le lecteur aura la même certitude – et c’est là que je réponds au second volet de votre question : je n’ai rien à répondre à ceux qui, ayant lu Dans le ventre du Congo, pourraient déplorer un manque de spontanéité. Si c’est cela l’impression que le texte leur aura laissée, alors tant pis pour moi. Au demeurant, j’ai toujours pensé qu’une création littéraire n’était pas quelque chose que l’on devrait défendre comme on le ferait pour une thèse de doctorat, Docteur Gassama : elle séduit son lecteur ou elle ne le séduit pas, à l’écrivain de vivre avec cette équation.

Il y a quelque chose qui frappe en vous lisant, c’est presque une dualité : à la fois une écriture économe et foisonnante, une certaine sobriété et une inclination aux éclats. Ce style vous est-il dicté par le sujet, ou bien est-ce un jeu de variation sciemment construit ?

Je ne sais pas si je suis le mieux placé pour répondre à cette question, n’ayant pas suffisamment de recul pour ausculter avec compétence l’ensemble de ce que j’ai pu produire jusqu’ici. Mes trois romans convoquent un assez large spectre d’univers et de thèmes et cependant, je vous l’accorde – la chose a été dite assez souvent -, il y a une constance de ce que vous décrivez. Nous touchons ici à cette chose que l’on nomme « style » et qui est l’empreinte esthétique digitale de l’écrivain. Dans un article récemment paru dans la revue Lettres Québécoises, l’écrivain, critique et professeur de littérature Paul Kawczack parle de « chaud-froid bouillant d’existence » dans le style qu’il décèle de mon premier roman à mon plus récent. À un ami écrivain qui faisait une observation similaire voilà quelques jours, je disais en rigolant que mon style célébrait le « réalisme endiablé ». Vous l’aurez compris, c’est là une petite coquetterie de l’écrivain qui se sait incapable d’expliquer par b-a, ba pourquoi la « magie » semble opérer de cette manière et pas autrement. Faute de mieux, je vais revenir à ce que je disais tantôt : j’écris à l’oreille et les variations que vous évoquez naissent de cette quête continue d’épouser à l’écrit la mélopée intérieure, peu importe le sujet. Mais puisque je ne serais pas le romancier que je suis sans avoir été subjugué de manière précoce par certains écrivains dont l’art du roman a dû me marquer au fer, j’écris aussi sous l’influence inconsciente d’hommes et de femmes dont le talent m’a le plus ébranlé comme lecteur. Certaines lignes de l’empreinte esthétique digitale que j’évoquais tantôt sont, pour ainsi dire, à mettre à leur crédit.

A propos de chapelle par extension, vous venez du Kongo, grande patrie littéraire, qui a vu se sédimenter plusieurs styles, des allures plus classiques – comme chez Emmanuel Dongala – aux plus truculentes – avec Sony Labou Tansi. A quelle école appartenez-vous, ou bien refusez-vous toutes les assignations ?

Là aussi, il me semble qu’il y aurait quelque chose de prétentieux à revendiquer pour soi-même une filiation à l’égard de ceux qui nous ont précédé en littérature, sur ses terres d’origine ou ailleurs. Peut-être les critiques sont-ils plus légitimes pour s’y coller, eux dont c’est le métier. Cela dit, j’aurais l’air de me débiner, après que j’ai déclaré – et mention en est faite sur mon site Internet – que c’est au contact de Sony Labou Tansi, lequel me dirigera vers Gabriel Garcia Marquez, après avoir été émerveillé par un certain Valentin-Yves Mudimbe, si je ne confirmais pas que le « graal littéraire » dans lequel je fus accueilli étant adolescent se résumait à l’œuvre de Sony. Le lecteur de Dans le ventre du Congo comprendra pourquoi je rends un hommage aussi appuyé au natif de Léopoldville, ce grand fils des deux rives du fleuve Congo qui demeure à ce jour, à mes yeux, le plus grand d’entre nous. Et pour revenir à votre question, je devrais dire que c’est après avoir compris étant jeune que jamais je ne réussirais à devenir un autre Sony Labou Tansi que j’ai trouvé à la fois ma voix et ma voie.

De plus en plus, dans sa démocratisation, la littérature parait donner plus de prééminence à l’histoire et à la construction qu’au style. Le style revêt-il toujours pour vous une importance particulière ? Comment juger et jauger de l’harmonie ?

La prémisse de la question me fait penser à la fameuse « mort du roman » qui, on le sait aujourd’hui, n’était rien de moins qu’une vue de l’esprit, une fiction que des critiques passablement nostalgiques, attachés à une tradition littéraire jugée en voie de disparition, ont avancée dans les années 60 et 70 afin d’exprimer leur rejet d’une nouvelle conception du fait littéraire et de sa pratique. Mais parle-t-on ici du roman ou de la littérature dans son acception la plus exhaustive ? Dans la seconde hypothèse, je n’ai pas l’impression que partout, dans tous les genres, prééminence soit laissée à l’histoire au détriment du style. Ne serait-ce que parce que les créations s’inscrivant dans les genres poétique, argumentatif et dans une certaine mesure épistolaire, ont toujours eu à défendre leurs lettres de noblesse en faisant peu ou prou cas de l’histoire. Peut-être la prémisse vaut-elle surtout pour les genre narratif et théâtral, mais là encore, sans être un spécialiste de la chose, je me demande s’il n’y a pas pour nous francophones un tropisme qui consiste à ne pas porter notre regard sur ce qui se produit à la fois dans les marges de notre espace dont on connaît l’eurocentrisme exacerbé, et dans le reste du monde. Un tel postulat tient-il toujours après qu’on s’est penché sur ce qu’écrivent aujourd’hui dans leurs langues respectives les Indiens, les Russes, les Péruviens, les Chinois ou plus près de moi, les Attikameks qui sont une des Premières Nations du Canada ? Je n’ai pas de réponse. Cela étant dit, en ce qui me concerne, je ne peux m’empêcher d’aborder une création littéraire comme un objet d’art bien avant toute autre considération. Cela tient au fait qu’à mes yeux, ce ne sont pas les histoires rocambolesques ou porteurs de bons sentiments qui font la littérature, mais bien l’art et la manière avec lesquels l’histoire la plus insignifiante se voit offrir les plus beaux atours esthétiques pour s’ériger en pur régal intellectuel. Je dis cela pour ajouter tout de suite qu’on a tous lu ces livres insipides qui, nés d’une obsession de l’éblouissement par le style ou la structure, ressemblent à ces palais somptueux qui transpirent une magnificence si austère que le seul fait d’y mettre les pieds vous laisse le sentiment de visiter un mausolée. Mausolée clinquant, mais mausolée quand même. Mais encore, celui qui réussit à mettre une histoire hors de l’ordinaire au service du style le plus enlevé se voit gratifié du sceau du génie, tandis que se construit à ses pieds ce qui s’appelle une œuvre, une vraie. Difficile de ne pas reconnaître les trésors dont je parle ici : ils traversent les époques et reviennent nous hanter pour notre plus grand bonheur, lorsqu’ils ne fécondent pas les créations contemporaines des décennies, voire des siècles après que leurs auteurs se sont éteints. Sans convoquer ici les grands classiques, vous ouvrez un roman comme Manatthan Blues de Jean-Claude Charles, et vous découvrez l’exacte démonstration de l’harmonie dont vous parlez : un style étourdissant au service d’une histoire qui vous arrache le souffle dès l’incipit et refuse de le vous le rendre au moment où s’achève le voyage. Les œuvres de cette envergure sont probablement celles auxquelles a dû penser Kundera lorsqu’il écrivait que « les grands romans sont toujours plus intelligents que leurs auteurs ».

En sortant de la lecture de votre livre, où vous donnez la pleine mesure de votre talent de conteur mais aussi de penseur, on sent la tentative de trouver un équilibre élégant entre la rancœur post-coloniale et la nécessité de la décolonisation. Était-ce un objectif résolu ?

Il se trouve qu’au fil du récit, mes personnages, en particulier le roi des Bakuba Kena Kweta III et le professeur belge Francis Dumont, fils de l’ancien Sous-Commissaire d’Expo 58, m’ont amené là, à marcher sur un fil ténu, en funambule ou presque, à la recherche de cet équilibre que vous évoquez, sans possibilité de me dérober au risque de rater le dénouement, ou pire, faire s’effondrer l’édifice avec le dernier échafaudage. Je dois confesser que lorsque je me suis retrouvé acculé à cette exigence, je n’ai pas eu d’autre choix que de fendre l’armure pour y aller avec ce qui se rapprochait le plus de mon propre rapport avec ce que je nomme « la pacification des mémoires ». Je n’ai donc pas triché sur cette fin, un péché véniel pourtant inscrit dans l’ADN même du romancier.

Littérature

Vous êtes congolais, la littérature n’est pas tout à fait innocente face aux drames qui minent votre pays. Vous avez par le roman déjà sondé cette Histoire, dans Sans capote ni kalachnikov. Quelle est la force du roman, de la fiction, face à ce réel tragique ? Quelle est sa portée transformatrice dans un pays où la diffusion des livres est irrégulière ?

Pour ce qui de la force de la fiction, c’est sans doute enfoncer une porte ouverte à grands coups d’épaule que de dire à la suite notamment de Kundera que là où la bêtise des gens consiste à avoir réponse à tout, la sagesse du roman consiste à avoir une question à tout. Là où le réel semble fournir des réponses toutes faites à la blessure narcissique qui défigure la mémoire d’un pays dont l’immense potentiel humain et socio-économique aurait dû rimer avec dignité et prospérité, la fiction ouvre le champ des questionnements. Elle interroge le décor et son envers. Elle soupèse le discours, donne à entendre le non-dit. Pour l’écrivain, elle rend possible les hypothèses, encourage le doute, impose la nuance, afin que du sort et du devenir de l’objet complexe qu’est le Congo, je puisse avoir la prétention de ruminer autre chose que la dictature du réel, ses certitudes. C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire en trois temps, en interrogeant le cadeau mirifique de Mobutu aux Zaïrois avec le combat du siècle de Mohamed Ali et George Foreman en 1974; avec le cycle de violences politique et armée dans les Kivu; avec notre long chemin dans les tranchées de l’Histoire en compagnie des Belges, que les Congolais appellent en lingala « ba noko », les oncles. Quant à la portée transformatrice de la fiction dans un pays où la diffusion des livres est un défi en soi, le réalisme oblige, hélas, à éviter tout emballement. Le Congo, à l’instar de n’importe quel pays africain, est un État jeune dont l’histoire littéraire n’a pas un siècle, si je remonte aux premiers écrits de nos pionniers, Paul Lomami Tshibamba et Antoine-Roger Bolamba. Tenter un parallélisme avec n’importe quel pays européen ou même avec un vieux pays comme Haïti que je connais bien et dont j’adore la littérature, serait pour le moins maladroit. Le miracle eût été qu’en l’absence d’une longue culture du livre de manière générale, d’une masse critique de lecteurs nourris à la fiction, nous constations six décennies à peine après les indépendances, que le genre que je pratique a dans l’esprit du Congolais la puissance qu’on pourrait lui attribuer aux États-Unis par exemple. Là-bas, en effet, des œuvres comme La case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee ou plus récemment L’œil le plus bleu de Toni Morrison se sont révélé de véritables marqueurs de conscience sur la question raciale dans un pays au destin si singulier. Une fois qu’on a constaté cela, on ne devrait pas passer sous silence le rôle qu’a joué et que continue de jouer le théâtre, aussi bien celui pratiqué en français que dans les langues nationales. Art du peuple – au sens noble de la chose – par excellence, au Congo comme ailleurs en Afrique, le théâtre est sans doute la forme de fiction qui réussit le mieux à bousculer l’ordre établi et à nourrir une « conscience de tracteur », pour reprendre justement le titre d’une pièce écrite par le créateur du Rocardo Zulu Théâtre de Brazzaville, Sony Labou Tansi. Et ce n’est pas le doyen Ngugi wa Thiong’o qui dira le contraire, je parie.

Comment connecter l’auteur africain au lecteur africain ?

L’État africain qui aura démontré, dans ses choix politiques, qu’il place la lecture pour les plus jeunes ainsi que l’accès au livre pour le grand nombre dans le premier diapason de ses priorités, aura posé le jalon le plus important pour connecteur l’auteur africain au lecteur africain. Mais ne nous y trompons pas, dans des États jeunes dont l’écrit n’a pas toujours été le mode de transmission de la création artistique ou simplement de la parole, une culture du livre ne découle pas de la génération spontanée. Il y a à coup sûr des choix à faire au niveau de la superstructure, il y a ensuite le temps que cela requiert pour faire du livre un totem commun.

Depuis le manifeste pour une Littérature-Monde de Saint Malo en 2007 où les écrivains afro-diasporiques revendiquaient leur part du monde et la rupture avec la littérature labelisée francophone, les choses semblent avoir peu évolué. Vous n’échapperez donc pas la question qui empoisonne la littérature africaine depuis des lustres : êtes-vous un écrivain, tout court, ou un auteur africain ? Que pensez-vous de ce particularisme qui colle aux basques des auteurs, et dont ils ne peuvent se défaire sous peine d’être jugés des deux côtés ?

Pour être franc, c’est un débat auquel je n’accorde aucun intérêt. Que des écrivains d’origine africaine et vivant hors du continent éprouvent le besoin de « justifier » ou de se « définir » constamment est un exercice dont je n’ai jamais réussi à comprendre ni le sens ni l’enjeu véritable au-delà du charivari dont se berce le tandem franco-africain. Qu’est-ce que cela veut dire exactement que revendiquer sa part du monde ? Parce qu’avoir la peau noire et écrire « depuis » le Congo ou le Mali ne suffirait pas, en soi, à démontrer son appartenance à l’universel ? Parce qu’écrire en français depuis l’Ontario anglophone tout en convoquant les légendes des royaumes Kongo et Kuba participerait d’un critérium sur base duquel je serais hors d’un champ francophone monochrome dont Paris serait le centre ? Pour aborder la question de façon basique, je me suis souvent demandé pourquoi à l’inverse de certains de ses pairs sénégalais ou ivoirien, on n’entend jamais un écrivain russe ou colombien crier à qui veut l’entendre qu’il est « un écrivain tout court ». D’aucuns pourront certes dire de Jack Kerouac qu’il est avant tout un écrivain majeur du siècle passé. Mais en se penchant sur son œuvre, il y a-t-il plus américain que le père de la « prose spontanée », lui qui a influencé à la fois Dylan et le genre cinématographie que « road movie » ? Serait-il jamais venu à l’esprit de Pablo Neruda de prétendre qu’il n’était pas un écrivain chilien ? J’ai choisi depuis longtemps de laisser ces querelles de chapelles à ceux qui ressentent le besoin de se définir, se dé-définir à coups de trouvailles qui sonnent davantage comme des incantations que comme une réponse à une quête dont se préoccupent réellement les lecteurs. Pour ma part, qui peut douter de mes origines africaines ? Quelqu’un pourrait me dénier la nationalité canadienne, la seule dont je me prévale, sans ignorer cependant qu’un être humain sera toujours le produit d’une complexité qui ne saurait se réduire au seul lien l’associant à une fiction juridique ? Point de mystère : je suis à la fois un auteur africain et un auteur canadien, franco-ontarien si je veux ajouter un détail qui parlera aux canadiens, n’en déplaise aux prophètes des identités exclusives. Si on veut à tout prix me situer et qu’on n’y parvient pas après ce qui précède, il faudra alors lire mes livres. J’y suis, sous toutes les coutures imaginables.

Après les fastes de la littérature qui dit le Mal dans les siècles passés, le 20e par exemple, pour le dire rapidement, on sent – on en prête l’origine aux USA – l’émergence d’une littérature dite Feel good, qui traite de l’espoir et qui a envie de dégriser l’époque par une belle promesse. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces injonctions pour rentrer dans des cases ? La littérature peut-elle être sage ?

L’une des beautés de la littérature – en dehors du fait qu’elle porte le sceau de l’éternité -, c’est d’être un bastion de liberté radicale. Il y a eu et il y aura toujours, de manière cyclique, des tendances qui se dessineront. Puisque l’art féconde l’art, partout la création en portera les traces, en épousera les formes. Mais au cœur même de ces tendances, subsisteront inéluctablement des œuvres qui ne rentreront pas dans les cases, qui n’épousent ni l’air du temps ni les canons glorifiés par les critiques. À titre personnel, je ne me positionne pas : je réponds aux injonctions des démons de l’inspiration sans chercher le sexe des anges. La littérature peut être tout et n’importe quoi, sage pour qui ressent le besoin de lui faire porter ce rôle, subversive pour l’auteur qui refuse d’être la bonne conscience de ses contemporains. Et il y a ces mots de Stendhal au sujet du roman, que je transposerais volontiers à la littérature en général : il s’agit avant tout « d’un archet, tandis que la caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur ». Et Dieu sait si le lecteur a envie de s’abreuver encore et toujours de la même sève.

Vous êtes je crois juriste de formation. Dans le droit, le langage est très précis et télégraphique. Comment ne pas s’aliéner dans le territoire romanesque où l’inverse est à l’œuvre, et où ce qui dépasse et déborde fait la saveur du texte ?

Il y a plus de ressemblance entre le langage, je devrais dire la verve du droit, et le langage romanesque, qu’il n’y paraît. Prenez donc les notes de plaidoirie de n’importe quel ténor du barreau ou écoutez-le plaider avec hardiesse. Rendez l’oreille aux trémolos dans sa voix, surveillez l’ondulation de ses envolées aux courbes des signes de ponctuation, soyez attentif aux figures de style, écoutez-le moduler le ton en se jouant de l’attention de son auditoire, surveillez les trésors d’imagination déployés pour susciter la pitié de tel jury majoritairement féminin, l’empathie de tel juge aux portes de la retraite, la sidération de tel public, et vous verrez à quel point le droit, en particulier le droit judiciaire, est le pays du roman et de la dramaturgie. Je peux vous dire – et ce n’est pas l’actuel ministre français de la justice qui me contredira, lui qui savait passer avec le même aplomb des planches au prétoire – que certains procès sont, aussi bien dans l’écrit que dans le rendu, des romans à part entière. Qui n’a pas encore assisté à un « procès savoureux » – je pense ici notamment au « procès des mutins de la Voix du Zaïre » organisé à Kinshasa à la fin du règne du maréchal Mobutu -, a du rattrapage à faire pour compléter son expérience du roman vivant. Tout ça pour dire que même si les codes peuvent différer dans la structure de la chose, écritures romanesque et juridique peuvent, à plusieurs niveaux, se nourrir mutuellement. Pour revenir à moi, je pense entre autres à l’argumentatif dont on m’a souvent dit qu’il était prégnant dans les dialogues que je prête à mes personnages.

Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?

Je ne saurais dire ce qui dans mon écriture leur est dû, mais il est indéniable que Sony Labou Tansi, Gabriel García Márquez, Valentin-Yves Mudimbe, Fiodor Dostoïevski, Ahmadou Kourouma, Chinua Achebe et Émile Zola ont forgé tôt ma manière imparfaite d’aborder le roman. D’autres, dont la liste serait infinie, se sont ajoutés au fil des années. Mais je serais incomplet si je ne précisais pas que chacun des écrivains et écrivaines que j’ai lus a déposé au fond de moi un peu de ses mondes, de son art. Le premier que je viens de nommer, à qui je rends d’ailleurs un hommage appuyé en lui réservant une place parmi les personnages de mon dernier roman, reste mon auteur favori.

Vous parlez aussi Lingala, et il y a de plus en plus de productions dans cette langue. Quelle est votre première langue ? Comment voyagez-vous d’une langue à une autre ?

Je parle quatre langues congolaises dont le lingala, mais ma première langue est le kikongo, puisque c’est l’idiome que j’ai parlé à ma naissance, dans le cercle familial, en même temps que le français. Ces langues sont très présentes dans mon quotidien, je continue d’ailleurs de les pratiquer avec des personnes qui partagent ma vie entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord où je vis depuis bientôt quinze ans. Dans mes écrits, sous la narration construite en français coulent tout un univers que j’emprunte tantôt aux mythes des bakongo, tantôt aux légendes et proverbes des bambala du Congo, quand je ne transpose pas carrément des contes ou des chants puisés dans ce même patrimoine foisonnant qui m’a toujours nourri. Les Congolais ou ceux qui connaissent le pays vous diront aussi que derrière ce que j’ose nommer « le réalisme endiablé » et qui se traduit par une poésie de la vie où l’horreur tutoie toujours la jubilation, l’humour l’autodérision, se cache ce continent intranquille que charrient nos langues nationales avec leur manière unique de dire la condition humaine.

Quels sont vos projets littéraires à long terme ?

J’ai toujours pensé que l’objet « Congo » était porteur d’une histoire à la richesse exceptionnelle dont les créateurs d’origine congolaise n’ont pas exploité à ce jour ne serait-ce que la crête de la partie visible de l’iceberg. Laisser au soir de ma vie une œuvre qui contribue en partie à transmettre à la mémoire du monde la part congolaise de l’universel, voilà un projet qui doit paraître bien prétentieux, comme les écrivains peuvent parfois s’en prévaloir. Il n’en est pas moins exaltant pour moi qui suis passionné par le chemin que poursuivent depuis trois mille ans les peuples de cette partie du monde, dans une histoire trop facilement réduite au théâtre des convulsions contemporaines.

Pensez-vous écrire un jour en Lingala ou dans une autre langue nationale ?

J’écris parfois des textes courts, en lingala et en kikongo, principalement de la poésie. Il n’y a pour le moment aucun projet éditorial à cet égard, mais l’idée tranquillement va son chemin, tandis que je suis avec le plus grand intérêt ce que d’autres Congolais, à l’image de Richard Ali, de Tata N’Longi Biatitudes et de Bienvenu Sene Mongaba, continuent de produire dans nos langues. 

Questions biographiques et générales

Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?

J’ai grandi dans une famille de quatre enfants dont je suis l’aîné. Sous Mobutu, nos parents, tous les deux enseignants, ont été mutés d’un endroit à l’autre du Zaïre avant que je ne rejoigne l’internat du Collège de la Fraternité, un établissement scolaire des Frères joséphites de Kinzambi, dans la ville de Kikwit. C’est pendant cette période, durant mon adolescence, que « le virus de la lecture et de l’écriture » remontant à ma prime jeunesse et dont mon père est le principal vecteur, a pris une certaine ampleur. Trois moments marquants reviennent constamment à mon esprit quand je remonte cette époque : il y a la petite bibliothèque de l’Alliance franco-zaïroise de Kikwit que mes deux grands amis et moi fréquentions assidûment ; les dictées de Bernard Pivot auxquelles nous y prenions part tous les trois lorsque nous n’étions pas occupés à publier des poèmes et des nouvelles dans le petit journal scolaire que nous avions créé ; et les prestations dans différentes troupes de théâtre scolaire entre mes 11 et mes 18 ans. D’ailleurs, impossible d’oublier que c’est à un rôle incarné dans Les armes et les larmes de Soweto, une pièce de création zaïroise qui revisitait les émeutes raciales de Soweto de 1976, que je dois ma vocation pour le droit et plus précisément pour les droits humains, domaine dans lequel j’exerce encore aujourd’hui au sein de la fonction publique canadienne. Vous mettez tout cela de bout en bout, et vous avez quelques-uns des marqueurs les plus significatifs de ma jeunesse, un parcours qui n’a somme toute rien de vraiment extraordinaire.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Il est évident que mes parents n’ont pas inventé l’eau chaude. Ils ont transmis à leurs enfants les mêmes valeurs que la plupart de parents transmettent à leurs rejetons. Peut-être certaines circonstances particulières liées aux péripéties qu’a connue la relation entre ces deux-là ont-elles fait que l’abnégation, le dépassement de soi, la loyauté et la quête de la justice ont résonné assez tôt et de manière particulière dans mon esprit, au point de constituer ce qui pourrait être le socle de ce qui fait de moi la personne que je suis. C’est au lecteur, observateur extérieur, de juger en toute subjectivité si ces valeurs ont pu laisser traces dans mon écriture ou même l’influencer. Pour me connaître moi-même grâce à ce qui transparaît dans mes textes, je suis ce conseil de Sony Labou Tansi : « On ne peut pas se voir si on ne regarde pas vers l’extérieur ».

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?

Hors de l’écriture, deux passions occupent une place importante dans ma vie : la musique et le football. Pour le second, mes amis Canadiens doivent encore patienter avant que je n’épouse le hockey, sport-religion de mon nouveau pays. Mais en même temps, mon engouement pour le ballon rond est loin d’être ce qu’il fut entre Kinshasa et Bruxelles, ce qui explique peut-être que je veuille compenser en le convoquant plus d’une fois dans mes fictions. Des modèles ? J’en ai trop, dans des domaines différents, pour pouvoir les lister. Ma mère en est un. Enfant, j’étais plutôt piètre joueur de foot et je rêvais d’être journaliste. Entre reporter sportif pour commenter les derbys les plus fous entre les Léopards du Zaïre et les Diables rouges du Congo, et présentateur du Journal télévisé, longtemps mon cœur a balancé. Mais de me retrouver des décennies plus tard chroniqueur invité sur les ondes de Radio-Canada peut être interprété comme un petit clin d’œil du destin.

Comment, à votre avis, l’art doit il composer avec la fièvre hygiéniste actuelle, avec le jugement moral des artistes qui va jusqu’à destituer leur héritage ? L’art doit-il être un îlot préservé ou satisfaire aux exigences de vertu ?

Voilà un serpent de mer qui remonte à bien plus loin qu’on ne l’imagine. Je pense à ce classique de la critique littéraire qui consiste à se demander si on doit ou non s’intéresser aux biographies des écrivains pour juger leurs textes. Sainte-Beuve jugeait que oui et le mettait largement en pratique, tandis que Proust de son côté prônait la distinction entre le « moi social » et le « moi profond » de la personne qui écrit. Vieilles querelles, vieux débats qui ne sont pas près d’être rangés aux oubliettes. En littérature comme dans n’importe quel champ artistique, la réalité me semble trop complexe pour être réduite à des schémas binaires. Je vais donc vous livrer le fond ma pensée. Ce que je pense, d’un point de vue philosophique, c’est que l’œuvre d’art n’appartient pas à son auteur, ce dernier n’étant que le canal par lequel elle nous est transmise. Le rôle de l’artiste, me semble-t-il, consiste fondamentalement à lever le voile, à ôter le masque sur une vérité qui dépasse sa propre personne. Cette vérité resterait valide et garderait, selon moi, toute sa puissance, quand bien même après l’avoir mise à nue, l’artiste dont question tomberait dans les travers que lui-même avait dénoncé brillamment. Je pense à Céline dont les textes décrit la déshumanisation des êtres dans les champs de bataille avec une puissance stylistique et évocatrice comme on en a rarement vu en littérature – Un tour de force qui dépasse de loin bien de manifestes politiques écrits sur le sujet. Faudrait-il censurer Voyage au bout de la nuit au motif que son auteur a signé par ailleurs des pamphlets antisémites ? Faudrait-il appeler à interdire à la circulation les oeuvres d’un peintre au motif que celui-ci a mené une vie immorale, tandis que ces mêmes œuvres ne véhiculent, en soi, rien d’illicite ni de répréhensible ? Dans les deux cas, ma réponse est non. Force est d’ailleurs de faire observer qu’à ce jeu-là, je me demande bien ce qu’il resterait dans nos bibliothèques, dans nos musées, chez les disquaires et autres collectionneurs, si nous devrions aller jusqu’au bout de cette périlleuse aventure. En revanche, comme société, je pense que rien ne nous oblige à honorer ou à célébrer – comme on l’a vu dans le cas de Roman Polanski aux César il y a deux ou trois ans – un artiste qui est sous le coup d’accusations graves ou pire, qui a été plusieurs fois condamné pour des actes d’une gravité significative, que ceux-ci soient d’ailleurs ou non en lien avec l’exercice de son art. À une époque où la société réclame à bon droit la remise en question des rapports de domination dont ont souffert des millions de personnes longtemps réduites au silence dans certains milieux professionnels – je pense ici aux femmes et à certains groupes minoritaires -, célébrer des individus dont l’inconduite ébranle au plus haut point la conscience collective, est quelque chose que je trouve problématique. Cela n’a rien à voir avec les exigences de la vertu auxquelles il faille soumettre l’art, cela a à voir avec le refus d’ériger des criminels avérés en veaux d’or, sans toutefois chercher – et j’insiste là-dessus – à censurer ou invisibiliser leur création habitées par des vérités dont ils ne sont que des « passeurs ».


[1] Aux éditions de L’Opportun, Paris, 2009.

Léopold Sédar Senghor, le pair nécessaire

Inclure Léopold Sédar Senghor dans une série baptisée « Les damnés de leur terre » peut sembler relever de l’hérésie, tant l’homme a été le récipiendaire de tous les honneurs possibles et imaginables, surtout les plus officiels. Senghor fut en effet pourvu, et bien, en apparat, toges, breloques et médailles, et ce du tout-venant : universités, républiques, monarchies, cabinets, antres religieux. Partout il fut reçu avec diligence, et son personnage, sans aspérités trop prononcées, cheminant avec le prodige qui lui est propre, lui ouvrit en grand la porte des cénacles les plus prestigieux. Il suffit de faire quelques détours dans les notices biographiques disponibles – même les plus paresseuses – pour y voir, consignés sur des pages et des pages, bien mis en valeur, les trophées du bonhomme. Dans son pays, l’homme s’est fondu au fronton des bâtiments publiques, dans la mémoire collective, et même, lettrés et illettrés confondus, dans l’imaginaire collectif. Il préfère « pourrir dans la terre comme le grain de millet », vœu formulé dans son poème liminaire adressé à Léon Gontran Damas dans Hosties Noires (1948) pour devenir « la trompette et la bouche du peuple ». On peut constater sans le flatter que la graine a fleuri et qu’il est exaucé. Il eut sa griotte et cantatrice attitrée, Yandé Codou Sène, et aujourd’hui encore les louanges défient le temps.

Une mémoire chahutée

Tout ça bien sûr ne milite pas pour son inclusion dans la liste des Damnés de leur terre pas plus qu’à parier, Fanon ne l’aurait inscrit dans la sienne des Damnés de la terre (1961). Cependant, même chez ses admirateurs les plus fervents, on s’impose désormais la discrétion : on ne le célèbre plus véritablement qu’in petto, sans gros tapages. Même si l’empreinte du père de la nation est là, imposante et irréfutable, tantôt fardeau, tantôt couronne, si partout son effigie trône, si Senghor reste dans les esprits, il y a loin encore pour qu’il soit dans les cœurs, en bonne place, avec de la bienveillance mémorielle et sur le temps long. Les cœurs sont divisés à son propos. Et pas n’importe lesquels. Il importe d’aller farfouiller dans ce malaise aux allures de crime originel, disons continental, pour essayer d’y voir clair sur cette tragédie familiale, celle d’un fils perdu par son amour illégitime.

Dans le pays Sérère qui le vit naître, pays du reste pépinière à héros nationaux, le fils de Joal reste un enfant prodige. Et dans les cœurs de ce Sine royal, ce premier fils dont la gloire illumine encore la filiation, est bien chanté en psaumes et autres élégies. Mais au-delà du carcan proche, des émules acquises, dans les cercles de savoir, c’est-à-dire dans l’épique querelle intellectuelle, Senghor est dans les cœurs certes, mais à une place ingrate : celle du père déserteur, renégat de la fierté nationale. Un patriarche inassumé, dont on est presque honteux, avec ses honneurs étrangers, sinon français, qui ne signent en définitive que l’opprobre. Ses titres n’ornent que la flamboyance de son tombeau, sur lequel l’on ne manque pas d’aller cracher ou « danser » généreusement. Car dans ce Dakar prescripteur de la tendance intellectuelle, et dans cette Afrique en quête d’une renaissance chahutée par diverses péripéties, Senghor a perdu. 20 ans après sa mort, c’est une défaite sans l’ombre d’un doute, si on en juge par les forces en présences et les idées en vogue. Dans les manifestations nationales et continentales, il est vain d’attendre des slogans à sa gloire, la seule façon pour lui d’y figurer, c’est en effigie crucifiée et brûlée en place publique pour intelligence avec l’ennemi. Ses adversaires les plus illustres sont devenus les idoles de la jeunesse, les modèles des aspirants, et les alliés des activistes qui ont le vent en poupe.

Pourquoi donc aller au-delà de ce constat historique, d’où aucune rémission ou réhabilitation ne semble possible pour l’ancien président sénégalais ? Pourquoi enjamber ce verdict sanglant qui s’est imposé à mesure du temps ? Sans doute parce qu’il y a dans la damnation une part fatale, mais bien plus encore une part d’injustice, sans jouer ni les avocats, ni le contempteur assagi. Survoler les rangs de ceux qui ont eu des différends, parfois des inimitiés, souvent de la rancœur contre Senghor, c’est côtoyer une incroyable galaxie d’esprits lumineux devenus symboles du continent.

Un homme politique dur

Sur le champ politique d’abord, Senghor ne fut ni un saint ni un tendre. Il faut le dire d’emblée. Parachuté dans cet univers par la force des choses et son parcours qui l’y a mené naturellement, il fut un leader coriace sous des dehors avenants et charmants voire charmeurs. Avec une componction toute bourgeoise et des manières monacales, il joua un registre maîtrisé, celui de l’homme politique sans écarts extravagants. Cette tonalité lui est naturelle, lui qui est d’un lignage noble du côté de son père, Basile Diogoye comme de sa mère, Gnilane. L’un fut commerçant prospère ; l’autre de la filiation des Guelwar. C’est donc un garçon bien né, précocement mélancolique, qui n’éprouva pas les rudesses et les incartades du destins qui corsent les caractères. Hormis l’épisode de la seconde guerre, où il fut prisonnier des Allemands, et celui plus tard de l’acharnement de la faucheuse contre sa descendance, ses premiers engagements ont ainsi été marqués par une certaine douceur. Il n’a eu besoin ni de chasser pour survivre ni de combattre pour s’imposer. Un tel pedigree est une part importante de son identité.

Si l’indépendance fut acquise au Sénégal, enfant gâté de colonie, dans la dévolution et non au combat, cet état de fait institua une transition en douceur, presqu’une continuité. Incarnation de cette étape, Senghor devait fatalement susciter des querelles de positionnements, point de cristallisation des reproches de ses pairs. Car le modèle Senghor tout promis à son destin, était tout de même à rebours de la rupture sèche prônée par les mouvements panafricains et la dynamique des indépendances. S’il en partageait le fond et les optiques, dans l’impulsion de la négritude qu’il contribua à conceptualiser, il ne fut à l’inverse ni combattant, ni rebelle, encore moins activiste ; et à bien des égards, il parut se satisfaire de ce costume taillé sur mesure sans soubresauts majeurs. Était-ce au nom d’un sens du compromis déjà consommé qui cadrait bien avec son tempérament en quête de consensus, et donc tout compte fait une philosophie du pouvoir bien étudiée ? Ou alors était-ce un lien viscéral avec le colonisateur de nature presqu’affective par les liens de la langue, de la littérature et de sa foi chrétienne réelle et profonde ? Était-ce la bonne mesure pour gouverner ces pays nouvellement indépendants où il y avait tout à défaire et tout à refaire ? Sans doute un peu des trois.

L’amour coupable et la tâche indélébile

Et il ne sert à rien d’occulter l’aspect, très important, de sa francophilie bien réelle et de son amour – coupable ? – pour la France qui le lui a bien rendu. S’il s’en défend « ah je ne suis pas la France, je le sais » c’est pour dire plus loin, dans le même poème qui chante les tirailleurs, s’agissant toujours de la France « que ce peuple de feu […] a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique ». On peut en trouver d’autres, facilement, des extraits sans équivoque, sur cet attachement et cette fascination. Un amour proche de la déférence, et contre les intérêts de son pays, arguent avec raison ses jurés. Cet amour pour le bourreau a fédéré l’essentiel des reproches à son endroit, et les noms d’oiseaux rivalisent de sarcasme pour l’accabler. Du nègre de maison au suppôt, il y a le choix. On est à un point de l’histoire où aimer la France pour un sénégalais, fût-il Senghor, est une tare irrémissible. Aimer le Sénégal pour un français, un acte d’ouverture. Une drôle d’asymétrie…dans une quête d’égalité.

Si on réussit à passer l’objet de la querelle centrale sur Senghor que l’on vient d’évoquer, on peut noter sur le plan politique d’autres griefs qui l’empoignent. Depuis les désaccords avec Lamine Gueye – autre fils chanté du pays – au lendemain de la seconde guerre sur des choix politiques jusqu’à la scission avec la fédération du Mali en 1960, en passant par sa répression des débordements de 1968, Senghor a montré un certain art martial de la gestion politique. On ne compte plus ses concurrents, anciens amis devenus opposants, et victimes de ses « punitions » aux inclinations très carcérales. On pourrait tourner la question à loisir, chercher des arguments à décharge, et si en face on n’eut pas que des saints, Senghor avait quand même une conception de la démocratie très peu inclusive. Son empressement à couper court à la parole contraire n’honorait ni ses engagements intellectuels, ni son legs politique. Mamadou Dia, Blondin Diop, Pathé Diagne, Cheikh Anta Diop…. Ils sont nombreux à avoir subi son arbitraire, sans toujours mériter ce funeste sort. Dans le contexte très porteur pour les idées d’émancipation des années 50 /60, bâillonner la dissidence ne pouvait déboucher que sur un effet désagréable et rétroactif, lequel, avec le temps, était promis à consacrer les victimes d’hier avec le privilège habituel des victimes : celui d’être encensées outre-mesure en passant ainsi vite sur leurs propres manquements et forfaits. Le symbole de cette célébration par défaut, c’est Mamadou Dia, devenu depuis son martyre, l’anti-Senghor qui suscite les regrets et compile les bénéfices de la comparaison.

La théorie et la pratique du pouvoir : une dissonance

Si Senghor a eu du flair dans ses écrits politiques, sur sa vision du socialisme, en pressentant par exemple rapidement la dissonance entre le marxisme théorique et les réalités africaines, il n’en tira pas de bénéfice dans l’immédiat. Il a partagé ce constat avec Amady Ali Dieng, intellectuel sénégalais, qui s’était montré sceptique sur les Damnés de la terre de Fanon dont il produisit une remarquable critique. Mais ces nuances et intuitions visionnaires dans ses idées politiques, généreusement expliquées dans le tome 2 de Liberté, Nation et voie africaine du socialisme (1971), semblent parties en pures pertes. Car politiquement, l’époque vouait un culte au marxisme, et si lui – d’ailleurs primo-communiste dans ses premiers engagements et aspirant socialiste plus tard – n’a pas été particulièrement tenté par les promesses du marxisme, à l’examen d’aujourd’hui, il n’eut pas tort. L’héritage du marxisme est constamment battu en brèche et rétrospectivement, son pressentiment fut le bon. De telles pièces à conviction ne pesèrent pas bien lourd dans la balance de son procès. On jeta le bébé avec l’eau du bain. Du politique, on ne lut ainsi que très peu le théoricien, mais on accabla généreusement le praticien du pouvoir, avec ses dents de glace dans le velours de l’apparence.

Des questions légitimes se posent dès lors. Comment un tel élan théorique a-t-il pu se laisser aller à une gestion politique aussi virile, avec des inflexions dictatoriales par moment ? Cela reste un mystère. Toujours est-il, avec un tel passif, tous les acquis de Senghor sont foulés aux pieds par l’acte d’accusation, dans le procès historique qui s’est ouvert avant sa mort et qui est aujourd’hui encore entretenu. Les mots sont durs à son endroit ; le verdict plus encore. A même en oublier que les vertus prêtées au rôle prééminent des confréries dans la gouvernance politique au Sénégal, fut un legs de l’administration coloniale que Senghor a veillé en entretenir. Ce que le Sénégal se gargarise d’avoir comme modèle de régulation sociale est un compromis colonial, une entente cordiale entre colonisateurs et chefs locaux que Senghor a formalisée par la suite, et intégrée comme une tradition perçue comme endogène. Ces bases de la stabilité politique du Sénégal portent une part de son mérite et ses soutiens, peu bruyants mais bien nombreux, ne manquent pas souvent de saluer ces actes forts : son départ en transition douce en 1980 quand le continent voyait des satrapes s’accrocher au pouvoir et la survivance de sa vision culturelle qui a perdu de son ascendant depuis son départ.

Littérature, de la controverse légitime aux attaques personnelles

Même fortune dans le champ littéraire ou presque, le poète fédère contre lui la crème du continent : Stanislas Adotevi, Wolé Soyinka, Mongo Béti, et bien d’autres illustres noms, se sont payés Senghor, en termes souvent redoutables, sans toujours avoir tort. Les critiques d’Adotevi dans Négritude et Négrologues (1972) et de Soyinka dans la même veine, étaient de l’ordre de la controverse des idées, notamment les désaccords sur la Négritude. A ce titre, elles ajoutaient de la matière au débat, malgré la rudesse des charges.  Mais chez beaucoup d’autres de ses détracteurs, les attaques ont vite migré du terrain des idées à celui de la personne en elle-même. Même chez ses supposés amis, il n’a pas toujours été en odeur de sainteté comme le symbole une malédiction chronique qui empoissonne son héritage. Il ne fut par exemple pas un régulier de Présence Africaine, temple de l’époque, où il ne publia aucun livre, tout au plus quelques textes dans la revue. On n’y garde pas le souvenir d’un combattant, d’un ami de la maison, de la cause, porté par exemple par la fièvre du moment.

Même Césaire, l’ami indéfectible qui ne l’a jamais renié, a admis en termes sibyllin que Senghor n’avait pas que des répulsions pour la France, pour faire dans l’euphémisme. Les deux hommes resteront jumeaux de la négritude, siamois, avec l’ardeur flamboyante pour l’antillais et le charme diplomatique du sérère. Et même quand Sartre préface son Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948), dans l’abrasif Orphée Noir, il semble y avoir là encore une dissonance, entre le philosophe ami des opprimés et Senghor lui-même, le dernier des opprimés. Les deux textes semblent varier d’épaisseur politique, ils ne portent pas la même charge, et produisent un drôle d’écho disharmonieux, comme si Sartre ou Senghor s’étaient trompé, l’un ou l’autre, dans leur choix. Un concerto aux tons en décalage.

Le pair et le repère

Tout cela produit une chose : on se paie Senghor. C’est même devenu une mode. Parmi les premiers à recevoir les honneurs, premier admis dans les enceintes prestigieuses, quand bien même la docilité en même temps que le mérite l’y ont propulsé, Senghor ne pouvait devenir qu’un punching-ball. Un baromètre à partir duquel se mesure la jauge du positionnement intellectuel. Une sorte de boussole qui indique une direction que l’on s’empresse de ne pas suivre, à l’exception d’un dernier quarteron d’irréductibles dont la voix ne porte guère hors des cercles de poésies dépolitisées.

La presse et les travaux universitaires se sont fait l’écho de cette querelle, et dans les éléments récurrents, dont on ne fera pas l’inventaire ici – d’autres plus qualifiés l’ont fait fort bien – on retiendra les phrases devenues elles-mêmes les chefs d’accusation : « l’émotion est nègre, la raison Hellène ». « « La colonisation est un mal nécessaire ». Des livres se sont écrit, en défense ou en accusation de ces éléments, et si des siècles ne parviennent pas à en faire une exégèse admise pour tous, c’est qu’il y a trop à comprendre ou pas assez. Et ce n’est par manque d’avoir ratiociné au mot près pour traduire ces extraits. Les protagonistes du débats figés dans leurs camps prennent peu en considération les avis inverses. Il faut des coupables et des héros. Et à ce jeu, Senghor n’avait pas les arguments pour peser devant ces « preuves » on ne peut plus accablantes.

L’homme et l’œuvre broyés ?

Dans tout cela, y a-t-il finalement de la place pour la littérature ? D’entendre sa voix, inaliénée, dans un souffle de création non captif des déformations politiques ? Pas tellement sûr. Dissocier l’homme de l’artiste ? C’est encore la prétention de la frontière, oublier que l’homme entier était à la fois poésie et politique, de Joal et de Verson, ombre et lumière, et qu’à tout prendre, il faut le prendre en entier et renoncer aux idoles parfaites… Senghor était d’un temps où la littérature ne se faisait pas seulement, comme un caprice esthétique ou une purge de quelques obsessions ; pas seulement un divertissement. Elle se pensait avec une certaine démangeaison épidermique. Elle investissait la langue, le mot, le rythme, elle portait une métaphysique. Habitée par un démon, elle était un art chevillé au corps, possessif et entêtant. Elle était investie d’une mission. Si celle de Césaire fut évidente pour beaucoup, le contretemps Senghorien ne manquait pas de cette fibre. Du séminaire de Ngazobil sur la petite côte sénégalaise à l’académie française du Quai Conty, en passant par Louis-le-Grand, l’agrégation, et une carrière de professeur de Lettres à Tours, sans oublier les grandes étapes à Dakar et à Verson en Normandie, c’est une sacrée trajectoire.

Elle reste la colonne vertébrale d’une œuvre poétique, majeure, que même ses détracteurs les plus chevronnés lui reconnaissent. Dans le Tome 1 dans Liberté, Négritude et humanisme, discours, conférences (1964) on retrouve toute la grammaire de la poésie de cette œuvre panafricaine qui a toujours été son obsession. Dans le jeu des phrases à monter en épingle, sa poésie offre nombre de repaires sublimes tant elle est une des plus belles esthétiquement, philosophiquement, avec ses portées humanistes et sa délicate fragilité. Tant elle porte l’énergie de sa langue, de son pays, de son Joal, dans cet universel déjà horizontal chez lui qui est devenu la référence des épistémologies du sud. Un Michel Torga avant l’heure « l’universel, c’est le local sans les murs ». Un festin désormais admis dont il est exclu au motif de la tâche originelle de traîtrise qui semble tout défaire, comme l’acide attaque la matière. Sans doute est-ce la plus grande injustice contre son œuvre. Vue et filtrée à travers lui, broyée même, toute sa dimension panafricaine, militante, qui n’a cessé jusqu’au Festival des arts nègres (1966), et partant, sa politique culturelle, d’être son legs majeur. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le Sénégal lui est redevable d’une part de son rayonnement. « Notre noblesse nouvelle est non de dominer le peuple mais d’être son rythme et son cœur » écrivait-il dans Hosties noires. Il le fit le long de toute son œuvre, toute – et c’est notable – orientée vers l’Afrique et les mondes noirs. Poèmes, récits, théories politiques, journaux, lettres, discours, anthologies, essais, tout est là, prêt à plaider pour lui.

Comment faire un bon parricide ? L’exemple de Tchicaya

Dans sa biographie de Tchicaya U Tam’si, Boniface Mongo-Mboussa décrit la relation du poète congolais à Senghor. Tchicaya ne voulait haïr ou détester Senghor comme on nous l’enseigne à presque tous, mais seulement le « tuer ». Un parricide littéraire, rien d’autre, à la fois hommage et envol. S’affranchir du carcan sans le renier. La leçon de Tchicaya n’a pas été apprise ou retenue. L’option binaire a prospéré. Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels, dans un sens comme dans l’autre, à aimer ou haïr Senghor, pas à le tuer hélas. Une telle injonction, produite par la déformation de l’Histoire, a bien opéré. On ne prend plus la peine de le lire, puisque le tribunal a rendu son verdict. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre, en même temps qu’une grande admiration et haine à doses pas toujours égales. Comme s’il n’existait pas cette zone grise, qui ne saurait être une tiédeur, mais bien la fabrique de vrais esprits tiraillés, capables de faire un choix et d’élucider un texte avec des arguments non biaisés dès le départ.

Comme l’acte inaugural de la difficulté du continent à ne pas entretenir un débat sain et serein, l’affaire « Senghor » est symptomatique de l’incapacité, devenue désormais hélas règle aujourd’hui, de ne pas critiquer sans destituer. De ne pas porter le désaccord sans l’hostilité. En désignant les « traitres » du continent, c’est l’extrême étendue de leur qualité qu’on restreint à une petite portion, réceptacle des crachats ainsi invités à s’abattre. Défier cet ordre, c’est réinstituer Senghor à l’agenda et le lire, véritablement, et seulement après se faire un avis. Pas sûr que cette option ait du succès.

Dans Ndessé toujours dans Hosties noires, sublime chant crépusculaire, ode amère à la mère, Senghor écrit en chute du poème au plus fort du Spleen : « Mère, je suis un soldat humilié, qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! » La petite ironie de l’histoire, c’est que Sédar, son prénom sérère, signifie « celui qui ne sera jamais humilié ». Il ne le fut jamais en réalité, mais tous les honneurs qui l’ont inondé, l’ont aussi un peu coulé dans la momification vivante. Ils masquent une blessure intérieure, celle de ne pas avoir assez gagné les cœurs pour rester dans les mémoires avec le bon rôle. Senghor et sa mansuétude pleine de sagesse et de dérision, le savait sans doute : sa défaite est sublime parce qu’elle porte une part de victoire indicible. Et le triomphe de ses adversaires, paradigme à l’œuvre aujourd’hui, porte ses parts d’ombre et ses défaites qu’on n’osera jamais dénoncer, parce que c’est le sens de l’histoire peu importe la destination. Avoir tort avec Cheikh Anta Diop sera toujours plus acceptable qu’avoir raison avec Senghor. Loi de l’époque, du nombre, du vent de l’histoire. C’est la condition même du pair nécessaire, dans tous les sens du terme. Celui qu’il nous faut, pour le meilleur et le pire.

Mongo Béti, le pauvre Christ d’Akometam

Dans Le pauvre Christ de Bomba (1956), le révérend Père supérieur ((RPS) Drumont, religieux affable, la main sur le cœur, entreprend d’évangéliser quelques villages africains. Flanqué de l’enfant de chœur Dénis, son boy qui tient le récit, et de l’impétueux Zacharie, son cuisinier, la trinité fait sa tournée pour professer la parole du Christ et étendre le royaume du Dieu chrétien dans les bandes de terre incroyantes de l’intérieur. Derrière, ils laissent Bomba, fief acquis à la cause nonobstant quelles poches à l’animisme têtu, une chapelle, la Sixa, qui regroupe et veille sur les jeunes filles du village. On y fait vœu de chasteté et de piété. C’est fort de Bomba, que le périple commence, pour accroître la communauté des fidèles.

Sur les routes de cette évangélisation à marche forcée, les fortunes du Père Drumont et de ses serviteurs, sont tantôt touchées par la grâce, tantôt heurtées par la réalité brute, parfois brutale. Dans le récit satirique qui taille une belle place à Dénis, le cœur pur de l’enfance qui conte les aventures tel un tintin inversé, Mongo Beti présente le Père Drumont sous des traits lumineux : il est plutôt sincère, probe, et sa foi, réelle, portée par une candeur naturelle, et par la croyance obstinée dans sa mission. Mongo Béti remonte ainsi à toute l’architecture coloniale, les liens de l’église avec l’administration de tutelle, et malgré les gages de bons sentiments que répand le Père Drumont, victime de la cause qu’il professe, la désillusion est au bout du chemin. L’ecclésiaste jette l’éponge, rend la soutane dans un acte presque sacrificiel avec des allures de sagesse ; et derrière, c’est la chute de l’empire religieux qui émet ses premiers fracas, notamment dans la Sixa, où la nature et la chair pécheresse, ruinent le serment.

Sans jamais appuyer le trait, avec la finesse tranchante d’un texte suggestif mais aussi puissamment dénonciateur, on se retrouve dans le même univers qu’à Umuofia, village et cœur de roman de Chinua Achebe, dans Things fall apart (1958). Un même contexte les unis, celui de la rencontre coloniale, elle et ses brutalités, symboliques et physiques, les prétentions exogènes face au mur des ancrages endogènes, et fatalement, l’hybridation très peu providentielle qui s’en suit qui s’achève en abatardissement mâtiné de rancœur. Le jeune romancier laisse ainsi libre cours à son mauvais esprit drolatique, son ironie décapante, son art virtuose du récit, pour porter le message critique contre la colonisation, ses alibis civilisateurs et surtout ses greffes forcées sur des populations qui n’ont rien demandé à personne. Un écrivain est né.

Le révérend Père supérieur Biyidi ?

Enfant, le petit Alexandre Biyidi avait déjà les graines d’insubordination qui feront sa légende. Exclu du séminaire d’Akono pour rébellion, le natif d’Akometam, repart à Mbalmayo. La confession s’ennuie et la voie de Dieu n’est pas tellement son chemin. L’exclusion est un compromis acceptable pour le jeune turbulent. S’est-il, bien des années plus tard, vengé, en se glissant sous les traits de Zacharie, de Dénis, ou des populations des routes insoumises et souvent insensibles à la parole de Dieu ? L’histoire ne le dit pas mais sa description de cette tournée et la voix de Dénis laissent transparaitre la malice du pied de nez à l’histoire. N’empêche, avec Le pauvre Christ de Bomba, le jeune auteur, devenu Mongo Béti du nom de son peuple, « fils des Béti », signe son premier succès, qui inaugurera, d’essais en romans ou interviews, ses réquisitoires contre la colonisation, dont du reste il sera un produit.

Dans les années 90, sa carrière atteint les sommets : romancier, essayiste, pamphlétaire, après un long exil, loin de la mère patrie, Mongo Béti entreprend, à son tour, une tournée chez lui. Et le voici désormais libraire, éditeur, et entrepreneur agricole dans son village, solidement accompagné par son soutien indéfectible, sa femme Odile Tobner. Seulement, au tableau des ombres, Mongo Béti grisé sans doute par la candeur de la redécouverte de chez lui, par l’énergie de la reconnexion imminente, a presque les mêmes accents que le révérend Père Drumont. A Akometam, où il fourmille d’idées pour transformer un village resté apathique, la parole et l’acte ne font pas de miracle. Et dans ce Cameroun qu’il redécouvre, les violences sont partout, l’inertie accablante, les Hommes, surtout les mâles, perpétuateurs de cette léthargie, en prennent pour leur grade. Il écrit un essai, La France contre l’Afrique, retour au Cameroun (1993). Nul besoin de dire le désenchantement qui s’en suit. Le cahier retour d’un voyage au village natal porte ses deux charges : l’ambition euphorisante mais aussi le poison désagréable du sentiment de régression à rebours des discours porteurs de l’époque. Akometam n’est pas Rambouillet, commune de chasse royale des Yvelines où il fut longtemps maître, et Yaoundé et Douala ne sont pas Rouen, où il enseigna les lettres jusqu’à sa retraite.

L’entreprenariat est du reste une vraie constante chez les immigrés dont les départs annoncent toujours le vœu de retourner à la maison. Par le commerce, l’envoi de finances, l’initiative culturelle, les immigrés souhaitent rentrer. Pour enfin rembourser cette dette indéchiffrable du départ. Chez les hommes de lettres et les intellectuels, les livres deviennent la matérialisation de cet élan, où les thèmes, l’engagement, viennent soigner le Blues et le sentiment d’abandon du quotidien national. L’exil et la mélancolie, et c’est classique, sont la matière première des récits, surtout aux portes des indépendances. Seulement chez beaucoup, les livres ne suffisent pas, les professions de foi non plus, pas plus que les prophéties. Il faut faire, passer du discours aux actes. Donner corps à la politique, et des suites aux idées. Prêcher donc. Bâtir. C’est ce à quoi consent, à sa retraite, Mongo Béti en investissant à Akometam. Seulement comme le révérend Père Drumont, l’envie, le souhait, la détermination, la sincérité, ne sont pas des gages de transformation. Comme l’ecclésiaste, l’écrivain se heurte à un corps social que le roman, malgré sa grande imagination, méconnaît et sous-estime. C’est avec tous ses projets envers les siens ainsi semés, sans garantie de voir éclore la toison des récoltes, que l’auteur s’éteint en 2001, faute de soins en temps opportuns, chez lui. Du pauvre Christ de Bomba à celui d’Akometam, il s’est écoulé un demi-siècle, longue parenthèse des belles intentions, légitimes ou non, qui se soldent par un échec. Mongo Béti aura pour lui le mérite, inattaquable, d’avoir ensemencé cette terre, et ce ne serait nullement surévaluer son impact que de lui prêter la paternité d’une certaine activité intellectuelle au Cameroun et dans le continent.

Le pamphlétaire et des prestigieux ennemis

Du Christ, il eut presque les mêmes ennemis. Alexandre Biyidi naît à Akometam, il poursuit ses études au Cameroun. Décroche son bac et s’établit en France, tour à tour en Provence, puis dans la capitale. Diplômé, ensuite agrégé, il enseigne dans des lycées. Il écrit dans la revue Présence africaine sa première nouvelle, Sans amour ni haine. S’en suit sous le nom de plume Eza Boto, Ville cruelle (1954), où déjà la ville en proie aux transformations dues à la colonisation montre un odieux visage, puissants contre faibles, arbitraires, injustice. Il n’a que la vingtaine mais tout est déjà là ou presque : un style, une langue, une éthique, une appétence pour la castagne et une érudition. Il monte au front et ne rechigne pas à donner des coups.

Il a la même trajectoire curieusement que Senghor, c’est curieux. Césaire comme Alioune Diop son mentor de Présence Africaine, ont été profs dans des lycées français. Ça en ferait presque un club, n’eût été l’insolence de Mongo Béti qui ne manque pas une occasion de se payer Senghor, qui devient en ennemi préféré. Il lui une voue une détestation cordiale, à ce premier de classe, lunettes sur le nez, avec ses inflexions académiques et son amour un poil prononcé par le colonisateur. De textes en interviews, Mongo Béti s’établit en tête de la cabale qui deviendra une mode suivie jusqu’à Wolé Soyinka, de se faire le poète. Mais Senghor ne sera pas le seul, Mongo Beti est un puncheur, il en a l’attirail, l’art de la formule, la croyance dans sa vérité et surtout, il a les munitions littéraires pour se prêter à ce bellicisme chatoyant et viscéral. Il attaque aussi Camara Laye quand paraît L’enfant noir (1953), dans un texte à la charge pointue : Afrique noire, littérature rose, paru dans la revue présence africaine. Il lui reproche de chanter Kouroussa quand la colonisation brûle l’Afrique. Un débat s’engagera du reste, avec des prises de positions, Senghor commettra Comme les lamantins vont boire à la source, en postface de Ethiopiques (1956), pour rappeler les grands traits de sa conception littéraire. Pas sûr que le sénégalais s’en tire ainsi car les griefs de Mongo Béti sont bien là, insensibles, et dans la parole de l’accusation, une littérature contemplative, dépolitisée, est un acte sinon de trahison de lâcheté et il en veut à ses passeurs et à ces passifs.

Au rayon des détestation et parfois du mépris, Mongo Beti ne se prive pas non plus de se moquer des jeunes pousses, de la relève. Il s’attaque dans une interview à « l’inculte » Kourouma et s’élève souvent en procureur contre son compatriote et pair, symbole même du fourvoiement pour lui, Ferdinand Oyono. D’où lui vient une telle fibre ? Probablement d’une légitimité et surtout celle d’avoir été un des premiers à affronter la Françafrique du temps de sa superbe et d’avoir subi la censure et manqué les honneurs réservés aux plus consensuels, comme le futur académicien et honorable ennemi, Senghor.

Le pourfendeur de la Françafrique

Aujourd’hui, Mongo Beti est l’auteur auquel se réfèrent volontiers les activistes du panafricanisme et à raison. Il fournit une matière inestimable mais souvent irréductible à des seuls slogans, tant il a été généreux dans la critique, à la fois contre les élites de l’intérieur que celles de l’extérieur. Dès Le pauvre Christ de Bomba, mais surtout dans Main basse sur le Cameroun (1972) qui signe son retour après presque 15 ans de silence, il a débusqué toute l’inanité de la colonisation et la survivance de ses liens aux détriments du continent. Pour le brûlot Main basse sur le Cameroun qui charge l’élite au pouvoir, marionnette d’une entité plus grande, la France, le livre est saisi et censuré. Si François Maspero, son éditeur courageux, s’entête, c’est quand même tous les quartiers diplomatiques et Jacques Foccart en tête qui manœuvrent pour le bâillonner. Avec des alibis tortueux, il se débat en justice et obtiendra gain de cause. Avec le temps, la censure aura l’effet inverse et consacrera la vérité de cette dénonciation et le livre sera réédité avec un grand impact. Tenir tête à la Françafrique, au moment où elle installait, maintenait, chassait, à loisir, qui elle voulait à la tête des états africains, recourant au besoin au crime, tout cela fait de Mongo Beti un modèle, un héros, un Christ sauveur.

D’autant plus que le contexte Camerounais est assez étrange. Voilà un pays, avec une tradition guerrière, des intellectuels réputés, avec une guerre de libération qui a consacré de grandes figures nationales (Ruben Um Nyobe, Roland-Félix Moumié…) mais un pays étrangement soumis, et bon élève de la Françafrique avec des présidents à la longévité incroyable et à la passivité pathologique. Comment rationnellement expliquer qu’un pays qui a donné au continent une bonne part de ses héros les plus prisés et les plus chantés, soit celui dans lequel, cette parole a si peu de portée ? Le mystère reste entier, on pourra se rassurer en faisant appel au mythe du prophète honni chez lui. Mongo Béti porte cette flamme.

Il peut sembler à beaucoup, au vu de cette obstination de l’écrivain camerounais, à dénoncer la crapulerie de la France, que l’étiquette d’engagé, voire d’enragé, fut la plus saillante chez l’homme. On ferait erreur. L’acte d’accusation n’était jamais gratuit. Mongo Beti avait pour lui, une vraie palette d’écrivain, sans doute l’une des plus complète du champ francophone qui allie, la virtuosité du style, l’insolence de la pensée et l’humanisme des valeurs. Un écrivain qui marque et qui laisse des traces sur ses lecteurs. Ses essais comme ses romans, toujours porteurs de cette fibre politique, a donné la matière à d’innombrables exégètes très autorisés (Ambroise Kom, André Djiffack, Boniface Mongo-Mboussa…) pour lire la question de l’engagement de l’écrivain, et toutes ces dimensions.  On ne compte pas le nombres d’articles, d’hommages, de travaux universitaires, sur cette question de l’engagement qui est devenue le cœur d’une querelle jamais résolue sur le continent : que doit écrire l’écrivain africain ? Les termes de cette controverse prennent avec l’œuvre assumée, criée partout, de Mongo Beti, une vraie tonalité rebelle. L’engagement est une éthique mais doit-elle être une tyrannie ? Toute œuvre, même faite de silence, n’est-elle pas engagement ? Quelle est la part de la liberté si les créneaux sont déjà annoncés et le carcan inextricable ? Les questions, légitimes, peuvent fuser. On se risquerait à peine de trancher, en s’abritant dans la sagesse lumineuse de Toni Morisson : la littérature est le lieu même de la liberté.

Un auteur qui déjoue les tentatives de récupération

Comme Cheikh Anta Diop, l’héritage ne Mongo Beti ne manque pas de se faire propriété privée de certaines émules zélatrices, qu’on instrumentalise au besoin, pour sa seule vertu panafricaine. Ce qui serait une hérésie, pour ceux qui l’ont lu, consciencieusement. Mongo Beti est souvent juste, ce qui est qualité rare, il s’est parfois trompé dans ces procès personnalisés, mais son œuvre est égale et la colonne qui lui tient de pilier, c’est le refus des assignations et la quête poétique, politique, littéraire, de la vérité et de la dire : la définition même du courage dans les termes de Jaurès. En faire donc un ennemi de la France, où il vécut, relativement heureux, c’est faire un récit romancé de sa vie, car dans ses romans, la mesure de la critique était égale en destination de tout le monde.  Il a prévenu contre les mythes enchanteurs de la décolonisation, et jamais on a intercepté une candeur incantatoire. Chez lui, plus que tous les autres, on perçoit à la fois une éthique et une équité des cibles. Et le rayon de son œuvre colossale couvre tous les champs et dans les trois tomes de Le Rebelle qui compile ses écrits de combats, se articles, ses interviews, on est frappé par son acuité et sa familiarité avec les sujets contemporains, où son regard humaniste domine.

Sur le plateau de Bernard Pivot, à Apostrophes, l’homme sanglé de son costume trois pièces, livre dans un ton mélancolique mais bien acéré, le sens de son œuvre et décrie la colonisation, mais jamais on interceptera un reniement aigre de la France. Pays dont il a gardé les manières, une part de la culture, dont il connaissait la littéraire mieux que celle de son continent. Son deuxième pays en somme. Rayer cette part de son histoire, c’est manquer une part importante, du portrait et du legs.

Vers la fin de sa vie, dans les rues du Cameroun et d’Akometam qu’il voulait changer, on note une déception, elle sera présente voire omniprésente dans le tiers de sa vie. S’il n’a pas été tendre dans ses romans, un certain vernis poétique amortissait le choc du réel. Mais dans les trois tomes de Le rebelle (2006), on note cette acrimonie, cette ambition à l’horizon un peu plombé. Sa critique du Cameroun, de ses hommes, de ses pesanteurs ; sa critique du continent plus globalement, dans sa part de responsabilité dans son destin, s’y feront au plus grand jour. C’est un texte recueil inédit o la variété des registres aboutit à un ensemble unique, comme un testament littéraire, sur ses goûts, ses lectures, ses origines, ses combats. Même si, dans sa grande œuvre romanesque, il l’a esquissé, c’est dans Perpétue et l’habitude du malheur (1974), l’un de ses plus grands romans, qu’il revient sur le destin funeste d’une femme, Perpétue en l’occurrence, qui subit comme l’acharnement du sort, la tragédie des siens. Un féminisme de première heure, un refus de l’obscurantisme. L’ouvrage est écrit quelques années après Main basse sur le Cameroun, et montre si besoin en était, la grande flexibilité d’une écriture qui pourchasse l’injustice, où elle se terre.

Le vocatus du Messager

L’extraversion de la littérature africaine est un serpent de mer. On s’y écharpe souvent. Logée à la même enseigne, la parole intellectuelle ne peut échapper à ce procès originel de la prééminence du chez-soi. Ecrire de loin déforme dans un sens ou un autre, parce que sans doute la littéraire, transforme par essence. Mais la blessure possible, parfois narcissique, c’est méconnaître à terme, rêver et fantasmer son propre pays, l’imaginer en illusion, le comparer, s’en faire une image presque virginale ; et à partir d’un tel portrait tiré dans le silence et l’espoir au loin, mais tellement éloigné du réel dans son inaliénabilité, se faire comme le révérend Père Drumont, un entrepreneur du Bien, un messager, et une providence. Et on peut s’appeler Mongo Béti et pourtant, malgré tout, vivre cette tragédie à la métaphore presque christique. Parler et faire au nom du Bien ne sont jamais une garantie de succès. Mais il est heureux que la littérature n’échoue jamais, elle qui n’est pas une religion, ni un dogme, mais un transport d’émotions. Dans les deux cas, c’est aimer son prochain.

Désiré Bolya Baenga, l’Asie majeure et l’Afrique mineure

C’est dans une rue du quartier de la Bastille, un jour d’été de 2010, que le corps sans vie de Désiré Bolya Baenga a été retrouvé. Les rues de Paris, on le sait, enterrent leur lot d’infortunés, dans un relatif anonymat. Mais de là à être, pour celui que nombre de professionnels avertis du monde littéraire et intellectuel appelaient le meilleur de sa génération, la tragique scène de fin de piste, personne n’aurait pu y croire. Le choc et l’effroi demeurent d’ailleurs, aujourd’hui encore, intacts. Plus vifs encore lors de ses obsèques, où proches, incrédules, admirateurs, se sont pressés pour saluer une dernière fois l’ombre de la longue silhouette de cet écrivain tempétueux.

Une mort brutale

Au micro ce jour-là, pour prononcer l’éloge funèbre, l’aîné et le mentor de toujours : Elikia M’bokolo, normalien et historien devenu l’incontournable Mémoire du continent. Les deux amis partagent le même Congo, le goût pour les choses de l’esprit, une réelle complicité intellectuelle, une admiration mutuelle. Et dans les mots sublimes du frère aîné se mêlent tendresse, amitié, récit d’une vie heurtée, d’une trajectoire singulière. Le vocabulaire choisi est plein d’empathie, d’amour, d’une verve presque joyeuse qui défie la catastrophe de la brutalité de sa mort. Une lumière s’allume dans les mots, pour dompter l’obscurité du deuil. Pourtant, dans l’assemblée, tout le monde ne réussira pas à dominer la douleur. Au milieu des sanglots, Rahmatou Keïta, journaliste et réalisatrice nigérienne, et amie du défunt, garde en mémoire un épisode déchirant, lorsque la tante de l’écrivain confie, dans un murmure de douleur, que Bolya a quitté sa mère à 18 ans, et qu’elle ne l’a jamais plus revu jusqu’à sa mort. Il avait 53 ans.

Les Baenga sont une famille qui compte dans l’histoire récente du Zaïre. Désiré Bolya Baenga est le fils de Paul Bolya, compagnon de Patrice Lumumba et de la libération congolaise, tour à tour ministre, sénateur, personnage de premier plan. Le bain intellectuel est, comme par évidence, le premier environnement du jeune Bolya. Fort de ses aptitudes intellectuelles bien réelles, et sous les conseils d’Elikia M’bokolo, ami de sa sœur, il le rejoint plus tard à Sciences Po, la prestigieuse adresse de la rue Saint-Guillaume où l’historien est professeur. L’école, elle n’est plus à présenter ; elle produit une élite promise à de beaux destins professionnels. Le jeune homme y est admis au mérite, et sous l’aile protectrice, du guide, il intègre le temple où les Noirs ne sont pas nombreux. Il découvre dans la foulée Paris, les splendeurs germanopratines et les mythes mondains qui s’y attachent. Il montre une certaine inclination pour le dandysme, perceptible dans sa mise précocement soignée. Avec la culture acquise dans ce creuset, de plain-pied dans les débats majeurs de l’époque, Bolya qui a gardé un attachement à son Congo et à son Afrique, semble renoncer aux grandes carrières tranquilles qui l’attendent pour un rêve secret qui l’emporte.

M’bokolo se souvient dans son éloge : « ta route semblait tracée. Quelques concours encore, deux ou trois diplômes supplémentaires en poche, et c’était une carrière tranquille et assurée de bon technocrate dans quelque administration ou banque prestigieuse. Mais non ! c’était mal te connaître. Car tu avais d’autres rêves ! Les livres, écrire des livres. Ecrire et publier… » Comme une énergie mystique, son amour pour l’écriture triomphe donc et quelques missions de consultance le maintiennent à flot. C’est un attelage qui convient à son tempérament de bretteur, d’éditorialiste, d’écrivain en devenir qui s’aménage du temps pour crier ses blessures à la face du monde. C’est donc décidé, ce sera l’écriture, ses fragilités, sa cruauté. Tant pis si ça ne paie pas et que les rues de Paris comme de Kinshasa sont peuplés de dandies fauchés.

Entrée fracassante en littérature

En 1986, paraît son premier livre, Cannibale. La rhétorique est ténébreuse et la brutalité absolue. Le champ lexical des expressions est un nappage malodorant : sauvagerie, bêtise humaine, tribalisme, dictateurs sanglants… On y sent des inflexions Conradiennes digne d’Au cœur des Ténèbres, dans la violence sombre de l’atmosphère générale qui dénonce les corruptions, les hommes de pouvoirs, les réalités africaines mal dégrossies, le peu d’égard pour la vie humaine et l’horizon résolument sombre du continent. Le titre annonce le vertige du gouffre et les mâchoires de la bête humaine, ici africaine. Le texte est habité, palpitant, étouffant même. Tantôt dans les accents du Voyage au bout de la nuit de Céline dans sa pare thèse africaine, tantôt ceux de A la Courbe du fleuve de V.S Naipaul. Toujours le même tableau noir qui étreint le lecteur parfois jusqu’à le broyer. L’Afrique que Bolya donne à voir n’est en effet pas enchanteresse, mais il y applique déjà la mesure du talent qui le caractérise. Et le destin, comme complice, est avec lui, car pour un coup d’essai, c’est un coup de maître : Cannibale est couronné par le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Sa maestria a conquis le jury du prix : une liberté de ton, une culture, déjà une certaine intransigeance, et le regard du réel jusqu’à la nausée, malgré l’étiquette fictive et l’identité romanesque du livre. Jean McNair note d’ailleurs ceci, à la fin de sa recension du livre dans la Revue Présence Africaine : « Ce livre trouble. Il ne laisse personne indifférent. Il choquera certains et donnera lieu à des critiques. En fin de compte, ceci est, peut-être, sa vraie force ».

C’est le début d’une ascension, avec une certaine reconnaissance, même parcellaire. Le prix de l’ADELF, malgré les critiques sur ses ombrages coloniaux, restait respectable. Bolya en étrenne les retombées qui pavent un peu plus la voie à son rêve d’écriture. L’homme est resté chic, élégant et bien mis. Comme un autre dandy du quartier de Saint-Germain, l’égyptien Albert Cossery. Ils partagent le goût des petites gens. Celui de la paresse aussi ? On ne saurait dire. Cette réception prometteuse n’est en revanche pas la garantie de conditions matérielles plus confortables. Les témoignages sont assez unanimes : Bolya tire le diable par la queue et le nom ne fait pas encore la renommée, ni la fortune.

La solitude des exilés africains des Lettres

Si la création est solitaire de nature, la solitude plutôt aigue sera le sceau de sa vie, assez rapidement du reste. Il en fait l’expérience dans une réclusion symbolique, parfois contrainte, qui est le lot de beaucoup d’auteurs. D’autant plus dans les années 80/90, période charnière pour nombre de jeunes écrivains et intellectuels africains formés en France. Les structures à matrices idéologiques comme la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique Noire en France) et l’énergie folle de la période qui présida aux indépendances, se sont essoufflées. Il ne semble plus y avoir d’épopée collective. L’Afrique est écrite par ses fils, lointains, et très souvent dans la tonalité du malheur. Les groupes, les revues, les clubs, se disloquent, et le désenchantement s’empare des œuvres. Depuis Kourouma, et le Soleil des indépendances, cette veine de la désillusion reste un registre dominant, d’autant plus pendant ces décennies. L’éloignement dû à l’exil, le peu d’ancrage local, éparpillent les écrivains dans le paysage. Un peu fantômes, sans réelles attaches, avec la nostalgie et la mélancolie comme seules ressources pour accompagner les cris souvent vains en direction de leurs peuples. Abdoulaye Gueye, un chercheur sénégalais, avait fait la cartographie des intellectuels africains dans les années 50 – 70 (2002) en se focalisant sur les matrices communes. Les sujets étaient fédérateurs. Mais plus tard, on constate, en remontant à cette période qui suit et qu’a bien connue Bolya, la solitude de ces intellectuels, leur déracinement jamais soigné, et leur difficile voire impossible ancrage en France, sous peine de pactiser avec le bourreau dans les consciences. Des valeurs refuges se créent : une migritude par exemple, concept qu’a tenté de saisir Chevrier, avec son lot de questionnements, de déchirements ; un label qui regroupe des esprits qui avaient d’autres ports d’attache idéologiques que la négritude ou même le panafricanisme.

Le destin des écrivains s’en trouve fatalement impacté. Dans ce temps, les tiers-mondistes, sur l’échiquier gauche de la politique en France, tiennent le haut du pavé. Et l’africanisme se cherche encore une nouvelle légitimité depuis que la situation coloniale a été débusquée par Balandier. Comment donc mener une vie intellectuelle libre, au-delà des chapelles, en surplombant les problématiques matérielles que pourrait résoudre l’appartenance à un clan ou à un autre ? Bolya a semble-t-il fait son choix : celui de l’indépendance. Le fils de Paul Bolya ne s’aliène même pas les idées en vogue du panafricanisme de l’époque dont son père fut un chantre, et dont les versants afro-centristes séduisent et deviennent le paradigme. Pas plus qu’il n’est émerveillé outre mesure par les solides attaches qu’il noue à Saint-Germain, avec le risque de Jeandarcisme ou de francophilie galopante comme dirait Romain Gary. Ça lui aménage par conséquent un espace étroit pour ébattre son œuvre. Porté sur la fâcherie facile, irréductible dans son refus des compromissions, « sédentaire de l’éthique » en toutes circonstances, il se construit un îlot aux saveurs de martyrs et se met à dos des amis. Malgré tout, reste le goût âcre de la terre-Mère, au loin, et M’bokolo se souvient toujours : « Et nous sommes là, tous, à courir, à courir après le quotidien et ses urgences, au point de ne plus penser à ces instants simples et tranquilles, passés ensemble au commerce des nôtres, pourquoi pas autour de quelque dive bouteille de ces bons vins de France. »

L’Asie, le Japon : la référence

En 89, le mur de Berlin tombe. Il consacre une nouvelle ère. Chez beaucoup d’intellectuels africains, le marxisme est triomphant. Il a fait école. Au lieu de s’emprisonner dans la dualité de ces blocs qui survivent et dont l’hégémonie aliène le continent, Bolya fait un pas de côté. Il s’émancipe de cette vue duelle. Pourquoi pas s’inspirer du Japon ? Le pays du Soleil Levant a réussi des prouesses économiques, et s’est hissé, avec une célérité inouïe, à la tête des pays riches. La trajectoire éblouit Bolya. Il en fait un livre, l’Afrique en Kimono, repenser le développement (1991) où il exhorte le continent à s’inspirer du géant nippon. L’essai est original, il ne ménage pas un occident qu’il traite de « totalitaire ». Il lui reproche son mépris, sa demande incessante aux peuples d’adopter son modèle comme le seul qui vaille. Il remonte le fil de ce miracle japonais, qui a réussi à se moderniser sans renoncer à son identité culturelle. Voilà donc pour Bolya l’exemple. Le développement ne requiert pas la négation de soi, et le Japon en est la parfaite illustration. L’essai est documenté, bardé de références éloquentes. Il part en effet d’articles dès 1913 d’un pasteur malgache Ravelojoana, père du nationalisme de l’île, qui a précocement pressenti cette inspiration. Apres l’hommage à cette prémonition des pionniers de la grande île africaine qui fait écho à la morphologie insulaire japonaise, l’Afrique en Kimono est à la fois une critique acerbe des prétentions développementalistes de l’Occident mais aussi une analyse fine des forces en présence, qui ne ménage pas, entre autres, les islamistes que l’auteur assimile à des idiots utiles de l’occident.

Cette ode au Japon ne manque pourtant pas de défauts. L’auteur y passe très vite sur les démonstrations, et ne donne pas à voir le réel état des transformations au Japon. Parfois les scansions prennent le pas sur les analyses, sans esquisser les conditions de possibilité de cette transposition en Afrique, d’autant plus que le Japon et l’Afrique ne partagent pas forcément une familiarité évidente. Mais l’essai est séduisant et convainquant. En brocardant l’idée en vogue du développement comme condition de sortie de la misère, avec l’idéologie libérale qui la porte et la verticalité des injonctions envers l’Afrique, l’auteur est en avance de 20 ans sur des débats sur le modèle à suivre. On a tous en tête l’exemple, souvent cité pour accabler l’Afrique, de la Corée du Sud qui avait alors le même niveau que beaucoup de pays Africains pendant les indépendances et dont l’économie aujourd’hui pèse plus lourd que nombre de pays réunis. Cet exemple résonne dans le tropisme de Bolya, dont l’œuvre porte cette inclination vers l’Asie majeure, lui qui écrira un autre livre sur le Japon L’Afrique à la japonaise. Et si l’Afrique était si mal mariée ? (1994)

Avant sa mort, Bolya a sans doute vu un autre géant asiatique, plus impérial, faire sa ruée vers l’Afrique, la Chine. Sans doute a-t-il lu l’essai de Tidiane Ndiaye, Le jaune et le noir (2008), qui dresse une longue chronologie, qui n’est pas faite que de romance, des relations méconnues mais bien réelles entre l’Asie et l’Afrique. Bolya aurait-il rectifié sa copie ? Rien n’est moins sûr. Sa critique généreuse, souvent juste, ainsi que sa personnalité hostile au compromis, font de lui un homme à part, reconnu mais redouté, qui croit en la sacralité de l’éthique. Plusieurs fois, les appels à s’assagir, à intégrer des cabinets plus douillets, se sont fait pour lui qui a partagé sa vie entre Montréal et Paris. Il a toujours opposé un refus au risque parfois de se complaire dans une posture du rebelle ultime, même si à bien y regarder, on peut saluer cet acharnement principiel. Dans son éloge, M’bokolo le disait : « Tous ces livres, c’est vraiment toi, avec ce soin que tu as sans cesse mis à ne jamais être captif, ni d’un genre, ni d’un style, ni d’une forme, ni d’un lieu ». Il a cultivé aussi, dans le site Afrik.com, un art de la chronique, du billet politique sur le monde, où l’on retrouve une diversité de sujet, dont l’attachement à Haïti et des réactions sur le vif sur la marche de la planète. Un exercice journalistique qui ne lui rapportait rien, sinon un pécule modeste, mais le aussi le maintien d’une régularité dans l’écriture.

Une large palette : pionnier du roman policier en Afrique

On peut vite oublier, à trop se focaliser sur l’essayiste, le romancier. Avec Cannibale, cette fibre était déjà présente, mais c’est dans la Polyandre (1998) et dans Les cocus posthumes (2001), publiés chez le Serpent à Plumes, son dernier éditeur, qu’il devient selon les mots de Rahmatou Keïta, « un précurseur du roman policier, avec un goût réel de la métaphore ». Ces romans sont d’ailleurs salués et étendent la palette de la création de cet auteur inclassable mais immanquable, et qui est l’un des rares de sa génération à naviguer de genre en genre sans perdre de sa superbe. Les romans policiers n’ont pas bonne presse sur le continent et ce n’est pas un genre à la mode. On s’en détourne volontiers comme si c’était un registre mineur. En y faisant une incursion, Bolya mène sa carrière littéraire – stabilisée, avec un bon éditeur – sans la folie de la gloire mais dans un cercle où son savoir-faire est salué.

Toujours chez le Serpent à Plumes, comme si le constat d’échec du développement africain était consommé, et que les invitations à marcher sur les pas du Japon étaient des cris dans le désert, Bolya commet un autre livre, plus à charge, l’Afrique, le maillon faible (2002). Le propos est sans détour et les responsabilités sont situées sans ménagement. Le titre est comme une épitaphe. De cette œuvre globale en construction, émerge une colonne vertébrale assez claire : une exigence, un engagement, une intransigeance, mais aussi en annexes, la cause des sans grades, un amour de la femme, de la féminité, de la cause des femmes, victimes en premières lignes de toutes les hégémonies traditionnelles et des violences de la guerre moderne. Un amour des femmes, qui est aussi de la gratitude, pour celles qui l’ont élevé, celles qui l’ont aimé, le long de sa vie.

Amour qu’il confirme dans La profanation des vagins (2005), qu’il dédie à sa fille, son grand amour. Un livre de dénonciation des crimes de guerre, militant et désabusé mais à l’épaisseur politique incontournable et à l’envergure qui parcourt les guerres de son temps. Un livre qui a peut-être marqué et inspiré le gynécologue, prix Nobel de la paix, Denis Mukwege, l’homme qui répare les femmes, dans cette sale guerre du Congo. Une œuvre donc globale qui se présente sous la forme d’un cri, avec du panache mais qui n’a jamais eu un écho à sa mesure. Et comme toujours, in petto, ses détracteurs confient leurs griefs : une âme chagrine, frustrée. C’est sans doute un peu vrai. Pouvait-il pour lui en être autrement ? Dans un ouvrage publié chez Mémoire d’encrier, son ex-compagne Françoise Naudillon, a rassemblé les textes de ses amis en reprenant comme titre un de ses leitmotivs : Nomade cosmopolite mais sédentaire de l’éthique (2012). Un parfait résumé de cet esprit, difficile à emprisonner, papillonneur et ouvert aux vents du monde. L’affection remplit ces pages d’hommage, avec une facture intimiste qui les rend à la fois authentiques et touchantes.

La mémoire d’un continent

Aujourd’hui encore, partir sur les traces du legs de Bolya, c’est être confronté à un silence, un silence malaisé. Comme s’il y avait à la fois trop et trop peu à dire sur les déboires de sa fin tragique. Cette mort brutale dans les rues de Paris, pour lui qui se savait « condamné » selon les mots de M’bokolo, donne à voir une antichambre misérable, de réclusion, condition de beaucoup d’esprits africains vivant en occident. Dans la foule anonyme de ces manteaux faits homme, de ces piliers de bar, de ces esprits lumineux, dans ces beuveries et ces gueuletons, peut-on compter tous ceux dont on se prive de l’intelligence ? Ceux qui sont à contre-emploi ? On pourra bien, à loisir, ratiociner sur une malédiction, une infortune, mais la réalité est bien plus cruelle : il semble que beaucoup d’esprits africains n’ont simplement pas les moyens de leurs ambitions. Et ce que cela peut coûter pour qu’ils les aient, n’est rien de moins, qu’une renonciation. De ces ambitions déchues, il ne reste parfois que des barouds d’honneur, tantôt sublimes, tantôt tragiques. A la loterie de ce destin, Bolya n’a pas tiré le bon numéro, mais son œuvre, elle, lui survit et rayonne vivement sur le monde intellectuel pour ceux qui se donnent la peine d’aller les chercher. Du fond de son malheur, c’est un écrivain comme l’a si joliment résumé Françoise Naudillon « fidèle, loyal, à ses amis et à lui-même ». Si le martyre est bien souvent une posture, on peut trancher rapidement qu’il a un goût héroïque à n’en pas douter chez Bolya. Dans son œuvre, sa vie, ses obsessions. Une mort et une vie, loin de sa terre natale. Comme un symbole d’un déchirement irréversible.

Williams Sassine, le rire grave

« Chaque homme, même le plus pourri, renferme en lui une lumière que l’épaisseur des circonstances, du milieu, des préjugés, des superstitions, cache ; il suffit bien souvent de peu de choses pour qu’elle jaillisse : un sourire, un coup de pierre, une rencontre, même des blasphèmes, à condition de s’accrocher à la vie avant de lui chercher un sens. On devrait faire de l’amour de la vie un métier. »

Williams Sassine, Saint Monsieur Baly, p.253

Jacques Chevrier, incontournable promoteur des lettres africaines en langue française (juré du Grand prix littéraire d’Afrique noire, fondateur du prix Kourouma, critique universitaire…) lui a consacré une thèse en 1992, devenue livre : Williams Sassine, écrivain de la marginalité (1996). Lylian Kesteloot, toute aussi essentielle que Chevrier, le mentionne dans ses anthologies et articles comme par exemple admis au club des « auteur du chaos » des années 80. Dans Désir d’Afrique (2002), Boniface Mongo-Mboussa l’évoque, et dans le supplément du livre, L’Indocilité (2005), lui dédie carrément des pages entières, d’où ressort principalement sa grande veine humoristique. Bernard Mouralis, grand exégète de la littérature africaine lui aussi, et cheville ouvrière de la revue Présence africaine pendant de longues années, l’a salué et analysé dans ses écrits. Romuald Fonkoua, rédacteur en chef actuel de la même revue et professeur de lettres à la Sorbonne, a décrypté son œuvre. Elisabeth Degon, bibliothécaire émérite, dans un souci plus exhaustif, a retracé toute sa vie dans un essai : Williams Sassine, itinéraires d’un indigné guinéen (2016). Dans les revues, particulièrement celle de son éditeur principal, Présence africaine, on ne compte plus le nombre de textes, mentions, références, interviews, de Williams Sassine.

Hommages : le manque et le trop-plein

La moisson globale est généreuse. Ça en fait du monde, du beau monde même, onction de la validation ultime. De tous ces hommages point globalement le même sentiment : celui d’un écrivain atypique, que tant de textes essaient de confesser pour élucider la parcelle de mystère encore imperméable de l’homme et de son œuvre. La tonalité et le registre sont ainsi toujours les mêmes : louangeurs. Quoiqu’un tantinet circonspects, mélancoliques et empreints de regrets. Comme si l’étoile avait filé trop vite, sans livrer toute sa lumière dans la symbolique charpentée par Paul Verlaine des « poètes maudits ». Un goût d’inachevé donc…

Parmi les nombreux échos de cette célébration, aux inclinations – et c’est notable – globalement posthumes, dominent quelques invariants. Le champ sémantique isole en effet, avec récurrence, deux étiquettes pour caractériser son œuvre : à la marge et indigné. La première pour la singularité et la difficulté – voire l’impossibilité – de le mettre dans une case ; la seconde pour l’énergie fondatrice de son œuvre. On doit ainsi aux écrits de Jacques Chevrier, qui ont le primat de la chronologie, d’avoir plus ou moins imposé cette grille de lecture de la marginalité. Au fur et à mesure que sa notoriété tardive a commencé à se déployer, la filiation des analyses, ainsi influencées, a creusé ce sillon à la fois intéressant, inspiré mais pourtant réducteur, parce qu’en voulant échapper à la tentation de la caricature, elle tend parfois à la nourrir, desservie du reste par la technicité et la rigidité universitaires. On doit à Elisabeth Degon d’avoir quant à elle formalisé dans son essai – qui a la force de la biographie et de la bibliographie, mais aussi celle de l’analyse et des retombées posthumes de l’œuvre – la relation entre l’auteur et ses contemporains, son pays, ses occupations. En dégageant l’indignation comme une force motrice, et les chemins escarpés de son parcours, recoupé par l’usage au pluriel de « itinéraires », elle donne à apercevoir la source de cette verve et l’environnement qui a présidé à sa naissance.

Cependant une curiosité est frappante : l’absence de Sassine dans ce qu’il est convenu d’appeler les « classiques » dans leur acception la plus communément partagée qui forge la popularité. Dans son remarquable essai, la Fabrique des classiques africains (2017), qui balaie les chemins de légitimation des œuvres africaines depuis 1960, Claire Ducournou rappelle le tropisme et la centralité française dans ce processus. Elle y évoque plusieurs critères pour prétendre à l’estampille « classique ». L’un d’eux est l’importance d’avoir un éditeur d’envergure et Français, dans une littérature héritière des traditions et où le compte d’auteur est tombé progressivement en disgrâce. Sassine a de son côté publié chez de petits éditeurs (L’Afrique en morceaux, 1999, le Bruit des autres par exemple) en parallèle ou après Présence africaine. Claire Ducournou mentionne aussi l’importance de la faculté des livres à être enseignés, et donc leur vocation à intégrer les manuels scolaires, ce qui passe par une validation universitaire qui pave la voie à la suite. Avec le prestige des signatures universitaires si importantes dans la reconnaissance des pairs, l’affaire paraissait bien prometteuse. De ce côté en effet, Williams Sassine est bien pourvu, et l’injustice qui a semblé avoir agi contre lui de son vivant est, en partie, rachetée. Comme si la profusion des hommages posthumes, inconsciemment, admettait une forme d’oubli coupable. Ils ne sont pas nombreux en réalité à pouvoir se targuer de susciter cet intérêt académique aussi important et si essentiel dans le processus de fabrication et d’institutionnalisation littéraire du legs. Sassine coche donc une partie des cases. D’où vient alors que son œuvre semble encore, hors des cercles d’initiés, un poil sinon totalement méconnue ? Malgré une notoriété certes tardive mais établie, avant et après sa mort, il ne semble pas jouir d’un rayonnement à la mesure de son talent ni à hauteur de la célébration de ses pairs. Le mystère reste donc entier. D’où la survivance ou presque, d’une mythologie autour de cet auteur métis, carrefour de plusieurs identités culturelles, à la fois seul et singulier, même chez lui.

La gloire populaire quant à elle est habituellement confectionnée par plusieurs facteurs : les honneurs et prix, les ventes, dans une certaine mesure le relais médiatique, l’inscription régulière dans l’agenda du circuit des mondanités littéraires et la convergence des critiques qui établissent la légitimé et l’aura. De ce côté, Williams Sassine est moins touché par la grâce. On est en bout de course face à un auteur qui, auprès du public, reste moins connu que beaucoup de ses pairs. Un « classique » au rayon d’irradiation encore modeste. Dans son livre, Elisabeth Degon donne à voir des éléments qui permettent d’évaluer comment l’auteur a vécu cette confidentialité : une tendance dépressive, un mal être chronique, une certaine instabilité financière. Et si vers la fin de sa vie, l’écrivain avait commencé à voir s’élever, au-dessus de lui, « le soleil des immortels » – la gloire dans les termes Balzaciens – il en a si peu joui que la saveur en est restée altérée.

Un ancrage guinéen : le contexte et ses influences sur l’œuvre

Parler de Sassine, c’est essentiellement s’inscrire d’abord dans un territoire : la Guinée. Un détour historique s’impose. La tradition d’une violence politique, militaire, dictatoriale, qui forge les tempéraments d’écrivains chez qui la résistance ajoute une charge dramatique compte tenu des risques de répression. Sassine est un homme de cette Guinée qui a vu ses enfants glorieux quitter le pays dans des exils forcés, entretenant ainsi la légende de l’intellectuel résistant ou « spécifique » au sens Foucaldien ; une figure historique du combattant des Lumières. Chez Thierno Monenembo, grand ami et héritier naturel de Sassine, cette vocation est devenue principielle, un attachement à s’ancrer géographiquement et à lutter contre les bâillons avec le risque de la mort ou de la marge. Sassine dut faire face, en aîné, à ce dilemme : un amour pour Kankan sa ville de naissance, un attachement à la Guinée, mais la solitude et l’âme chagrine de lutter contre des réalités qui semblent inamovibles. Comme un symbole, l’un et l’autre, à différentes époques, sont rentrés s’installer dans leur pays une fois un semblant de stabilité acquise. Problématique commune dans tout le continent, l’extraversion de la culture met la lumière sur ces choix forts, si peu répandus qu’ils en deviennent héroïques. L’acte « politique » d’une inscription locale donne au choix de l’ancrage des accents héroïques. Accents nécessaires même si, en termes de popularité et des intérêts des populations, ce combat reste discret, sinon vilipendé par les tenants du statut quo, parmi lesquels on trouve des pairs qui s’en accommodent fort bien.

Cette trame résistante, mais sans fanfares, colorera toute l’œuvre de Williams Sassine : il y aborde toutes les facettes de cette Guinée éternelle où il vit le jour en 1944 ; y projetant les ombres de ses blessures. Il y met parfois la même candeur poétique qu’un Camara Laye parlant de Kouroussa dans L’enfant noir (1953), mais le Jeune homme de sable (1979), deuxième roman de Sassine, est bien plus musclé que l’ode doucereuse de la forge de l’enfant noir. Un livre plus habité, à la verve plus tonique, où on retrouve déjà les obsessions de l’auteur : le combat pour la justice, la dénonciation des privilèges fossilisés, l’énergie de la révolte qu’incarne un jeune homme qui ne renonce pas à girafer au-dessus du tableau sombre de la réalité, pour envisager l’espoir. A la mort de Sékou Touré en 1984 et l’euphorie tétanisée qu’elle provoque, Sassine rentre chez lui, lui l’ancien exilé. La redécouverte des rues, de cette Guinée exsangue où l’espoir s’entête à ne jamais quitter les cœurs, lui inspire un livre, Le zéhéros n’est pas n’importe qui (1985). Fresque à la première personne du retour au pays après la chute du despote. Roman enlevé, à la fois lyrique, drôlatique, mais aussi tendre et grave, il dépeint la Guinée en terre-martyr. Le rire succède facilement aux larmes, et avec la force d’une narration faussement naïve, on suit l’auteur dans les méandres de ses cauchemars que vient souvent réveiller la vive énergie de l’espoir qu’incarnent presque toujours l’humour et son pendant chez Sassine : l’amour.

Des usages de la truculence, d’une assignation à l’autre

Comment ne pas donc évoquer son style, hâtivement placé sous le sceau de la verve truculente ? De la truculence, il a été déjà beaucoup question dans la littérature africaine. Etiquette nouvelle, née des cendres de l’exotisme-mère, elle désigne cette inclination à la couleur, aux entrailles, à la fête, qui contrecarre le classicisme de la langue et le sérieux un poil barbant de l’analyse. C’est dit rapidement, mais en somme l’essentiel y est dans la perception du sens commun. Comme prophète de la truculence, Sony Labou Tansi fut un maître : le foutre, le sang, la poésie, l’art de la mise en scène, la rébellion contre les codes classiques, avec le génie et l’audace, ont fait de son œuvre la force d’une école nouvelle dont l’influence est perceptible chez beaucoup d’auteurs congolais et au-delà. Amadou Kourouma, bien avant lui, et dans une envergure plus grande, avait tracé sinon inauguré le sillon de l’inventivité linguistique comme élan nouveau, émergeant des trippes du continent. Il a laissé une patte. Ainsi, chemin faisant et émules glanées sur le chemin, de demande de fraicheur – souffle face à la rigidité académique – la truculence tend parfois à devenir sa propre caricature. La bannière rassemble beaucoup de livres inégaux. Elle a fait « style », gouaille foutraque et énergique, elle est devenue identité littéraire d’un Sud dont on célèbre l’extravagance comme une part presque biologique de son ADN. La truculence est ainsi souvent inconsciemment dépolitisée, perçue comme une farce artistique, dépourvue de questions sociales, gage donc d’authenticité sur le vif qui puise dans le cliché, avec un seul avantage sur l’ethnologie : celui de la légitimité de la peau et des origines.

Rejeton des exotismes coloniaux, on quitte une assignation pour une autre. Paradigme faussement nouveau qui démontre que tout change pour que rien ne change : des auteurs africains, on semble toujours attendre non la liberté absolue de la création, mais un bout d’Afrique truculente donc. Les critiques ne s’embêtent plus, la truculence a une odeur, des couleurs, une verve. C’est l’allié presqu’infaillible des quatrièmes de couverture. La tenue du style est souvent vue comme la soumission à l’académie – du Quai Conty parisien, s’entend. Pas par tous, et il est ainsi notable et bien heureux de voir des auteurs, comme Thierno Monénembo, Emmanuel Dongala, et bien d’autres, ne pas céder à cette tentation de redéfinition de soi par le biais de la surcharge linguistique et la recherche « d’effets », car la redéfinition est par excellence l’inauthencité : le naturel est et ne se proclame pas. Et même, à bien y regarder, la truculence n’est pas une fin mais un moyen. A ce titre, elle est universelle. On la retrouve partout, à dose parcimonieuse, escorter les littératures dans le monde.

Celle de Sassine aussi, dont l’œuvre porte l’empreinte de cette espièglerie – elle qui rassemblait toutes les émotions. Il y a donné la mesure d’une démocratie de la truculence qui désigne, quand on la déshabille de ses prétentions émancipatrices, rien d’autre que le rafraichissement du style, assez commun dans l’ordination littéraire. Camara, le héros avatar de Sassine qui rentre à la chute de Sékou Touré, découvre l’alcool, plaisante sur le clitoris, se moque de sa femme et de son enfant, raconte des péripéties endiablées des rues de Kankan. Le même Camara rentre ainsi chez lui plein de rêves et d’excitations. Mais entre les facéties de la vie à Kankan, et la recherche d’un trésor familial qu’il veut récupérer, toute l’énergie désopilante du livre finit fatalement dans la gravité d’une situation dont il ne peut se détourner, et que son art du roman, doit affronter après ses grandes respirations poétiques.

Plus ambitieux, Saint-Monsieur Baly (1973), son premier livre, raconte l’aventure d’un ancien retraité qui, contre des vents hostiles, veut créer son école. D’épaisseur plus politique, on y retrouve le goût de la blague, de la formule, le souci des petites gens et la peinture jamais résignée de la misère, dont l’auteur s’est fait le galeriste. Dans une Afrique où l’école, sous les assauts répétés du manque de moyens, périclite, ce combat pour faire vivre un lieu de transmission rend le livre urgent, intemporel. Tout y est presque de la chair de Sassine, à la fois la finesse, mais aussi la solennité et les grandes digressions philosophiques, dont l’incisive portée ne laisse indifférent. Une énergie du récit palpitant mais sage ; où l’humour demeure « la politesse du désespoir. ». Sa vie tourmentée, instable, entre voyages en Mauritanie et dans la sous-région, son statut de professeur de mathématiques, tout son itinéraire est perceptible dans son œuvre. Elle y puise et s’enrichit de cette rage, tantôt violente, tantôt poétique, mais pour sûr rieuse : celle d’un soldat qui n’avait pas les moyens d’un combat face à des adversaires invincibles. Et dont le rire, dans ses multiples fonctions sociales, est devenu le refuge. Jusqu’à ce visage tendre, mais profondément grave, ses yeux d’enfant éternel, qu’abritaient ses boucles noires.

La satire : le refuge et l’école de la liberté

L’énergie de Sassine rayonne, et quand au début des années 90, Souleymane Diallo lance le satirique le Lynx sur la place de Conakry, c’est comme par évidence, dans la communauté des esprits, que Sassine prend part à l’aventure. Le tirage est modeste et Lansana Conté, le président Guinéen, n’est pas toujours joueur. L’horizon du journal est flou. Il faut séduire un lectorat, le débusquer, naviguer à vue entre les tirs ennemis potentiels. Mais le journal tient, il deviendra une référence, du fait de son œil acéré, son humour, des plumes de ses contributeurs. Mais surtout grâce à la rubrique courue de Sassine « la chronique assassine » ! Il y fait montre de toute l’étendue de sa palette dans l’exercice des entrées régulières. La mélancolie transperce ses billets et les piques plaisent. Le lynx, quelques années après, est devenu un groupe de presse prospère, salué et primé, s’encrant dans la tradition de la satire continentale, jusqu’à Dakar avec feu le Cafard Libéré ou encore aujourd’hui le P’tit Railleur, qui tissent la toile d’un combat pour la liberté sans trompettes militaires. La satire dans le continent a produit de grandes plumes mais bien plus en encore, elle rassemble des esprits, des hommes, le cœur même d’une marge où dans la chaleur et la camaraderie, l’anarchie se brandit comme résistance face à tous les dogmes.

Williams Sassine est mort en 1997, 53 ans. Relativement jeune même pour les standards du continent à la veille de 2000. Derniers jours tristes. La reconnaissance ? Elle est venue quand il s’en allait, ou après sa mort. Alors qu’il était déjà dans la déshérence, terriblement seul au milieu des huées silencieuses et des hourras. Comme si un cordon invisible l’avait enceint et isolé des célébrations tardives. Un cas de plus de la cruauté des temporalités dans la littérature, entre ceux qui prennent le train, ceux qui restent à quai, ceux qui arrivent en retard et courent derrière lui. Ceux qui ont loupé le bon moment ou pris le mauvais train…Une histoire de fortunes et d’infortunes, mais aussi celle d’une mystérieuse incompréhension. Mais l’essentiel semble bien acquis. Au total, une dizaine de livres en 25 ans, et les louangeurs universitaires avaient bien raison : Williams Sassine est de la trempe des plus grands. Et sa tragédie relative ajoute à la chose un surplus de saveur. Plus que l’indignation et la marge, l’un qui dit la seule colère, l’autre qui dit la potentielle folie sublime, c’est le rire qui semble être le soleil illuminé et édenté qui transcende ses livres et sa vie. Un rire peu exclamatif ou ivre. Un rire pudique et inquiet. Un rire comme offre de fraternité. Un rire sans hostilité. Un rire attaché à l’amour de sa terre et des siens. Mais un rire à l’image de ces « héros » ou « zéros » qui peuplent ses livres, combattants pour des valeurs nobles mais semblant condamnées. Un rire grave qui fait écho aux mots de Romain Gary dans La promesse de l’aube (1960), autobiographie sublime où l’autre prophète de la gaité et de l’humour inquiets, comme thérapie face à la brutalité du monde, écrivait : « j’ai grandi dans l’attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le voile qui obscurcissait l’univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié ; j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour. »

Axelle Kabou, l’excommuniée

C’est un drôle de voyage, pratiquement sans destination, peut-être sans but formel, mais qui ne manque pourtant pas d’intérêt. Aller à la recherche d’Axelle Kabou, intellectuelle franco-sénégalaise d’origine camerounaise d’une soixantaine d’années aujourd’hui, qui s’est réfugiée dans le silence depuis de longues années, c’est l’espérer furtivement, sur la pointe bretonne, au détour d’un indice numérique. La perdre. Finir par ravaler sa frustration, et se soumettre au mystère. Le coffre-fort, semble-t-il, est bien scellé, rien ne s’ébruite même en tambourinant de manière frénétique à la porte du secret. Il y a dans le silence de cette préretraitée forcée, les mêmes reflux amers que ceux de Yambo Ouologuem, autre sublime pestiféré des Lettres africaines, dont le mutisme enclos à Sévaré, est resté incorruptible jusqu’à sa mort en 2016, laissant le mythe entier ; le mystère encore plus enivrant.

Le mystère pas si mystérieux d’une retraite

Pour Axelle Kabou, on peut bien gloser, échafauder des plans, avancer des hypothèses, n’empêche, les indices sont maigres, et sauf à faire parler les témoins, les indiscrets, et intermédiaires – dont les propos sont parfois sinon toujours sujets à caution – il serait imprudent de la ventriloquer de loin. Plus sage sans doute, est-il, d’exploiter les documents ou pièces à convictions disponibles. A l’inventaire, il reste deux livres, une dizaine d’interviews, des recensions dans les travaux universitaires, des critiques ; mais surtout, de tout ceci, retenir : une réputation qui essaime encore, de colloques en conférences, où des années après son retrait du monde, la rancune contre elle reste tenace. Elle occupe le mauvais rôle : celui de traître. Comme traces d’une vie littéraire, même courte, on aura sans doute vu beaucoup plus fourni et plus bienveillant. Et la question assassine intervient dès lors très vite : pourquoi ? Pour y répondre sans gager d’être convainquant, ni promettre la « vérité », il faut brosser l’image d’un demi-siècle de débats intellectuels couleur afro, où une jeune femme de trente ans, avec insolence, et un talent sûr, probablement une certaine candeur, et sans doute bien des imperfections, a jeté un inconfort inhabituel dans les perceptions africaines de soi ; inconfort dont les traits prophétiques, aujourd’hui encore, défient ses contempteurs et le temps.

Un contexte et un livre, le début de la tourmente

Tout commence par un cri de naissance, 1991. Un livre inattendu par lequel arrive la déflagration. Le contexte africain n’est pas reluisant. Guerres, famines, horizons chaotiques, le tableau est sombre. Les promesses des indépendances s’ensablent dans la réalité d’un devenir ennuagé ; et au chevet du continent s’empressent bailleurs étouffants, institutions libérales carnassières, charognards en quête de pitance cadavérique, énamourés en quête d’exotisme, et vendeurs enivrés de cercueils. La seule vérité pourtant, c’est que les rédactions occidentales et leurs antennes puissantes, de Paris à Londres, peignent un continent à l’agonie, et il se dit même, dans les discrets télégrammes du cabinet de Bill Clinton, que rayer ce continent de la surface du globe, ne se ferait ressentir. Mais de ces grandes messes basses, plutôt communes en ce temps, racistes de surcroît, peine à émerger un propos rationnel pour expliquer, sans œillères ni lorgnettes, comment on en est arrivé là. L’image des réfugiés, baluchons sur l’épaule, des enfants malnutris, des crimes politiques, des maladies, des dictateurs découpés dans les rues, est obsédante et peint le continent en tragédie chronique. D’autant plus que ce récit médiatique apocalyptique a cohabité sans heurts majeurs avec le registre élogieux des tiers-mondistes, majoritairement blancs, qui au mépris de toute étude sérieuse, faisaient déjà entendre le refrain un poil paternaliste qui fait la paire avec le racisme négatif – avec la prévalence toutefois chez eux de la responsabilité occidentale dans le drame africain. Ce propos vire vite en catéchisme et la décolonisation sublime (Fanon, Bandoeng, Algérie…) à la mode aidant, cette idée devient paradigmatique. La faute à la colonisation s’impose très vite comme le paradigme. En somme, la bannière de ralliement, du nord au sud, qui, sur la base du sentimentalisme, plus que sur des bases factuelles, fédère des acteurs pluriels. Publier donc, dans cette période, Et si l’Afrique refusait le développement ? avec ce titre faussement naïf, prenant à rebours les thèses les plus établies, legs des farouches luttes anticoloniales, c’était se livrer à un jeu de massacre. Axelle Kabou en fit (et en fait) les frais.

Un essai à rebours des thèses dominantes

Elle a alors une trentaine d’années. Est totalement méconnue du sérail. Elle ne se démonte pas, et sa thèse est simple : les causes des problèmes africains sont à chercher dans un refus du développement, considéré comme une injonction exogène et que tout dans la structure des sociétés africaines méconnaît. Dans ses mots, cela donne : « L’Afrique doit être invitée à repenser ses choix idéologiques et sociaux, être amenée à comprendre clairement pourquoi le libéralisme économique généralisé ne peut aboutir qu’à une catastrophe. En d’autres termes, au lieu d’inciter les africains à s’entre-égorger par programmes d’austérité et de privation interposés, il faudrait d’abord chercher à savoir pourquoi l’audace, l’imagination, l’inventivité, restent des denrées rares chez eux, au bout de trente années d’indépendance. Il faut, en un mot, se rendre compte que l’Afrique a mis autour d’elle-même un puissant dispositif culturel permettant de déprimer à la base tout désir de créativité. » (Kabou, 1991 : 84). Voici pour le constat sans détour. La devise du livre, des pages avant, annonçait déjà comme promesse : « A ce titre, ce livre est bien celui d’une génération, objectivement privée d’avenir, qui a tout intérêt à travailler à l’effondrement des nationalismes étroits des indépendances, et à l’avènement d’une Afrique large, forte et digne. » (p.14) Ce constat fondateur mène à une analyse documentée, transversale, volontiers bagarreuse, à la langue chatoyante, et déjà à un amour de la formule qui fait mouche. Pour ne rien arranger, l’auteure fait appel, déjà en exergue du texte avec deux citations malicieuses, à Edem Kodjo et à Albert Memmi, incontournables auteurs de la décolonisation sous le mentorat desquels elle s’abrite, et souvent à propos.

Plus loin, le catalogue des références s’étoffe : du Cheikh Anta Diop à foison, qu’elle semble admirer, Julius Nyerere, Fanon… Elle chasse sur les terres de ses détracteurs potentiels et pioche dans l’héritage panafricain qui reste une source commune quand elle ne tombe pas en coupe réglée des sectarismes. En plus, elle a bachoté : des coupures de presses, une bibliographie impressionnante, une hargne dans les références, des citations, viennent prévenir les procès probables en légèreté. C’est un vrai essai, dans la tradition de la colère sublime, avec ses envolées emphatiques comme ses faiblesses répétitives, propres aux épanchements indignés. La manœuvre est habile de sa part et l’ensemble est entrainant. Mais quelques extraits mas dégrossis sont du pain bénit pour ses ennemis. En effet le langage aux codes racialistes ne passe pas, surtout au vu du passé, du passif, de l’estime de soi mise à rude épreuve par les parenthèses esclavage/colonisation et leurs séquelles ; tout cela venant d’une fille du continent. Un crime de lèse-mélanine ! Impardonnable ! Voilà une accumulation qui rend les réactions épidermiques, car la plume est partie trop loin dans la plaie, jusqu’à l’os, sinon au cœur. Elle charrie des blessures liées au refoulement de cette histoire encore trop fraîche ; ce crime de révélation du sacré que ne pardonnent que très peu les siens.

Bilan : assez de tares pour apparaître comme la figure même de la félonie. Quand on remonte cette période, la réception du livre se fait en deux temps : l’essai est salué, la scène médiatique s’embrase, la nouveauté intrigue, l’originalité est piquante. Qui est cette jeune femme formule-t-on in petto avec un mélange de curiosité saine et de voyeurisme. Le livre se diffuse et fige chacune des chapelles dans ses certitudes. C’est un objet brûlant que chacun se repasse. Mais très vite arrive la deuxième lame, pour contrer l’enthousiasme qui commence à épaissir. Le crash succède à l’envol. Le livre devient un phénomène malodorant : du souffre brut. Comme toujours, peu importe qu’il soit lu, ses thèses, ramenées à l’os, les découpes malhonnêtes de son propos, les interprétations malveillantes, font flores. Et les critiques abondent. Il est étonnant à les recenser de voir le nombre de textes qui se sont élevés dans les revues contre cet essai rapidement disqualifié pour ses charges qualifiées d’« excessives » ! Jean-François Revel, auteur du pamphlet Pourquoi des philosophes ? (1957) l’annonçait pour se défendre contre les attaques : la meilleure manière de tenter de disqualifier un livre, c’est de le qualifier de pamphlet. Car cela suppose l’excessif donc l’insignifiant. Mais il s’empressait d’ajouter que la vérité est toujours excessive parce qu’insupportable. Axelle Kabou, grande lectrice d’essais, a sans doute lu Revel mais elle ne déjoue pas pour autant le piège qui se referme sur elle.

Le processus de la quarantaine

Des deux côtés des relations post-coloniales, elle est prise en étau. Récupérée par les paternalistes négrophobes ; vilipendée par les maternalistes négrophiles ! Tous parisiens. Pas sûr qu’au fond du Cameroun, on eut ainsi la chance de se faire une idée… Mais peu importe. Son discours n’est ni souhaitable, ni défendable, il vient faire grincer le récit porteur de la décolonisation, et qu’à ce titre, le bâillon est l’instrument efficace. Vient ensuite le temps des attaques personnelles, sur un texte qu’elle n’aurait pas écrit, sur son ascendance familiale qui entérinerait son statut d’uncle Tom, sur ses complexes biologiques. On dégaine Frantz Fanon pour lui prêter un masque blanc et la maintenir en distanciation sociale et littéraire. On note alors le nombre impressionnant d’écrivains et d’intellectuels qui mènent le front pour la débusquer en termes peu amènes. Finalement, de débats sur l’essentiel, très peu. Celle qui est fonctionnaire internationale repart dans sa tanière. Elle ne s’épanche que très peu sur les attaques et consent à un silence, sans jamais renier, au fil des années son livre incriminé.

Dans la mécanique de sa mise à l’écart, il y a tout ou presque du rituel de l’excommunication : le blasphème originel, le rejet fanatique et fatalement le silence. C’est un mauvais filon que d’essayer dans son œuvre de responsabiliser les africains en termes crus et sans imputer la responsabilité à l’ailleurs. Ceux qui s’y risquent ont souvent des fusils à une munition. Même habile, un tir esseulé dans la cible et c’est plus ou moins la fin de partie. Jean-Paul Ngoupande et Moussa Konaté en sont d’autres exemples avec des fortunes plus ou moins similaires. Cette ligne de crête est à risque, et tomber du mauvais côté de la barrière, celui où le reniement de soi (thèse offensive d’un essai de Bourahima Ouattara paru en 2017 chez Présence africaine) condamne à la solitude. Même Ayi Kwei Armah, auteur du merveilleux et sombre The Beautyful Ones Are Not Yet Born (1968), lui qu’on ne suspecte d’être un renégat, a dû endurer que le pape Chinua Achebe attaque son livre comme prêt de flanc à l’ennemi. De René Dumont à Stephen Smith, de L’Afrique noire est mal partie (1962) à la Négrologie (2003), il s’est écoulé un douloureux temps, trois décennies, où tout ce qui s’apparente à une critique des dispositions endogènes africaines, vous faisait remonter à l’ascendance du conte Arthur de Gobineau et à ses tristes délires raciaux. Comment faire la part des choses ? Entre un racisme évident, condescendant, et la parole intellectuelle libre, critique, radicale, comme contribution à la controverse continentale et au-delà ? Peut-on sacrifier un esprit, un talent, pour la simple et bonne raison, d’un blasphème premier contre un ordre, qui plus est relatif ? Quid du débat, comme fondement académique, manière presqu’unique de tester la vérité, de la confronter, d’éprouver sa solidité et sa résistance ? Quid de l’exigence de scènes ouvertes représentatives de la diversité des opinions pour ne pas nourrir des marges déjà acquises aux marchands d’espoir qui conchient la culture ? Des questions sans doute vaines, idéalistes, mais essentielles. Aujourd’hui, Axelle Kabou ne parle plus. On s’empressera pour objecter que rien ne l’empêche de parler. Objection sans doute recevable, mais c’est oublier, la violence d’une séquence et le refuge que peut être la volonté de la tabula rasa. Malgré tout l’hygiénisme qui javélise les propos estimés inconvenants, les problèmes sont restés les mêmes et comme un pied-de-nez, il n’est pas sûr, qu’elle eut franchement tort.

Le bref retour avant la retraite définitive ?

20 ans après Et si l’Afrique refusait le développement ? Axelle Kabou est revenue sur la scène, avec un livre historique ambitieux, Comment on en est arrivé là, publié en 2010. Fresque impressionnante qui redresse l’histoire du continent. Moins polémique, tout en gardant son rythme, son érudition, sa densité, le livre est passé relativement inaperçu. Comme si le mal était fait et que la réputation sulfureuse avait glacé les intérêts, ce volume, essentielle contribution à la discussion, est marginalisé, frappé par la malédiction. Les structures hiérarchiques, qu’elles soient religieuses ou traditionnelles et leur aura dans le continent, ont figé, de concert ou à la suite du temps colonial, les scènes africaines dans des postures immobiles. Le monde intellectuel, au lieu d’y faire entendre une note dissonante, y a apporté une certaine caution, dont le développement tardif est préoccupant. Il fut un temps, pas si vieux, par revues interposées, Senghor et Mongo Béti pour ne citer qu’eux, pouvaient s’invectiver en termes très verts, sans pour autant que la disqualification ne vienne jeter l’opprobre sur l’un des protagonistes. Il semble que ce souffle d’échanges contradictoires et vifs, qui a été actif dans une certaine mesure chez les aînés, n’infuse pas assez dans les temples actuels, où le nettoyage numérique des réseaux sociaux – et pas qu’eux – n’aidant pas, le désaccord finit toujours dans l’hostilité. Peut-être est-ce, pour le travail de l’esprit et l’univers littéraire, dont l’échange épique est l’énergie principale, la plus mauvaise des nouvelles : une apathie doucereuse, signe le plus clinique de l’extinction prochaine. Un calme relatif où la qualité des textes ne fait plus les hommes, mais les qualités morales des hommes, font les textes.

Ceci ne fait bien sûr nullement d’Axelle Kabou une sainte. Le statut d’exclue ne garantit pas le martyr, et fort heureusement. Une victime n’est pas une immaculée. Le statut de victime n’ouvre qu’un droit : celui de la justice. Il n’est pas un privilège. Inutile par conséquent de demander sa canonisation – elle s’y opposerait du reste – mais seulement souhaiter qu’une culture de la controverse saine viennent qui rendre lui hommage pour éviter d’autres gâchis. L’histoire littéraire du monde regorge d’exemples d’auteurs crucifiés, d’étoiles filantes, d’œuvres monolivresques, d’injustices, mais cela fait partie du deal ; il faut consentir aux lois d’un monde marchand où la caducité peut frapper jusqu’au talent car rien n’est acquis, pour un lectorat qui change, et un commerce qui s’adapte à la cruelle loi de la mode. A ce titre, il n’est nullement besoin de se pâmer ou d’être béat, face à Axelle Kabou. Ni d’entretenir l’image de l’écrivain maudit, déchu, contre une caste dorée. Ce serait bêtement renverser l’accusation et barboter dans les passions tristes. On se souviendra de l’enquête fouillée [i]et inestimable de Jean-Pierre Orban, sur Yambo Ouologuem et de son manuscrit « le devoir de violence ». Où on apprend qu’il est souvent bien cavalier d’ériger rapidement des héros en martyrs victimes pures d’injustices, car les péripéties sont souvent bien plus complexes et on y est toujours, même pour peu, dans son malheur. Ses livres sont discutables. Il faut les discuter donc et non les brûler dans ces autodafés chics qui caractérisent notre époque. Voilà la seule requête. L’échange comme filtre, pour ne pas nourrir les marges et leur appétence à la conspiration. Cette logique académique de la contradiction est la perte originelle du continent, où l’absence de scène locale, de fait momifiée ou interdite, déporte les discussions ailleurs, pour rejoindre la terrible extraversion des ressources : humaines, économiques et idéologiques. Et Axelle Kabou le note si bien, dans sans doute le flair le plus inspiré de son livre.

Boniface Mongo-Mboussa qui fut l’un des derniers à recueillir son propos à la sortie de son dernier livre, dans un remarquable entretien[ii], fleuve mais riche, se souvient d’une femme obsédée par le travail et blessée. La défendre, c’est prendre le risque de porter une part de son opprobre sur soi. Et c’est lourd. Elle qui ne se considère pas comme pas comme « écrivain », y donne les clefs de son travail d’essayiste scrupuleuse et bosseuse. Le propos est vaste, vertigineux et tire à grands traits le portrait de ce mystère, sur lequel chaque partie, à coups de ragots, émet des hypothèses sans jamais percer à jour les vérités. Victime zéro de la nouvelle ère des excommuniées, Axelle Kabou peut s’honorer d’avoir semé une graine. Celle dont ni l’excommunication, ni les brimades, ne peuvent empêcher la lente et inexorable floraison.  Dans l’histoire, les censeurs ont toujours perdu en bout de course. Des victoires – et encore – immédiates, pour des défaites au long cours.


[i] https://journals.openedition.org/coma/1189

[ii] http://africultures.com/comment-lafrique-en-est-arrivee-la-9916/

Valls, le mauvais prophète

Le cliché est devenu classique. Dans le bureau de Michel Rocard, alors idole atypique du parti socialiste, les jeunes loups sont là. Tous appelés, dans un proche avenir, à jouer les premiers rôles. Autour du mentor, chanterait Aznavour, « ils sont venus, ils sont tous là » : le sympathique Benoît Hamon, l’inexpressif Jean-Christophe Cambadelis, le maudit Manuel Valls, le bureaucratique Pierre Moscovici. A l’ombre du tuteur, l’ambition est déjà perçante dans ces regards jouvenceaux. Ils ont à peine trente ans, dans la fin de ces années 90, des cheveux, des idées, mais surtout un modèle qui se tâte pour la mêlée présidentielle.

C’est en termes de doctrine politique qu’il faut d’abord attaquer l’affaire. Poser à côté de Rocard, dont le destin présidentiel a été chahuté, probablement par une rigidité trop marquée, une langue inaccessible, et une érudition teintée de snobisme…c’est acte d’allégeance à une personnalité qui a incarné une ligne précocement novatrice à Solférino. Le refrain est connu : Mitterrand arrive à l’Elysée en 81, et dès 83 c’est le tournant libéral, sous la conduite partielle de Michel Rocard, ministre du plan. Ce moment est devenu un instrument de datation tant il est symbolique d’une abdication précoce de la gauche, regrettée amèrement, comme un acte de trahison.

La fin pour beaucoup des vieilles lunes du socialisme. Une illusion qui perdure sous d’autres formes, car cette libéralisation à tour de bras se fait dans un contexte européen, où les tabous marxistes qui contraignaient encore la gauche à s’opposer au marché s’estompent de plus en plus. En Allemagne particulièrement, où le verrou a sauté bien plus tôt. Une bonne partie de la gauche a abandonné les références marxistes, et accéléré la fonte dans l’économie de marché dans le fameux Bad Godesberg.  En quelques années, les sociaux-démocrates prospèrent, jusqu’en Scandinavie, devenue le bon élève de la gouvernance, en passant par le Blairisme qui insuffle de la souplesse dans le thatchérisme. L’expérience fait des émules. Sorte de benchmark européen qui ringardise les vieilles querelles de chapelles et promeut déjà une mondialisation.

Quid de la France ? 1983 fracture la gauche. Encore plus qu’à l’accoutumée. Seul Rocard incarne alors avec cran les prémices de cette social-démocratie, avant que Dominique Strauss-Kahn, des années plus tard, ne lui donne plus d’épaisseur, de légitimité et d’horizon. Quand Rocard prend la tête du parti socialiste au début des années 90, l’économie de marché n’est plus réellement un sujet interdit sauf pour l’aile gauche militante. La jeune garde qui pose ce jour-là dans son bureau, semble au faîte de cette bascule. 30 ans plus tard, on ne saurait dire qui a vraiment trahi le pacte. Benoît Hamon, apparatchik s’est vu confier le ministère de l’éducation nationale. Montebourg a eu l’Economie. Valls, l’Intérieur. Tous sous l’autorité – qui l’eût cru – de Hollande, qui, habilement, dans les querelles des motions, a tenté l’équilibrisme des synthèses, qui bon an mal an, ont converti le parti socialiste au libéralisme. Un coup gagnant pour le corrézien. Mais, curieusement, plus le parti socialiste flirte avec le pouvoir, plus il prend l’eau : Mélenchon, bien avant Hamon, mène la dissidence.

A l’expérience, avec les bouleversements écologiques, les crises migratoires, la mondialisation malheureuse, les désindustrialisations, le péril islamiste, l’essor du numérique, les schismes de la gauche sont devenus intenables. Hors de portée de la magie des seules synthèses Hollandistes qui masquaient les fissures. Résultat des courses : la fronde. D’abord au sein du gouvernement, celle de Hamon. Ensuite, le départ, celui de Montebourg. Ne reste plus que Valls, promu à la primature. Il serait sans doute bien cavalier de prêter au cliché originel une valeur de pacte. A s’amuser, on pourrait s’interroger, sur qui, réellement, croyait au marché en digne héritier de Rocard, et qui posait par pur opportunisme. Si on ne peut l’affirmer avec certitude, Manuel Valls ne serait probablement pas le plus à accabler, même si la thèse qu’il serait un héritier de Rocard a souvent été battue en brèche avec des arguments fort recevables.

Le maire d’Evry a déjà tout connu. L’ivresse d’une ascension, d’un homme dit de poigne. Il a incarné très tôt, au risque de le surjouer, avec des effets de manches, cette figure de la gauche forte et décomplexée. Manuel Valls ne s’en cache pas. Il clive. Il divise. Il indigne. A Beauvau, portefeuille qui fabrique les statures présidentielles, il a une vue stratégique sur les fractures françaises. Celui que les observateurs surnomment alors le « Sarkozy de gauche » bande les muscles. Sur ces sujets inconfortables de l’aveu même de Jospin, Manuel Valls se lance dans les bras de fers, fonce sur les tabous. Langage martial, phrases maladroites, rodomontades, l’homme n’est pas en avare en surenchères. Un jour ce sont les roms : « Les roms ont vocation à retourner en Roumanie ». Le suivant, les sociologues : « Expliquer, c’est excuser ». Il déplore au marché d’Evry, sa ville, l’absence de blancs : « mettre quelques whitos, blancos ». Valls est sur tous les fronts. Traitre à son parti ? Les critiques fusent. Valls ne s’est pas toujours facilité la tâche, abandonnant sa parole de soutien à Hamon après sa défaite aux primaires de 2017. Ses détracteurs compilent savamment ces actes de trahison avec malveillance, pas toujours sans vérité. Théoricien des gauches irréconciliables, il n’a pas hérité de la componction bourgeoise de Rocard, du velours des mots. C’est un impétueux. Les foudres s’abattent sur lui et l’abîment. C’est le début d’un vertige, qui lui mettra à dos une partie de son propre parti, où des notes du laboratoire d’idées Terra Nova demandent plus d’égards pour les minorités. Valls s’entête. La droite le méprise ou l’embrasse mais dans des baisers étouffants. La gauche le disqualifie. Le premier flic de France pourra citer à loisir, nombres de locataires de Beauvau éreintés par les bonnes consciences pour s’additionner à la filiation des gendarmes martyrs. Il est en première ligne : il endosse. Surtout, quand Hollande déserte la question et préfère ses rendez-vous avec les journalistes Davet et Lhomme pour évoquer le sujet. Comme toute ténacité, celle de Valls est perçue comme obsessionnelle. Il est accusé d’islamophobie. L’accusation n’a pas besoin d’avoir une prise avec la réalité : elle fait tache d’huile et prolifère de façon irréversible.

Comme symbole, premier moment de cristallisation de la désaffection de Valls dans l’opinion, l’énième expression de l’affaire Dieudonné. Valls prend à cœur la question et fait de l’interdiction de l’humoriste un combat personnel. Il évoque son attachement à la communauté juive, celle de son ex-compagne, violoniste. Point de vue perçu comme partial et partisan dans de larges portions de la population, surtout chez les jeunes, citadins comme ruraux. Peu soutenu, lâché dans cette sale guerre, accablé par une bonne partie des banlieues, Valls endure. Reculer, expliquer, tempérer, prendre de la hauteur ? Que nenni, Valls est sûr d’avoir raison. Dans un parti échaudé par la question migratoire, et celle du malaise des banlieue depuis 2005, une bonne partie de la gauche a battu en retraite. Valls n’a pas eu la diplomatie de retisser les lambeaux de cette fracture. Avoir raison ne suffit pas en politique. Encore moins raison trop tôt. Et ça ne donne aucun avantage. En politique, plus qu’en religion, les prophètes sont mal vus : par ceux qui les combattent, mais surtout par ceux qui sont obligés de les reconnaître.

Pour ne rien arranger aux affaires du natif de Barcelone, devenu français à 18 ans – ce gage de sang-mêlé qu’il donne comme Sarkozy un 14 janvier 2007 – la France des années 2012 est celle de l’installation sporadique du péril de l’islam radical. Charlie Hebdo est incendié en 2011, ses soutiens se raréfient, ses détracteurs doublent, avec, pour une fois, un foyer à gauche. Valls défend le journal. Quelques années plus tard, le foyer syro-iraquien suite au printemps arabe avorté, attire nombre de candidats au Djihad. Les premiers départs de français se multiplient. En Mars, Mohamed Merah assassine 7 personnes à Toulouse, dont des enfants juifs. Premier grand choc depuis Khaled Kelkal. Toute la France découvre le visage poupon de l’assaillant, ses revendications. S’ensuivent les assauts en direct. Valls, comme un triste symbole de sa condition d’aimant à sujets sensibles, est encore en première ligne. En 2015, l’attaque contre Charlie Hebdo le remet en scène. La France est abasourdie. La communion internationale s’illumine partout et les processions de recueillement animent les rues. A l’assemblée nationale, celui qui est devenu entretemps premier ministre, fait alors un grand discours. Dithyrambe dans la presse. On loue les accents gaulliens. La standing ovation, dans la gravité du moment, donne des inflexions régaliennes de raffermissement du lien républicain. Cette fibre digne de Clémenceau, un des pères de la laïcité française, séduit. Valls s’inscrit dans la filiation de ce flambeau délaissé.

A la social-démocratie première, Valls ajoute ainsi à ses combats la défense de la république, de la laïcité. Ce discours est un court répit. Survient le temps d’un souffle national le 13 novembre, en plein dans les déchirures post-Charlie. Emmanuel Todd symbolise alors le camp des anti-Valls avec son essai Qui est Charlie ?. La dislocation de l’unité française face à l’attentat du 7 janvier saute aux yeux. Après les ennemis politiques intérieurs et extérieurs, une bonne partie de la jeunesse dont particulièrement les banlieues, les héritiers nombreux de Dieudonné, les militants de l’islam politique, Manuel Valls doit affronter les intellectuels, les sociologues. C’est beaucoup pour un homme seul, esseulé. Avec Bernard Cazeneuve, son remplaçant à Beauvau, lui qui ne fait pas de vague, ils pilotent en tandem la riposte au 13 novembre dans une France abattue. François Hollande avance la déchéance de nationalité mais c’est Valls qui est tenu coupable de cette droitisation qui indigne jusqu’à Taubira et fragilise encore un pouvoir affaibli. Rien n’y fait. Son combat contre l’islamisme radical est impopulaire, difficile à mener. Nommer l’ennemi, désigner le salafisme, le séparatisme, prendre position sur le casse-gueule sujet du voile, ne plus seulement désigner les actes violents, mais cibler le développement d’une contre-société inspirée par l’islam rigoriste tel que c’est constaté dans une abondante littéraire alarmiste, parler d’apartheid… Valls affronte, toujours esseulé, un combat bien trop grand, sans aucunes rétributions politiques, là où nombre de ses collègues maires négocient la paix sociale au prix de renoncements. Manuel Valls devient un épouvantail.

Ses partisans, dont un quarteron de fidèles, manœuvrant dans le Think Tank l’Aurore, ou encore dans le Printemps Républicain, le soutiennent. Mais l’image même de Valls suscite une détestation pavlovienne, irrationnelle. Quiconque s’y associe risque l’opprobre. Dans une France morcelée, les mots République, Laïcité, résonnent drôlement, comme des promesses non tenues, des illusions, des coquilles vides. Des slogans pour beaucoup. Une dévaluation acquise à gauche, dans les médias comme dans la population, où l’inadéquation entre le ressenti des populations et les prescriptions des élites créent une drôle de scène de guerre des tranchées politique. Comme dans une lutte des classes bizarre, la population se droitise, les aires de fabrication du prestige intellectuel s’ancrent toujours à gauche. En attaquant ces mandarins, Valls signait son acte de mort. Tout ce qui suspecté de défendre des valeurs républicaines, tout en se disant de gauche, se voit déporté inexorablement vers la droite réactionnaire. C’est le sort De Valls. Ce fut celui de Chevènement. Au second, le mérite de la stature, celui de la parole rare, et de l’apriori de la sagesse. Pour Valls, rien, il est affilié à la droite extrême, au mépris de tous les engagements antérieurs.

L’ultime coup à Manuel Valls a été porté par Emmanuel Macron, son ministre. Qu’est-ce donc que Macron sinon les cendres du Vallsisme qui remplissent l’urne du macronisme :  la transition du socialibéralisme austère au socialibéralisme gai ? Valls avait raison trop tôt ; mais il n’avait pas idée des forces en présence, ni ce temps d’avance pour pressentir les mutations. Captif de ses convictions, il a surévalué la témérité comme atout en politique, là où la souplesse, le flair, auraient pu le sauver. Mourir pour ses idées, c’est surtout mourir tout court. Macron a effectué un pillage méthodique du courant de Valls. Il aurait pu figurer sur le cliché à côté de Rocard. Un pillage aux saveurs d’humiliation, tant on a vu Valls quémander un poste à son bourreau définitif. Un adoubement par En Marche, tant convoité, jamais venu. Une victoire triste dans sa circonscription lors des législatives, de quelques voix, comme l’ultime symbole de l’acharnement du destin. Des ors de la république à la petite épicerie électorale pour compter les voix de sa survie. L’exil catalan auquel il consentira pour candidater pour la marie de Barcelone semble donc un drôle de répit. Un baroud d’honneur, auquel il a mis fin dans un brouillard qui avait tout d’un autre échec. Il n’est prophète ni dans le berceau originel, ni dans son pays. Mais ses idées restent elles les points d’ancrage du débat. Elles le structurent. Sur Dieudonné, désormais tout le monde le suit. On ne compte plus le nombre de livres qui parlent du péril islamiste : le grand sujet de Valls. Une drôle de victoire. On pourrait résumer avec malice mâtiné de cynisme : le djihadisme violent a tué plus de deux cent personnes en France ; l’islam politique a tué Valls.

Chaque épisode terroriste le remet en selle sans le réhabiliter. Sur Twitter, il déchaîne les passions et postule sans doute au titre de politique le plus détesté de France. « Son nom seul jette l’effroi aussitôt qu’il est dit », écrirait Jean-Roger Caussimon. Le mauvais prophète récupère des gains modestes de sa préscience. Il pourra, en guise consolation, se réjouir de voir son ombre hanter les nouveaux périls de la France postcoloniale, avec le maudit (ou chatoyant) titre de mâle blanc de 50 ans résistant. Après lui auprès de Rocard, y aura-t-il des héritiers de Valls ? Il est amusant de noter que le même destin guette Gérald Darmanin, lui qui semble être le mélange entre Nicolas Sarkozy et Manuel Valls. Il y a fort à parier que l’actuel ministre de l’Intérieur tentera de viser le charisme guerrier du premier mais n’héritera que des ennemis du second.

Entretien avec Khalid Lyamlahy

Entretien avec Khalid Lyamlahy, réalisé en Juin 2020

Auteur, critique, universitaire, Khalid Lyamlahy est un ambassadeur des lettres, au profil atypique et précieux dans le paysage littéraire africain et maghrébin. Auteur en 2017, aux éditions Présence africaine, de « Un roman étranger », un texte qui interroge la création littéraire, les réflexions sur le renouvellement du titre de séjour et l’amour. Passé par Oxford et aujourd’hui enseignant à l’université de Chicago, il porte un regard, entre autres, sur les relations littéraires des deux côtés du Sahara, sur la nécessité d’une critique exigeante. Entretien et portrait.

L’œuvre

Un roman étranger est votre premier roman, un roman atypique qui interroge la notion même de la création. Le roman commence par une démarche pour un renouvellement de titre de séjour, Porte d’entrée voire prétexte comme l’indique la quatrième de couverture, pour une réflexion plus profonde. Un titre de séjour dont on suit la gestation, comme celle du texte, mis en scène par le narrateur à la première personne du singulier. A la fois toutes les démarches, l’engrenage qu’elles constituent, et le roman qu’il commence, tout communique. C’est un ouvrage à la construction très originale, à la langue riche et limpide. On est tenté de vous demander : qui du titre de séjour ou du roman sert de prétexte pour l’épanouissement de l’autre ?

C’est là une question très intéressante. Bien entendu, je laisse au lecteur le soin de trancher mais je suis tenté de répondre que chacun sert de prétexte à l’autre. La démarche du renouvellement du titre de séjour donne forme au roman et, de même, le processus éprouvant de l’écriture ouvre la voie à un questionnement sur l’identité et le statut de l’étranger. Deux questions m’ont accompagné tout au long de ce roman : comment transformer la carte de séjour en « objet » littéraire et comment faire dialoguer la page blanche et la pièce d’identité ? Dans un cas comme dans l’autre, et même s’il n’est jamais total ou abouti, « l’épanouissement » – pour reprendre votre terme – s’apparente à un long parcours figurant à la fois le cheminement de l’écriture, avec son lot de doutes et d’incertitudes, et la quête du titre de séjour, avec sa somme d’étapes éreintantes.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ? Comment avez-vous eu le déclic ?

L’idée de départ était la suivante : écrire un roman qui explore les thèmes de l’identité et de l’écriture autour d’une difficulté transversale qui nourrit l’objet-roman. Le déclic est venu par la forme : j’ai eu d’emblée l’idée de construire le roman suivant une structure triangulaire alternant les trois niveaux de la narration (le renouvellement du titre de séjour, l’écriture du roman et l’histoire d’amour). Les trois niveaux sont bien entendu liés mais cette structure m’a permis de ménager des espaces de respiration et de réflexion où je m’interrogeai sans cesse sur le rapport entre le texte en cours d’écriture et la pièce d’identité, entre le domaine des sentiments et celui de l’administration, etc. J’ai voulu aussi écrire un roman qui témoigne à la fois de l’expérience d’un grand nombre d’étrangers et de la souffrance inhérente à toute création (d’où la première épigraphe empruntée à Camus). L’expérience du narrateur est loin d’être représentative mais elle permet d’opposer à l’épreuve de la carte de séjour celles de l’écriture éprouvante et de l’amour condamné : un jeu de miroirs pour pouvoir « exister » sur la page. 

Ce qui frappe aussi à la lecture de votre livre, c’est un côté très détaillé et minutieux, parfois même capricieux, dans les descriptions et des restitutions à la fois des paysages et des psychologies. On a une description de tous les objets et protagonistes du récit, le distributeur bancaire, le photomaton, l’échange avec la guichetière du cinéma… ou l’objet même du titre de séjour. D’où vous vient ce goût de la précision quasi-ethnographique ?

J’ai écrit ce roman lors d’une période pendant laquelle je lisais beaucoup les écrivains du Nouveau Roman. Certains diront que le Nouveau Roman (une catégorie, faut-il le rappeler, qui est loin d’être homogène) appartient désormais à l’histoire littéraire. Toujours est-il que je garde une affection particulière pour les romans de Robbe-Grillet, Simon, Sarraute, Butor et les autres. Leurs écrits m’ont alerté sur la nécessité de saisir la réalité dans ce qu’elle a de plus immédiat et de plus éphémère tout en interrogeant de manière continue « l’aventure de l’écriture », pour reprendre le terme de Jean Ricardou. Ecrire, c’est tenter d’appréhender un monde qui ne cesse de nous échapper ou de nous être refusé (d’où la seconde épigraphe empruntée à Cioran), un monde souvent étouffé dans des jeux de pouvoir, des rapports de domination, des logiques de fuite, d’exclusion et de mise à l’écart. Dans Un Roman étranger, je voulais reconstruire la cartographie de cette solitude où se nouent l’écriture et l’identité, d’où les descriptions minutieuses et les restitutions détaillées, toutes animées par la mise en question de l’écriture. Je voulais provoquer les conditions d’une immersion totale du lecteur en lui donnant à voir le monde de l’autre et en poussant l’exercice (ou le « caprice » comme vous dites !) à la limite du vertige et du malaise. Après tout, la répétition qui traverse le roman de part en part n’est qu’un double reflet du processus de l’écriture et du renouvellement du titre de séjour.

Le roman triangule autour de 3 personnages : le narrateur, Sophie pour qui il éprouve des sentiments ambigus, et Lucien un ami peintre troublé par les mêmes questionnements pour la création. Tous les trois sont des amis de la faculté, le roman tisse entre eux une relation faite d’incertitudes, de non-maîtrise de leur destinée, et d’une certaine absurdité presque camusienne dans leurs conversations, leurs rencontres. Est-ce pour vous une métaphore de l’acte d’écrire, qui reste la principale interrogation du texte, un perpétuel inachèvement ?

C’est une lecture qui me paraît intéressante. A mon sens, l’incertitude et la non-maîtrise sont deux caractéristiques inévitables de l’écriture. On écrit contre mais aussi avec ses doutes. On perd le contrôle du récit, on voit émerger des scènes ou des sensations imprévisibles, on se laisse aller au grand vide de l’écriture. Je pense qu’on ne parle pas assez de l’écriture comme souffrance troublante et discontinue, comme épreuve soumise à toutes sortes d’aléas. Tout se passe comme si on refusait d’« abîmer » la figure de l’écrivain-créateur qui maîtrise son sujet, comme si on acceptait de ne rien dire pour préserver le charme, le plaisir ou l’aura de l’écriture. Je voulais briser ce silence en mettant en scène un narrateur qui s’interroge sans cesse sur l’aboutissement de son roman, qui décrit ses peurs, ses angoisses, son inquiétude face au « devenir » de son écriture. Cette lutte se déroule entre la page blanche et les couloirs de la Préfecture. En ce qui concerne l’absurdité de l’existence, tout a été dit ou presque. Je ne voulais pas verser dans le discours philosophique mais seulement restituer l’écart à la fois troublant et fécond entre l’expérience d’un homme qui veut écrire un roman et un monde qui lui oppose une hostilité banalisée, une violence impeccable. L’écriture correspond à la tentative de restituer, et peut-être combler, cet écart. 

En interrogeant le renouvellement du titre de séjour, beaucoup d’étrangers pourraient s’identifier à votre livre. Les démarches sont identiques dans toutes les préfectures françaises. Vous arrivez à capter l’angoisse qui habite ces moments, l’incertitude, parfois même la peur, sans jamais pourtant que le roman ne bascule dans un réquisitoire contre la situation des immigrés. Est-ce un choix volontaire ? Plus globalement que pensez-vous vous-mêmes de ces séjours à la préfecture ?

Oui, vous avez raison. Je ne voulais pas écrire un réquisitoire mais plutôt un témoignage romancé sur l’expérience du renouvellement du titre de séjour. Il m’a semblé que la priorité – du moins dans un premier temps – était de décrire ces moments d’angoisse, de trouver les mots pour dire la peur et l’incertitude qui envahissent le corps de l’étranger. A moins d’avoir vécu cette expérience, la démarche et les sentiments qui lui sont associés restent largement méconnus. Je dois préciser ici que le narrateur de mon roman est plutôt un privilégié : il n’est pas obligé de dormir devant le bâtiment de la Préfecture ni d’y retourner à de nombreuses reprises. C’est dire si la réalité peut être beaucoup plus atroce que la fiction ! Par ailleurs, j’ai choisi de ne pas situer le roman dans une géographie précise ni d’enfermer le narrateur dans une identité particulière. Face au renouvellement du titre de séjour, tous les étrangers sont réduits à des documents photocopiés, des récépissés tamponnés, des interrogations sans fin. Cette angoisse administrative a quelque chose d’universel même si les parcours et les expériences différent. C’est précisément la tension insoutenable de ces démarches qui m’intéressait. Personnellement, je pense qu’il faudrait mettre encore plus de lumière sur les conditions, souvent absurdes et inhumaines, qui créent cette tension et favorisent l’humiliation, le rabaissement et l’exclusion des étrangers.

Khalid, vous êtes marocain, vous avez publié chez Présence Africaine. Pourquoi avoir choisi cette maison ? Et pensez-vous que l’Afrique ait une « unicité littéraire » ? Ou bien y a-t-il clairement une scission entre le nord maghrébin et le sud subsaharien ? Quelle perception en avez-vous ?

J’avais envoyé le manuscrit à plusieurs maisons d’édition, aussi bien au Maroc qu’en France, mais sans succès. L’aventure d’un premier livre n’est jamais de tout repos et j’avais l’impression de vivre quelque part le prolongement du roman ! Je connaissais très bien la maison d’édition (et la revue) Présence Africaine et j’ai pensé que le thème du roman pouvait les intéresser. Le processus de publication a été un peu long mais j’étais ravi et fier de voir le roman intégrer une institution qui a joué un rôle fondamental dans l’essor des littératures africaines avec un catalogue prestigieux et incontournable. Par ailleurs, on oublie souvent que Présence Africaine a publié des auteurs maghrébins tels que le poète algérien Noureddine Aba, l’universitaire et économiste marocain Driss Dadsi ou encore l’écrivain et dramaturge tunisien Hafedh Djedidi. Le hasard du calendrier a fait qu’en 2017, année de la parution du roman, le Maroc était l’invité du Salon du Livre de Paris. J’ai donc eu l’occasion de présenter le roman aussi bien au stand du Maroc qu’au Pavillon des Lettres d’Afrique. J’en garde un excellent souvenir et des échanges de grande qualité avec des lecteurs de tout bord.

Sur la question du rapport entre le nord maghrébin et le sud subsaharien, j’aimerai commencer par citer Souleymane Bachir Diagne que je lisais récemment. Il rappelle, à juste titre, que pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’Afrique ? », on doit commencer par comprendre que le Sahara n’est pas une séparation entre deux mondes mais plutôt une zone de commerce et d’échange qui a toujours été parcourue par les hommes, les biens et les idées. Bien entendu, les rapports entre le nord et le sud sont façonnés par l’Histoire avec son lot de traumatismes dont celui de l’esclavage. Il faut enseigner et étudier cette histoire, éclairer les consciences, rappeler les crimes du passé et œuvrer au présent pour éradiquer les différentes formes de racisme qui, faute d’éducation, continuent malheureusement de sévir au Maghreb et ailleurs. Il me semble aussi que l’une des clés est d’apprendre à « franchir » cette pseudo-séparation entre le nord maghrébin et le sud sub-saharien : par exemple, les auteurs maghrébins devraient lire beaucoup plus leurs confrères sub-sahariens et vice-versa. A cet égard, la traduction doit jouer un rôle majeur de transmission et de désenclavement. Malheureusement, très peu d’auteurs africains sub-sahariens sont aujourd’hui traduits en arabe : c’est incompréhensible ! Il faudrait aussi favoriser les projets communs en art, en littérature et en science. La jeune génération a les moyens de le faire : jeter des ponts, créer des espaces de dialogue, opposer aux clichés et aux préjugés la force de l’échange et de la pensée commune.

La migration, l’exil, sont de vieux thèmes de la littérature universelle, et encore plus chez les immigrés africains. Vous l’abordez par un prisme très particulier, de cet acte anodin, pensez-vous plus philosophiquement qu’on puisse subordonner la vie de quelqu’un à une simple légalité administrative ?

La réponse est bien évidemment non. La vie ne peut se réduire à une simple démarche ou pièce administrative. Toujours est-il que sans le fameux titre de séjour, l’étranger se voit dénier le droit de résider, de se déplacer, de travailler, d’effectuer toutes sortes de démarches. Le titre de séjour a quelque chose d’ambivalent : nécessaire mais éphémère, anodin mais indispensable, renouvelable mais tributaire de toute une série de circonstances et de conditions qui échappent souvent au contrôle de son titulaire. Il me semble que cette ambivalence fait écho à celle de l’exil, de la migration : déchirure entre l’ici et l’ailleurs, instabilité du quotidien, état de suspension et d’incertitude. Dans Un roman étranger, j’ai voulu précisément sonder cette ambivalence, lui donner forme, la transformer en matière de création : une sorte de délivrance par l’écriture.

Comment le roman a-t-il été reçu au Maroc ? Dans la diaspora afro ?

Le roman a fait l’objet de quelques recensions dans les journaux au Maroc (Libération, Article 19.ma). J’ai eu le droit à des articles dans Jeune Afrique et Africultures et j’ai pu le présenter lors des émissions « Des mots et débat » de Patricia Drailline sur Telesud et « Maghreb-Orient Express » de Mohamed Kaci sur TV5. Réassi Ouabanzi en a fait une recension sur son blog « Chez Gangoueus » et j’ai eu le plaisir d’échanger avec lui dans le cadre de son émission « Lectures de Gangoueus » où j’ai découvert notamment la belle lecture de Zacharie Acafou. J’ai été également invité par Yvan Amar pour en parler dans son émission « Danse des mots » sur RFI. Ces échanges ont été extrêmement instructifs. On apprend toujours quelque chose du regard, des réactions et des questions d’un lecteur. Ceci étant, il est toujours difficile de parler d’un roman publié. La fièvre de l’écriture laisse place à l’accueil des commentaires et des réflexions. S’il y a dans ce basculement quelque chose de l’ordre du soulagement, ce sentiment s’accompagne aussi d’une nouvelle angoisse. Je profite de cet échange pour souligner qu’il y a un besoin urgent de développer et de promouvoir la critique littéraire en Afrique. La critique exigeante prolonge l’œuvre, donne sens à l’écrit, ouvre des espaces de réflexion et d’échange. C’est là un exercice qui doit être pris au sérieux.

Votre livre affiche une impressionnante maturité, on peut lire p27 un extrait qui signe une de vos réflexions en ce sens : « Nous nous regardons comme des chèvres qui s’en vont à l’abattoir, tirées par des cordes tendues, l’œil fade et résigné. La machine infaillible de ce monde nous a remodelés à sa façon. Nous sommes devenus les pièces maitresses d’un dispositif hautement sécurisé. Mais de quoi je me plains au juste ? ». On retrouve ici à la fois le sens de la comparaison, la réflexion profonde, l’interrogation, l’incertitude, au milieu d’un certain aplomb. Peut-on dire que cela caractérise une partie de votre écriture ?

Je préfère laisser aux lecteurs le soin d’évaluer mon écriture. Ceci étant, j’adhère volontiers aux termes que vous avez employés : comparaison, réflexion, interrogation, incertitude. Comme vous le savez, l’écriture est un exercice exigeant, une confrontation tendue avec la page blanche mais aussi avec soi-même. L’image des « chèvres qui s’en vont à l’abattoir » est une référence à un proverbe populaire marocain que ma grand-mère a souvent répété et que j’ai retrouvé récemment dans la traduction d’un roman du grand écrivain arabophone marocain Mohamed Zafzaf : « chaque brebis sera pendue par ses pattes, au jour du jugement ». Un proverbe pour dire la solitude fatale et irrévocable de l’homme.

Ce roman est-il définitivement achevé ou a-t-il une suite en préparation ?

Certes, un roman publié est plus ou moins achevé mais on peut supposer qu’il fait partie d’un cheminement qui se poursuit. On écrit toujours sur les sujets qui continuent de nous hanter, d’attirer notre attention, de nous interpeller de plusieurs façons. L’écriture est l’aboutissement d’une hantise qui se traduit par des mots. La hantise des questions que j’ai abordées dans ce Roman étranger se prolonge sous de nouvelles formes que j’espère saisir et explorer dans d’autres projets.

Littérature et critique littéraire

Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?

Je ne sais pas si je peux parler d’un auteur favori mais je peux dire que je trouve l’inspiration chez de nombreux écrivains. Je reviens toujours aux « classiques » pour y puiser l’énergie, le rythme, le souffle de l’écriture qui entraîne le lecteur. Je suis particulièrement sensible aux auteurs qui travaillent la forme et invitent, de manière directe ou indirecte, à repenser l’acte même de l’écriture. Je relis récemment Italo Calvino, un auteur dont l’univers subtil regorge de belles trouvailles.  

Quels sont vos projets littéraires ?

Les obligations académiques m’avaient tenu éloigné de l’écriture dite « libre » mais je travaille actuellement sur un second projet. J’en suis encore au stade des balbutiements mais tout ce que je peux dire c’est que la question de l’identité et l’importance de la forme littéraire y seront capitales. Ce sera peut-être une manière de prolonger Un roman étranger !

On apprend dans le livre, et en faisant des recherches biographiques sur vous, que vous êtes passé par la France et que vous avez obtenu votre doctorat à Oxford. Dans quelle mesure vos expériences personnelles dans ces trois endroits (France, Angleterre, Maroc) ont-elles façonné votre regard sur la littérature ? Quelles différences entre traditions littéraires de ces différents lieux percevez-vous ?

On est toujours plus ou moins le produit de son parcours, la résultante des expériences qu’on vit ici ou là, des succès, des échecs et des projets qui jalonnent notre trajectoire. Ma passion littéraire remonte à mes jeunes années et les longues heures passées avec Proust, Balzac, Flaubert, Stendhal et d’autres. En France, après avoir entamé une carrière, j’avais senti le besoin pressant de renouer avec ma passion première. Les études de Lettres à Paris 3 Sorbonne Nouvelle m’ont alors aidé à organiser mes lectures et acquérir les outils d’analyse littéraire indispensables à tout chercheur. J’en garde le souvenir d’un exutoire salutaire. Enfin, mes trois années de doctorat à Oxford m’ont permis d’étudier la littérature marocaine d’expression française à partir du champ des études postcoloniales. Il est toujours intéressant de varier les perspectives, multiplier les points d’entrée aux textes. Il serait difficile de résumer les traditions littéraires des différents pays en quelques mots mais j’aimerai souligner l’impact de l’histoire sur les programmes et les approches littéraires. En France, par exemple, les écrivains dits « francophones » continuent d’être marginalisés, voire absents, des classes de Lettres ; la discipline des Postcolonial Studies y a été accueillie avec beaucoup de résistance et d’appréhension. Cela me semble révélateur d’une situation problématique et d’un malaise profond, même si les choses ne cessent d’évoluer.

Vous êtes aussi critique et publiez des notes de lecture et analyses dans des revues prestigieuses. D’où vient cette fibre ?

Oui, je « pratique » la critique depuis un moment mais ne saurais dire d’où vient cette « fibre ». Tout ce que je peux dire c’est qu’elle représente une passion qui m’encourage à lire mes confrères, suivre l’actualité littéraire et académique et partager mes analyses avec le grand public. La critique est une école de l’exigence et de l’humilité mais aussi l’occasion de saluer l’effort d’un travail, d’entamer un dialogue à distance avec son auteur et d’ouvrir des pistes de réflexion.

On distingue très souvent trois échelles dans la critique, celle du lecteur lambda, celle du journaliste critique, et celle de l’universitaire. On pourrait même rajouter celle de l’écrivain. Vous cochez toutes ces cases, quel est votre rapport à la critique ? Y a-t-il des critiques célèbres qui vous ont marqué ?

J’essaie de pratiquer une critique qui combine la rigueur de l’universitaire, le souci d’informer du journaliste et la sensibilité réfléchie du lecteur lambda. C’est loin d’être un exercice facile ! Je pense qu’un universitaire se doit, en plus de son activité dite « académique », de faire l’effort d’écrire et de publier dans des plateformes destinées au grand public. Il s’agit de mettre son approche à disposition du plus grand nombre. Dans un monde où le rythme des publications ne cesse de s’accélérer, on constate qu’on a de moins en moins le temps de « bien » lire. Malheureusement, la critique est rarement prise au sérieux, c’est-à-dire à la mesure de l’effort et de l’investissement qu’elle exige. Si je devais retenir un seul critique qui m’a beaucoup influencé, ce serait l’inépuisable Roland Barthes. Je le relis régulièrement et ne cesse d’apprendre de ses travaux et de sa manière d’appréhender et d’analyser les textes.

Les écrivains africains et le lectorat sont parfois durs avec leur continent, sur sa pauvreté supposée en critiques littéraires, potentiellement soumises à des coteries ou à des réseaux. Comment trouvez-vous la critique africaine ? Est-elle à la mesure des ambitions d’affirmation et d’émancipation sur le plan littéraire du continent ?

Tout d’abord, dans quelle mesure peut-on parler de « critique africaine » en tant que catégorie stable et homogène ? Ne doit-on pas parler plutôt de « critiques africains » aux sensibilités, aux démarches et aux intérêts sensiblement différents ? La question mérite d’être posée. Plus largement, on ne peut pas dire que la critique africaine – et la critique en général, d’ailleurs – se porte bien. La critique est une sorte de baromètre qui renseigne sur l’état de l’espace et des dynamiques littéraires. A l’heure des réseaux sociaux et de la consommation rapide des œuvres, la critique semble avoir perdu de son aura et de son rôle d’outil d’information et de réflexion. Je ne pense pas que ce problème soit spécifique au continent africain. Il y a même des initiatives très intéressantes mais disons que nous avons besoin d’un peu plus d’implication, de constance et d’engagement. Nous avons également besoin de plateformes sérieuses qui permettent d’accueillir des critiques de qualité. Quand je relis les revues littéraires des années 1960 et 1970 par exemple, je suis souvent frappé par la qualité des contenus.

Vous enseignez (info à vérifier avec l’auteur ?) la littérature aux Etats-Unis. (Si tel est le cas 🙂 cette trajectoire de beaucoup de chercheurs africains, formés en France et révélés en Amérique du nord. Comment expliquez-vous cette fuite des cerveaux formés en France, mieux accueillis et mieux promus en Amérique du Nord ?

Oui, j’ai rejoint en Janvier 2019 l’Université de Chicago où j’enseigne actuellement la littérature maghrébine. Vous avez raison de mentionner l’expérience des chercheurs africains installés en Amérique du nord. Il y a plusieurs raisons qu’on doit citer. Tout d’abord, les universités américaines offrent un environnement plus avantageux non seulement en termes de ressources financières et académiques mais aussi en termes d’ouverture interdisciplinaire. La recherche, souvent transversale et s’appuyant sur un large réseau d’associations professionnelles reconnues, y est beaucoup plus développée. Le chercheur africain y trouve également – me semble-t-il – une forme de liberté en termes d’approche, de méthodologie et de programmation qui fait défaut en France. De plus, la possibilité d’enseigner dans la langue de son choix lui permet d’adapter les contenus de ses cours. Enfin, les politiques de recrutement au niveau de ces universités favorisent les critères de diversité et de représentativité ce qui donne lieu à des départements à composante internationale. Ainsi, il ne faut pas penser que ce phénomène est limité aux chercheurs africains. Les universités américaines attirent des chercheurs du monde entier et il n’y a aucune raison que les compétences africaines n’y soient pas représentées.

Dans le champ de la recherche sur les littératures africaines, il y a des noms incontournables : Bernard Mouralis, Boniface Mongo Mboussa, Jacques Chevrier, pour ne citer qu’eux. On peine à voir, masqué par un certain biais autocentré, ce qu’il en est en Afrique du Nord. De quelle filiation vous revendiquez-vous ? Quels noms pourriez-vous citer ? Que pensez-vous de ces travaux ?

Vous avez raison de souligner ce « biais autocentré » qu’on retrouve également en Afrique du nord. Cela me permet de rappeler le devoir que nous avons, de part et d’autre et au-delà du continent, de créer des passerelles, y compris dans le domaine de la critique littéraire. Nous avons déjà des initiatives dans ce sens ; pour donner un exemple, Boniface Mongo Mboussa, que vous avez cité, s’est intéressé au dialogue entre le martiniquais Edouard Glissant et le marocain Abdelkébir Khatibi (article dans Africultures). Dans le domaine universitaire, de plus en plus d’ouvrages et d’articles traitent simultanément des littératures maghrébine et sub-saharienne même si les deux disciplines restent souvent distinctes. Au Maghreb, de nombreux critiques ont marqué le paysage littéraire : Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), Hamed Nacer-Khodja (1953-2016) ou encore Salim Jay (1950), auteur de deux dictionnaires très remarqués et dédiés respectivement aux écrivains marocains et aux romanciers algériens. Pour répondre à votre question, je ne conçois pas mon activité critique dans le cadre d’une « filiation ». Bien entendu, on procède toujours en s’inspirant et en tenant compte des travaux de nos pairs mais l’exercice critique repose sur une lecture, une méthodologie et une sensibilité profondément personnelles.

Questions biographiques et générales

Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?

J’ai grandi à Rabat dans une famille d’enseignants de langue arabe spécialisés respectivement en rhétorique et en grammaire. Dans ma jeunesse, la fréquentation du Centre culturel français m’a beaucoup marqué : c’est là que j’ai découvert et cultivé ma passion pour la littérature et plus tard pour l’écriture. A la maison, j’ai pu lire les œuvres des grands romanciers arabes même si je me suis très vite focalisé sur la littérature francophone. Certes, je suivais une formation scientifique mais je prenais soin de maintenir un rythme soutenu de lecture. Cela m’a beaucoup aidé pour la suite, surtout en France quand j’ai entamé mes études de Lettres. Il n’y a pas eu d’événements particulièrement « marquants » mais je citerai le suivant. Je me souviens avoir été le lauréat d’un concours organisé par le Centre culturel français dont le thème s’intitulait –si a mémoire ne me fait pas défaut – « Raconte-moi ta ville ». Mon texte était un monologue fictionnel de la Tour Hassan, monument emblématique de la ville et datant du douzième siècle, et le prix consistait en un grand livre de photos de Paris. A l’époque, les lumières de cette ville avaient déjà quelque chose d’envoûtant. Comme les préludes de l’exil à venir.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Les principales valeurs qui me viennent à l’esprit sont le travail et le sérieux. Il me semble qu’elles m’ont beaucoup aidé pour la suite, aussi bien dans les études que dans le monde professionnel. Comme vous le savez, l’écriture, comme la critique, exige une extrême assiduité. Les études de Lettres impliquent un dévouement et des sacrifices à tous les niveaux. Jamais je n’aurai pu réussir ces différentes étapes sans une certaine forme d’application que je dois aux valeurs qui m’ont été transmises par mes parents.

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?

Je fais partie d’une génération à qui on a fait comprendre que seules des études scientifiques pouvaient garantir un avenir professionnel « digne de ce nom ». Pour autant, je n’en veux à personne et je n’ai pas de regrets : je comprends parfaitement le contexte dans lequel cette idée a pris forme. Par conséquent, j’ai dû me construire suivant ce schéma et si les sciences m’ont beaucoup appris, notamment en termes d’organisation et de méthodologie, j’ai toujours gardé une affection particulière pour la littérature. Comme vous, j’ai une passion pour le football que j’ai pratiqué. Je regarde les « grandes affiches » et participe volontiers, si le temps le permet, aux débats d’après-match. Mais je reste quelque peu nostalgique : il me semble que le foot a beaucoup changé ces derniers temps et j’ai souvent du mal à retrouver les sensations d’il y a quelques années (comme lors des Coupes d’Afrique des nations ou des clubs par exemple des années 1990 et 2000). Il m’arrive aussi de courir. La course à pied m’installe dans une forme de vide salutaire qui me rappelle l’écriture : l’esprit s’éclaircit et les idées se renouvellent. J’ai également une grande passion pour les voyages et l’art en général. Les musées sont des endroits fascinants : on peut y faire des rencontres inattendues et on en repart souvent avec des visions exaltantes. Je ne sais pas si j’ai un modèle en particulier : j’ai tendance à m’inspirer de plusieurs figures en glanant ici ou là des idées et des démarches pour enrichir mes approches.

Comment, à votre avis, l’art doit il composer avec la fièvre hygiéniste actuelle, avec le jugement moral des artistes qui va jusqu’à destituer leur héritage ? L’art doit-il être un îlot préservé ou satisfaire aux exigences de vertu ?

Vaste question ! Et comme souvent avec ce genre de questions, la réponse nécessite une quête d’équilibre nécessairement difficile. Certains considèrent, à juste titre, que l’art a une mission culturelle, sociale et humaine qu’on ne peut sous-estimer et encore moins nier. La littérature, par exemple, ne fait pas que raconter des histoires ou tester des formes : elle convoque la mémoire, ausculte la société, interroge l’humanité, traduit l’angoisse des individus et les aspirations des groupes, esquisse les contours d’un horizon de pensée et d’action. D’autres diront que l’art est synonyme de liberté absolue et ils n’ont pas tort non plus. Sans sombrer dans ce que vous appelez « la fièvre hygiéniste », il me semble que l’art se doit d’interroger sans cesse ses outils, ses méthodes, ses approches, ses visées immédiates et lointaines. Il ne s’agit pas de museler ou d’entraver la créativité artistique mais de tenir compte de l’aspect réflexif et évolutif de la création. Toute œuvre est le résultat d’un processus dynamique qui ne peut se réduire à quelques principes figés ou tendances éphémères. Enfin, la question de l’héritage me paraît fondamentale, notamment en Afrique où on a tendance à vouloir enterrer trop vite nos pères et où le travail de mémoire, me semble-t-il, exige des efforts supplémentaires. Pour ne donner qu’un exemple, je suis toujours frappé par le manque relatif de biographies sérieuses consacrées à nos grands intellectuels ou encore d’ouvrages donnant accès à leurs articles ou leurs correspondances. Plus généralement, le domaine des archives demande une attention particulière.

Pouvez-vous nous parler de votre thèse ?

Ma thèse portait sur l’œuvre de trois auteurs marocains de la génération « Souffles » en référence à la célèbre revue « Souffles – Anfas » fondée en 1966 et ayant joué un rôle fondamental dans les débats culturels et politiques des années postindépendance. La revue a eu des échos non seulement au Maghreb mais aussi en Afrique sub-saharienne et aux Caraïbes. En relisant récemment ses numéros (parus entre 1966 et 1972), j’ai été frappé par la qualité des contributions, reflet du dynamisme intellectuel et de l’effervescence créative de l’époque. Les trois écrivains (Abdellatif Laâbi, Abdelkébir Khatibi, Mohammed Khaïr-Eddine) que j’ai étudiés dans le cadre de ma thèse ont eu des trajectoires différentes, entre exil, activisme politique et création littéraire ou intellectuelle. Je me suis intéressé plus particulièrement à la thématique de la révolte sous toutes ses formes et à la question du rapport à la mémoire individuelle et collective. Il s’agit d’un travail de recherche que je transforme actuellement en ouvrage académique. A la suite de la thèse, j’ai codirigé un ouvrage collectif en anglais consacré à Khatibi (parution prévue en octobre 2020) et j’espère avoir l’occasion de développer ma recherche dans le cadre d’autres travaux, notamment sur Khaïr-Eddine et Laâbi.

Entretien avec Aminata Aidara

Entretien avec Aminata Aidara, réalisé en Avril 2020

Photographie: Julien Masson

Ecrivaine, journaliste et docteure en littérature, Aminata Aidara, sénégalo-italienne, est arrivée sur la scène littéraire avec un livre remarqué, Je suis quelqu’un, publié en 2018, aux éditions Gallimard. Roman d’une famille à la poursuite d’un secret qui met en scène, plusieurs continents, plusieurs, émotions, plusieurs voix, plusieurs identités. Un roman patchwork qui dit autant de l’autrice, de l’époque, des sentiments inhérents au particulier et à l’universel. Echange.

L’œuvre

Je suis quelqu’un, premier roman très remarqué, avec plusieurs recensions élogieuses.Plongée dans une famille, unie et désunie autour d’un secret. Langue douce, accessible. C’est votre première expérience dans le roman, après un recueil de nouvelles, en italien, lui aussi primé. Vous faites ainsi une entrée en littérature très prometteuse. Pouvez-vous nous raconter la genèse du livre (ce qui vous a décidé), vos débuts dans l’écriture de manière plus générale et toute cette année qui a suivi la publication de votre premier livre ?

C’est la solitude qui a laissé l’espace nécessaire à la naissance de ces personnages. J’étais en France depuis moins d’une année, quand j’ai commencé à songer à cette idée. Estelle et Penda prenaient de plus en plus de place dans ma tête et dans mon quotidien. Présences rassurantes mais envahissantes, elles avaient une opinion sur tout ce que je faisais, elles commentaient le quotidien, la société, l’histoire. Très souvent d’accord avec elles (trop peut-être), je les ai couchées sur le papier pour qu’elles me laissent un peu de répit. La décision de passer à la forme romanesque a donc été dictée par la quantité de dialogues, de vécus qui se sont imposés à moi. Dans les débuts de mon écriture, lors de mon enfance, la poésie a en revanche eu une place importante, puis, pendant des années, la nouvelle l’a accompagnée. Le roman s’est enfin matérialisé, mais plus comme nécessité. Je reste très attachée au format « nouvelle », moins vendeur, certes, mais dont la fraîcheur et l’immédiateté me sont chères. L’année qui a suivi la publication de mon livre a été dense, émotionnellement très intense. C’est une naissance et une mort à la fois, le début et la fin de quelque chose : lucidité et naïveté se battent pour leur survie réciproque. On est exposé à l’impact de ce qu’on inventait dans l’obscurité de son intimité, et qui se retrouve sous la lumière chirurgicale de l’extérieur. Mais j’ai par ailleurs été très flattée par la réception du roman et par les invitations qui ont suivi : nombreuses rencontres littéraires et la résidence d’écriture en Savoie au printemps 2019 (mise en place par la Fondation Facim et le CNL) où j’ai échangé avec de belles âmes.

On rentre dans ce texte avec une grande promesse dans le prologue (on note d’ailleurs un style légèrement différent, plus punchy). Ensuite, des voix multiples portent le texte : environnement familial, une intrigue lente à se déployer, l’épaisseur progressive des personnages, les délires du personnage central Estelle. On va s’arrêter quelques instants sur elle. On la suit, et la force de la narration qu’elle emporte avec elle, sur des faits d’un grand réalisme, invitent à se demander à qui elle emprunte son expérience ? Estelle est-elle l’avatar romanesque d’Aminata Aïdara, ou l’inverse ?

En fait, le rythme du roman est un avatar du mien ! J’aime la lenteur, prendre le temps, j’ai toujours adoré écouter les mots, les faire résonner en moi, savourer les histoires qui me traversent, les analyser et découvrir l’effet qu’elles me font une fois sorties de moi. Concernant mon rapport aux personnages, Mansour serait plutôt mon véritable alter-égo, car il emprunte beaucoup de pages aux journaux intimes de mon adolescence. Estelle, pour sa part, dérive son expérience en partie de la mienne et en partie de celles de personnes que j’ai côtoyées. Elle est la fille que j’aurais pu être : une des potentialités, des virtualités de mon existence. Elle est quelque part la colère que j’avale tous les jours, l’insatisfaction que j’évite d’exprimer, la chair

de poule que j’anesthésie. C’est la copine que j’aurais pu avoir. Estelle me suivra aussi dans les prochaines créations littéraires, car depuis que je l’ai entendue, elle ne cesse de s’exprimer. Mais, j’ai souvent souligné dans mes échanges autour du roman, Penda est également cette force que je guette, cette résilience que j’admire, cette patience que j’espère, plus tard, avoir. Les deux sont les facettes d’une même médaille où les mots filiation, sororité et amour s’imbriquent.

C’est un roman des lieux, des continents, de la technologie moderne, du déplacement permanent, des souvenirs, des histoires et des êtres. Un roman géographique, où de Dakar à la banlieue parisienne, en passant par Londres, entre autres, le voyage, de façon indirecte, est le fil conducteur de cette famille dont on pourchasse le secret. Cet itinéraire emprunte-t -il au registre réel ? Est -ce ici un roman-témoignage ? Quelle importance avait pour vous, cette échappée à la fois nomade et sédentaire dans la quête de soi et des origines ?

Je suis quelqu’un est un roman « de famille », parce que la famille est le noyau à travers lequelun bon nombre de dynamiques de la société nous apparaissent pour la première fois. Les lectures de sociologues tels qu’Abdelmalek Sayad ou Pierre Bourdieu pendant mes études ont confirmé mon ressenti concernant le fait que les trajectoires individuelles et familiales incorporent les effets de l’histoire sociale et politique avec toutes les typologies de domination qui les caractérisent. Clairement, je pense que mon roman est un « roman-témoignage »(pas dans le sens d’une autobiographie, mais d’une histoire qui témoigne d’un point de vue sur notre époque). Il me tenait à cœur de raconter des lieux réels, de les fixer dans leur existence contemporaine. Le roman accompagne la vie, c’est une vie potentielle qui marche à côté de la nôtre, en nous fournissant des béquilles pour mieux faire face à notre existence. Il comble les vides, donne des solutions aux questions, mais pose aussi des doutes sur nos certitudes. Ce que j’attends d’un roman, que je le lise ou l’écrive, c’est une évasion réaliste, un possible à côté du réel. Cette échappée a souvent l’objectif, pour moi, de mettre des mots sur les maux, de les faire exister autrement. Comme je disais à une copine il y a quelques mois, pour moi la vie vécue reste plus folle, intéressante, émouvante, et impalpable dans sa logique, que n’importe quelle œuvre artistique. Mais l’art est là pour l’interpeller, faire trembler ses certitudes, l’amener à se battre pour obtenir ce qu’elle désire. Pour que l’art s’intègre joyeusement à notre existence, il faut qu’il soit là pour la soutenir, l’élargir, lui donner un écho vibrant qui la rende consciente de sa valeur et des moments où elle ne fait pas honneur aux possibles qui se présentent à elle. L’écriture, en particulier, nous tend un miroir sur nos pluralités et se charge d’informer la société sur elle-même.

Plusieurs genres se mêlent dans le roman : le journal qu’incarne la mère Penda avec une matière du souvenir inépuisable et riche. Des aphorismes presque philosophiques sous formes de réflexions personnelles au refrain de je suis quelqu’un que porte Estelle. Des instantanés de la vie sociale avec les mails de Mansour, les messages vocaux, et une fibre épistolaire qui s’épanouit dans le texte. Était-ce expérimental ou un choix délibéré de s’émanciper du carcan du roman linéaire ?

Cela s’est fait spontanément, sans préméditation. J’avais besoin que la même histoire soit évoquée à partir de plusieurs points de vue, car dans notre existence, nous sommes toujours l’un de ces points de vue. Or, dans l’écriture, on peut tout regarder d’en haut, comme un marionnettiste avec ses personnages. Les différents moyens de communication et le langage hétérogène qui en découlent sont ma façon de donner corps à ce roman.

On peut avoir la tentation de qualifier votre texte de roman polyphonique ce que dit d’ailleurs la quatrième de couverture. Milan Kundera a l’habitude de dire, à partir de son expérience de spécialiste de la musique classique, que le roman est une partition. Depuis, dans plusieurs romans, on note cette forte pénétration d’une symphonie, parfois désaccordée, parfois harmonieuse. Pourquoi tant de voix ? N’y a-t-il pas le risque que la diversité produise une forme d’inégalité ? Comment votre art romanesque deale-il avec cette donnée, où parmi les voix, une d’entre-elles peut potentiellement écraser les autres ?

Effectivement, c’est un roman où plusieurs « Je » se racontent. Il s’agit d’une communication qui utilise l’autre comme exutoire, comme dépositaire d’une écoute et d’un regard. Ces voix m’habitaient, donc je leur ai fabriqué une maison. Chaque chambre correspond à la personnalité de la personne qu’y loge. Incontestablement, celles qui ont le plus besoin de bouger, (Penda dans le temps, Estelle dans l’espace) emportent les autres récits. Pour être plus prosaïque : s’il y a des voix qui « écrasent les autres », comme vous l’écrivez, cela s’est fait selon les nécessités structurelles de chaque locataire de la maison-roman. Et certes, il y a une forme d’inégalité de leurs logements que j’assume complètement.

Milan Kundera toujours, qui a donné les contours du roman actuel avec son essai fondateur, L’art du roman, dit souvent que la présence envahissante de l’auteur dans son texte estproblématique, pour ne pas dire pire. Avec le choix du je, de cette narration éclatée où les je se multiplient, comment trouver à votre avis le bon équilibre dans l’épanchement de soi dans son texte ? Quels artifices ou stratagèmes littéraires faut-il employer ? Ou faut-il à votre avis défier Kundera et abonder dans le sens de Toni Morrison, qui dit que « le roman est le lieu même de la liberté » ?

Elle est belle cette citation de Toni Morrison ! Parce que clairement, je n’arrive pas encore à créer des personnages qui s’éloignent complètement de mon entendement. Ou que je mépriserais, ou que je sentirais complètement hostiles. Si je le fais, ils sont en deuxième, voire troisième plan. Je n’ai donc pas encore atteint cette « liberté ». La réalité c’est que quelque part je les aime tous. Et que quand ils m’ont parlé, Estelle, Penda, Mansour, Dialikà, Cindy, Eric, un à un, pour se faire entendre, ils ont utilisé un alphabet affectif qui m’a touchée. Je me suis reconnue en eux.elles. Je les ai compris.e.s. Et j’ai élargi leur espace, leur vitalité, à travers le roman.

Les recensions de votre livre font part d’une douceur dans le style, d’une écriture sans prétention moralisatrice, pour citer le critique et passeur Lareus Gangeous. Presque une forme de dépolitisation des sujets de l’identité, de la multiplicité, des destins, des liens, du secret familial, des déchirures et in fine de la migration. Le langage poétique choisi, volontairement naïf par moment, est-il une option pour dire la violence dans un style de velours ?

Quand j’écris, je pars souvent d’histoires qui se trouvent près de moi, ou qui m’ont suivie depuis toujours. Il se trouve que, de par ma position et mon histoire, je me retrouve pas mal dans des questionnements contemporains identitaires ou de genre. Alors voilà, c’est de façon inductive que les grands débats habitent ou effleurent certains de mes personnages. Leur prisme n’est pas toujours le mien, mais se place à mes côtés, je le côtoie et comprends, quand je n’y adhère pas. Tout se fait à taille humaine, sans velléités idéologiques se manifestant d’un dialogue à l’autre ou sans la volonté de les rendre forcément des porte-voix parce que noirs. Est-ce pour autant dépolitiser leurs propos ou leurs actions ? Je n’en suis pas certaine. Je trouve mes personnages par ailleurs très impliqués et engagés : leur vie est traversée de plein fouet par l’histoire, mais ils se battent, ne se laissent pas submerger. Puisque je n’écris pas ici un pamphlet politique, ou un roman à thèse, j’expose leurs doutes et incohérences. Le langage poétique que j’ai employé pour dire la douceur aussi bien que la violence n’est pas volontaire, si volontaire signifie choisi, mais c’est juste le mien.

Le style a-t-il encore une importance dans la littérature ?

Pour certains le style-même est un contenu, une raison d’être de l’œuvre. De mon côté, je l’ai travaillé en essayant de l’accorder le plus que je pouvais aux différents personnages. Puisque chacun d’entre eux s’exprime sans qu’une voix off ne leur donne la parole (sauf dans le prologue et l’épilogue), il était essentiel de les différencier. Ceci dit, je suis plus attentive à l’histoire qu’au style, parce que j’estime être une conteuse, une narratrice d’histoires de vie. Je crois que le style est important, mais pas au détriment du contenu, qui, à mon sens, reste l’élément le plus important du roman. Qu’il s’agisse d’une introspection psychologique, d’une analyse sociale, d’un témoignage symbolique, d’une revendication ou autre chose véhiculé par les personnages, quand je lis un livre je m’attends à vivre quelque chose. Une belle prose, pour moi, ne vaut pas la puissance d’un sentiment, d’une volonté. Évidemment, si les deux sont présents, c’est encore mieux !

Littérature

Vous êtes journaliste à Africultures qui a récemment opéré un virage dans le décentrement, et la pensée décoloniale dans un hors-série. Comment l’art, au sens multiple de la création et du déplacement permanent, doit-il composer avec les tentations d’assignation ? Comment appréhendez-vous personnellement ce phénomène ?

Ce que l’on reproche à la pensée décoloniale est de se référer sans cesse à la colonisation comme le seul mal coupable de la situation actuelle, mais j’ai envie de dire qu’en niant sa part de responsabilité on n’avance pas, car ses effets, et surtout sa continuité structurelle et culturelle, ne serait -ce que sur la perception de soi, sont bien présents aujourd’hui, par exemple auprès des minorités afrodescendantes d’Occident. Cette pensée nous invite à nous pencher sur l’histoire en tenant toujours en tête que la plupart des chronologies dont nous disposons sont souvent calquées sur le récit que l’Europe se fait d’elle-même. Constat qui nous amène à essayer d’interroger les enjeux florissants du présent. Le courant décolonial est important, à mes yeux, comme un rappel pour tous les moments de la vie où nous avons la tentation de nous accommoder du miroir social et du récit historique qui nous sont livrés. Il n’est pas question de faire de cette pensée le seul carburant du moteur de notre pensée, mais de garder toujours en tête qu’il y a un autre point de vue, une autre Histoire aussi, peu connue et/ou peu valorisée. Pour décentrer le regard il faut se forcer et s’engager au quotidien. Pendant longtemps, dans notre société européenne, les individus noirs et blancs n’ont pas eu le même vécu. C’est connu, mais j’aime à le répéter : les premiers, des corps observés, exotisés, évalués. Les autres, des corps qui observent. Les uns, les personnes qui se font penser et dire, les autres, celles qui pensent et disent. Les individus du premier groupe doivent toujours s’engager afin de donner une signification à leur signifiant, ils doivent lutter pour que celui-ci ne coïncide pas avec les stéréotypes généraux, les assignations des dominants ou, au contraire

– peut-être las – essayer de s’y aligner pour se faciliter la vie. Alors que les deuxièmes n’ont rien à démontrer à personne, et se permettent donc de questionner et interroger l’Autre sur l’harmonie ou disharmonie entre son apparence et sa substance ; en gros, ils posent les grilles de l’évaluation. Pour ma part, écrire sur des sujets afrodiasporiques, surtout (mais pas que) du

point de vue des Noir.e.s en Europe, par exemple, est une pierre dans la construction de la réciprocité des regards. Ailleurs, dans les différents Sud du monde, ce qui se passe c’est que l’Occident, encore lui, a la primauté de la pensée et influence donc lourdement la façon qu’ont les Autres de se voir, de se sentir ou pas légitimes dans leurs revendications et leurs outils conceptuels. C’est l’oeuvre De la Postcolonie du philosophe Achille Mbembe, lue à la fac, qui m’avait violemment ouvert les yeux concernant l’assujettissement théorique des Suds. Comme l’écrit le psychiatre Frantz Fanon dans Les damnées de la terre, les aliénations les plus dangereuses pour les peuples anciennement colonisés sont : un retour à un passé traditionaliste et à ses valeurs, mais aussi le culte de la culture occidentale. Quand il parle de culte, je l’entends comme une sorte d’admiration amnésique ou d’une fascination pour le vainqueur, malgré ses abus. Son envie de déconstruire l’épistémologie occidentale, ne rejette pas l’idée de s’en servir si besoin : parce que la rencontre des mondes est déjà à l’œuvre depuis un moment et il est quasiment impossible de se détacher de certains produits culturels même là où nous sommes en train de les combattre. Il faut juste arriver à les identifier à travers de nouveaux angles d’observation, et à les maîtriser dans la vie comme dans l’art. Je trouve que la langue en est un exemple fécond, car outil politique et stratégique. Il y a des penseur.e.s et des romancier.e.s qui sont en train de créer de nouvelles épistémologies, et de nouveaux langages notamment du côté des francophones qui apportent un élargissement sémantique à la langue. Pour mon mémoire de Master 2 j’avais parlé en revanche de ce que des écrivain.e.s africain.e.s dénonçaient en français dans leurs œuvres, c’est-à-dire les dégâts provoqués par la France dans leurs pays de provenance. J »avais intitulé mon exposé : Il tuo alfabeto, le mie parole (Ton alphabet, mes mots). Puis dans ma thèse Exister à bout de plume. Un recueil de nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie littéraire, là aussi, il m’a tenu à cœur demontrer, dans plusieurs chapitres, à quel point la langue d’expression écrite était un territoire existentiel chargé de compromis, négociations et inventions. Je me rattachais aux théories qui faisaient de la littérature postcoloniale un espace de résistance. En somme, sans le savoir forcément, j’étais déjà dans un processus décolonial depuis pas mal de temps. Et je pense que d’autres artistes qui se revendiquent aujourd’hui de ce mouvement, en faisaient déjà partie sans l’avoir verbalisé.

Vous êtes aussi titulaire d’un doctorat de littérature. Plusieurs concepts de la négritude, à la fleuvitude, ont traité de la question de la migration, de l’identité, de l’universel. Que retenez-vous de vos recherches sur ces questions ?

Que ce sont des thématiques passionnantes et en mutation permanente. Je vais prendre le thème de l’universel, parce que c’est celui vis-à-vis duquel je n’ai pas fini de m’interroger et de questionner la réalité aussi bien que mes lectures. Pendant de longues années, j’ai fermement cru en ce concept, que j’opposais aux particularismes, dans l’idée que ceux-ci, avec l’excuse du relativisme culturel, s’octroyaient la possibilité d’étouffer les plus fragiles de la société. Cette idée était appuyée par l’observation de la vie autour de moi et également par la lecture de The Claims of Culture de la politologue Seyla Benhabib, qui m’avait fortement marquée pour sonsouffle combatif vis-à-vis des pays qui laissaient au Multiculturalisme fort la possibilité de décider de quoi chaque culture était constituée et ce qui était attendu de chacun de ses membres. Mais avec le temps et l’attention portée aux événements politiques et sociétaux, donc toujours en observant la vie vécue, j’ai remarqué la nécessité d’une vigilance constante afin que cet universalisme ne soit pas une prétention d’objectivité philosophique alors que c’est tout simplement un produit occidental, avec ses habituelles volontés hégémoniques. Aujourd’hui il faut aussi écouter ce que les Suds ont à dire à ce propos, parce que – pour citer Jean-Paul Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme : « Pour obtenir une quelconque

vérité sur moi, je dois passer par les autres ». Mais je ne suis pas philosophe. La preuve, interrogée sur ce genre de questions, j’essaie de trouver mes mots et je finis par utiliser ceux des autres. Souleymane Bachir Diagne a dit, dans Décentrer, Déconstruire, Décoloniser, quelque chose que je partage : « Je ne suis pas relativiste, je suis pluraliste. Un pluralisme orienté vers l’universel. Autrement dit, on passe d’une certaine idée de l’universel où une région du monde se pense tout naturellement porteuse de cette universalité et demande au reste du monde de se régler sur elle, à une autre idée qui est que l’universel est ce que nous allons tous ensemble constituer ». Plus concrètement (des exemples des exemples ! Sinon on se perd !) je pense à la notion de droits fondamentaux par rapport au fonctionnement de certaines Daaras (établissements scolaires coraniques hébergeant des enfants) au Sénégal et de certaines Ehpads (établissement médicalisés hébergeant des personnes âgées) en France : au moment où les pays qui les légitiment et ceux qui les observent les mettront en cause, ensemble, nous ne retrouverons-nous par hasard face un échantillon d’universel qui se bâti ? Au niveau juridique cela pourrait se traduire dans l’idée que l’enfance et la vieillesse doivent être protégées vis à vis des structures collectives qui n’assurent pas l’encouragement, l’affection et tout simplement l’humanité nécessaire à des tranches d’âge si vulnérables. De quoi seront faite ces valeurs, leur contenu sémantique, voilà une matière à débat collectif.

Vous êtes aussi chroniqueuse littéraire. Vous avez eu une pige chez TV5. Comment trouvez-vous la critique littéraire actuelle dans le champ diasporique ? Y-a-t -il une réelle structure, trans-partisane qui met en scène une controverse riche avec la pluralité des avis ?

Il y a plusieurs niveaux. Médiatique, Réseaux socioïque (terme que je me permets d’inventer) et Académique. Au niveau médiatique, dans les journaux ou émissions traitant de la littérature, je pense que nous sommes plutôt au stade de la promotion et de la visibilité des auteurs de la diaspora ou du continent, plutôt qu’au stade d’un acharnement critique sur des éventuels échecs. Ceci, parce qu’on salue une présence qui relève de la véritable conquête dans l’espace médiatique. Au niveau Réseaux socioïque, les opinions sont plus tranchées : on peut en effet toujours compter sur les blogueur.e.s, moins décomplexés face aux personnalités littéraires, se permettant donc de « descendre » les romans avec sincère spontanéité. Au niveau académique, où les romans sont objet d’étude, je trouve que la critique est profonde, passionnée, plurielle et très féconde. Et d’ailleurs aussi dans des revues spécialisées. Par exemple, dans la revue numéro 105 d’Africultures, Objets d’inhumanité : frontières, traversées, migration – où les articles se sont appuyés, entre autre, sur des essais universitaires, l’analyse des romans diasporiques aborde des questions essentielles et cruciales, comme : les maisons d’éditions dans lesquelles les romans sortent, le lectorat auquel les romans s’adressent, les prismes adoptés, lesquels dérangent, lesquels sont consensuels. Comment les sujets sont traités en disent long sur la trajectoire de l’écrivain.e et sur son positionnement face à l’époque contemporaine.

Vous publiez chez Gallimard, dans la collection que dirige Jean Noël Schifano, Continents noirs. Cette maison a publié de très grands auteurs mais continue à être perçue comme unsymbole d’une ghettoïsation, voire une relégation. Depuis le manifeste pour une Littérature-Monde de Saint Malo en 2007 où les écrivains afro-diasporiques revendiquaient leur part du monde et la rupture avec la littérature labelisée francophone, les choses semblent avoir peu évolué. Vous n’échapperez donc pas la question qui empoisonne la littérature africaine depuis des lustres : êtes-vous une écrivaine, tout court, ou une autrice africaine ? Que pensez-vous de ce particularisme qui colle aux basques des auteurs, et dont ils ne peuvent se défaire sous peine d’être jugés des deux côtés ?

Quoique je réponde, je serai toujours jugée, mais ce jugement nourrit et vivifie mes questionnements. Pour qui écris-je ? Indéniablement je souhaite toucher aussi bien un public Occidental qu’Africain. Toutefois, comme l’écrit Albert Memmi, quand on est à cheval sur deux cultures, c’est dur de s’asseoir confortablement. En faisant sortir Je suis quelqu’un auprès d’une maison d’édition française, dans une collection qui met en avant les histoires situées en Afrique ou dans ses lieux diasporiques, n’étais-je pas en train de l’écrire pour un lectorat qui me ressemblerait ? Peut-être qu’on écrit pour trouver une famille, sans encore savoir de quelle famille il s’agit. Et au final, selon la réception de son œuvre, c’est elle qui nous trouve.

Quoi qu’il en soit, ma réponse est la suivante : Je suis quelqu’un qui écrit, et il se trouve que je suis une femme, métisse, et que j’ai décidé de faire de ces conditions des prismes orientant ma matière littéraire.

Si je dois expliquer de manière succincte cette réponse, je dirais que le fait que je sois publiée dans la collection Continents noirs relève surtout, je crois, des thématiques et interrogations que je traite dans mon roman. Serais -je dans la même position si, tout en ayant écrit ce roman, je n’avais pas d’origines africaines ? Je crois que oui. Raison pour laquelle je pense être avant tout une autrice.

Toutefois, si je peux mieux articuler ma pensée, je commencerai par dire qu’une des raisons pour laquelle j’admire l’écrivaine Elena Ferrante, c’est que personne ne connaît son vrai nom ou son vrai visage (malgré de fortes suspicions et des enquêtes journalistiques), parce qu’elle s’est débarrassée de tout ce qui peut l’encombrer et écrit en liberté totale. J’aimerais aussi, comme elle, écrire sans exister en tant qu’écrivaine visible, puisqu’en me voyant le public m’a déjà classée et s’attend à une thématique spécifique ou se questionne sur son absence, en gros écrira-t-elle d’Afrique ou pas ? Les questions Noirs/ Blancs seront-elles une de ses matrices expressives ? Alors que de mon côté je me pose la question suivante : nous, les Afropéen.e.s, les dites générations-ponts, pouvons-nous nous concéder le luxe de l’invisibilité ? Le manque de visages comme les nôtres dans les espaces publiques et culturels européens ne nous pousserait-il pas à nous rendre d’autant plus visibles ?

Je ne suis pas une écrivaine africaine, mais à la rigueur afropéenne, car non seulement je suis née et j’ai grandi en Italie, mais mon imaginaire s’est nourri de réalités européennes aussi bien que diasporiques et je n’ai lu que très tardivement des auteurs du continent. Je tiens à souligner ici deux facettes de la définition d’écrivaine afropéenne. La première est celle établie par le public, qui, se basant sur mon apparence, m’affilierait à cette « catégorie ». La deuxième est celle du positionnement de l’écrivain.e en question : si je prends l’exemple de Marie Ndiaye, qui a longtemps traité des sujets pas forcément en lien avec l’Afrique ou sa diaspora, pourquoi serait-elle une écrivaine afropéenne ? Le souhaiterait-elle d’ailleurs ? C’est cette facette qui me semble le plus féconde. L’auteur Leonardo Sciascia par exemple à un moment de sa vie a souligné qu’il trouvait illicite, à son égard, la définition d’écrivain sicilien, car il se considérait plutôt un écrivain italien traitant dans ses romans les problèmes de la Sicile. Pour ma part, en donnant la priorité à des sujets interculturels entre les deux continents et en mettant en avant des histoires du point de vue de personnes issues de la diaspora africaine, il est normal que je doive répondre à des questions comme la vôtre. Or, si d’un côté je n’aime pas les définitions ghettoïsantes (j’avais été choquée de voir que Senghor était un « poète noir », dans une encyclopédie italienne, alors que Baudelaire était juste un « poète »), d’autre part, je sais à quel point il faut montrer que certains chemins ne sont pas l’apanage d’un seul groupe et donc se les approprier avec fierté. A un festival sur les cultures sénégalaises, à Ravenna, en Italie, une femme sénégalaise m’indiquant ses fillettes, m’avait dit, avec chaleur : « Je suis contente qu’elles voient votre exemple, j’espère que cette prochaine génération sera

plus décomplexée et prendra sa place sans se faire de problèmes de légitimité comme nous l’avons fait ».

J’aime, dans l’écriture, protéger ce qui est rêve, immatérialité, oubli de son aspect physique car écrire c’est habiter d’autres corps, esprits, histoires. En somme : j’aime la liberté. Je me définis donc une écrivaine avant tout. Toutefois…Combien d’écrivaines femmes, dans l’histoire, ont été passées sous silence puisque leur voix était volée ou suffoquée ? Et pareillement, combien d’écrivain.e.s noir.e.s ont eu, à travers les époques, le même destin ? En considérant donc l’époque dans laquelle je vis, les urgences auxquelles je suis sensible et le fait indéniable que l’on s’exprime toujours depuis une position précise dans le monde, je n’échappe pas, dans l’affaire littéraire, à mon ancrage afrodescendant en Europe (c’est-à-dire afropéen). Et je l’endosse, puisque je fais partie d’une minorité. Je veux tout de même souligner que, comme l’écrit le philosophe Kwame Anthony Appiah : « L’identité détermine certes nos expériences, mais les enseignements que nous en tirons ne seront pas forcément les mêmes que ceux d’autres personnes partageant la même identité ». Je mettrais « condition » à la place d’identité pour souligner que dans mon cas, je suis certes une femme, je suis certes Afrodescendante mais ce n’est pas « en tant que telle » que je prends la parole, mais « en étant une d’entre elles ». Il ne faut pas oublier que le thème fondamental de mon roman est la possibilité de se choisir, d’être quelqu’un qui fait ceci et pense cela, sans stigmates imposés par une communauté ou l’autre. Un besoin exubérant d’air, de liberté. Défi qui est peut -être loin d’être relevé, mais qui anime les protagonistes de Je suis quelqu’un du début à la fin, et ma vie aussi.

Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?

Il s’agit d’écrivaines surtout. Pour l’immense poésie, Emily Dickinson, pour la vertigineuse liberté, Marguerite Duras, pour le courage anticipateur Mariama Bâ, pour la douce violence Toni Morrison, pour l’exquise charge intellectuelle Simone de Beauvoir et Léonora Miano, pour l’originalité vivante de la prose Maryse Condé, pour le bouleversement émotif Elena Ferrante…Et j’en passe ! Mais si je dois vraiment choisir une écrivaine qui m’a happée dès mon plus jeune âge, c’est Natalia Ginzburg. Sa façon « parlée » de nous raconter les gens, les petites choses quotidiennes, le flux de la vie, la nature, les classes sociales, et surtout les familles, a beaucoup influencé ma façon de voir la chose littéraire : une bulle réaliste où vivre une vie parallèle à la sienne.

Vous êtes italienne. Vous écrivez aussi en italien. Quelle est votre première langue ?

Comment voyagez-vous d’une langue à une autre ?

Ma première langue est l’italien. C’est en italien que je chante des berceuses à mon fils, que je lui parle et que les mots les plus instinctifs surgissent de ma bouche. Toutefois, depuis la sortie de mon roman, j’écris majoritairement en français. J’essaie de tenir un journal intime en italien pour ne pas perdre la main. Ce n’est pas évident, de garder les deux encres dans ma plume, de les sentir tous les deux fluides. Plus j’en étale une, et plus l’autre perd de son intensité chromatique. Parfois c’est décourageant, mais alors je me remémore de ce que j’avais découvert pendant ma thèse, c’est-à-dire la « Surconscience linguistique » de la critique littéraire Lise Gauvin, une concept qui analyse la façon d’appréhender l’écriture de la part des écrivains francophones, en soulignant le fait qu’ils sont parfois dans l’inconfort et le doute, condition qui les amène à transformer cette langue en un lieu de réflexion privilégié, fécond, chose qu’il faut sans cesse reconquérir. Je me dis que j’ai une grande chance : écrire en deux langues me rend d’ailleurs beaucoup plus attentive aux mots choisis, car je les imagine toujours dans l’autre idiome-miroir, je les peaufine, j’essaie de voir s’ils survivent ou pas, là où je les ai placés, à l’épreuve de la traduction.

Quels sont vos projets littéraires ?

Un recueil de nouvelles, la suite de Je suis quelqu’un et la biographie d’un homme italo-somalien métis, né dans les années quarante, dont le témoignage est à mon avis important pour souligner le déni historique de l’Italie face aux enfants de la colonisation. Mais je viens d’avoir un enfant, donc ces projets prendront plus de temps que prévu et pour bonne cause ! J’en ai une vision à longue terme. D’ailleurs j’aime me faire accompagner par des histoires, des voix, avec le vertige de ne pas encore avoir trouvé la façon de les fixer. La poétesse Emily Dickinson a écrit « Un mot est mort quand il est dit, disent certains. Moi je dis qu’il commence à vivre ce jour-là ». Eh bien pour moi, la gestation de l’histoire, des personnages, des relations entre eux, est la phase la plus intéressante, qu’ils naissent ou meurent une fois sortis de moi et couchés sur le papier.

Pensez-vous écrire un jour en wolof ou dans une autre langue nationale ?

Non, car je ne les parle pas, hélas. Dans ma famille sénégalaise, les gens communiquent en peulh et mandingue, quoique le wolof l’emporte dans la communication avec l’extérieur. La transmission, sur ce plan, n’a pas été au rendez-vous.

Questions biographiques et générales

Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?

J’ai grandi dans un environnement majoritairement raciste et bigot, au nord de l’Italie, en Lombardie. Et d’ailleurs, mon adolescence entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 a été caractérisée par le rêve qu’elle se passe ailleurs. Aujourd’hui des groupes d’Afroitalien.e.s et des collectifs interculturels sont en train de se bâtir, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Un événement capital a marqué ces « années jeunes » : la mort de mon meilleur ami à l’âge de seize ans, drame qui m’a poussée dans les bras de la poésie et du voyage, choix que j’entendais comme des évasions. A dix-neuf ans, lors mes études universitaires, j’ai déménagée seule dans le Piémont, où je me suis retrouvée face à un autre type de société, plus ouverte, cosmopolite et culturellement fervente, qui m’a donné le goût de l’écriture de nouvelles. Mais il y a aussi deux événements fondateurs de mon enfance. En maternelle une maîtresse disait posséder une machine invisible de la vérité, et qu’elle pouvait donc lire dans nos pensées, chose qui m’a fait réaliser, à quatre ans, que j’avais une intériorité que je pouvais camoufler. Plus tard, lors d’un voyage en voiture, ma mère m’avait dit « Le regret de quand on est adulte, c’est de n’avoir pas assez profité de son enfance. Tu ne te souviendras pas de quand tu étais petite, plus tard, et de ce que tu vivais, et c’est bien dommage » : j’avais alors regardé une haie derrière laquelle il y avait une maison et ses lumières, puis le ciel bleu foncé et j’avais dit à haute voix : « Je suis une enfant, en voiture, je vois la route, le ciel, les maisons, j’entends ta voix et je me souviendrais pour toujours de ce moment ». Je pense que ces deux anecdotes sont significatives car l’une a initié ma curiosité pour la psychologie et l’introspection, l’autre m’a donné envie d’anticiper le mal de l’instant, celui qui ne se récupère pas, mais qui peut, parfois, se reproduire à l’infini, surtout dans notre tête. Et les deux, sous la forme du Secret et de la Nostalgie, se sont retrouvés dans le terrain commun de l’Écriture.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Mes parents m’ont fait comprendre dès mon plus jeune âge qu’être perçue comme différente (parce que noire et musulmane) pouvait aussi être une grande chance là où on vivait, car c’était une richesse qui n’était pas donnée à tout le monde. Ils me disaient qu’à cause de ça, j’allais devoir me confronter à la malveillance et la jalousie des autres. Mais que grâce à ma famille, une famille très nombreuse éparpillée entre le Sénégal et la France qu’on visitait régulièrement, j’allais toujours avoir un abri émotionnel et une force sur laquelle compter. J’ai donc traversé mon enfance sans jamais me sentir comme une victime. Au point que je me souviens que pendant mes prières du soir, dans mon lit, j’incluais les camarades aux insultes faciles, les adultes aux questions indiscrètes et aux affirmations racialisantes. Je demandais à Dieu de leur pardonner et de leur donner la chance, dans une prochaine vie, d’être noirs. A côté de ça, mes parents avaient des conseils concrets. Mon père, commerçant sénégalais de carrelages entre l’Afrique et l’Europe, pragmatique et combatif, m’a toujours dit « Tu as intérêt à payer ton ticket de bus », « Tu as intérêt à ne pas te montrer trop sensible « , « Tu as intérêt à aller chercher ce que tu veux », « Tu as intérêt à ne jamais laisser les autres te dire qui tu es » « . Ma mère, femme au foyer italienne impliquée dans l’associatif, militante communiste, me disait « Tu peux vivre plein de vies à travers les livres » « Tu es originale et créative « , « Tu dois toujours faire attention à la notion de privilège », « Tu peux y arriver »,  » En gros, ils m’ont encouragée à résister et m’émanciper. Pour mon père il était important que je ne fasse rien qui puisse confirmer les préjugés sur les noirs/immigrés/étrangers, comme voler ou prendre gratuitement les transports, mais aussi que je me forge une carapace imperméable aux insultes des autres enfants, au sous-entendus des adultes et aux injustices auxquelles je me serais confrontée plus tard, dans la vie d’adulte. « La fragilité », comme il l’appelait avec horreur, était le premier pas vers la capitulation vis à vis de l’infériorisation que les autres opéraient à notre détriment. Il était donc nécessaire que je ne m’interdise aucun rêve. Pour ma mère, la réponse aux aléas de l’existence était l’application dans les études et la curiosité intellectuelle, cultiver la sensibilité aux injustices, mais aussi explorer tout ce qui est imagination et fantaisie, afin que je puisse créer ce que je souhaitais faire exister. On peut dire que j’ai pris ce qu’ils m’ont transmis en l’adaptant comme je pouvais à la personne que je suis, donc avec les nuances adéquates. Par exemple j’ai accepté ma part de fragilité, tout en me donnant toutes les chances. Probablement mes études d’anthropologie ont continué ce double mouvement de résistance créative. On dit que pour être un bon anthropologue on doit être capable de s’immerger dans la réalité et la vivre pleinement, et en même temps, revisiter les choses vécues avec la distance nécessaire à nommer les événements, les analyser et les comprendre dans une dimension plus générale. Je pense qu’enfant déjà, je vivais ce double mouvement chaud/froid. Je vous en donne un exemple : quand j’étais en première année de collège, le directeur de l’établissement avait dit à un élève qui s’était considérablement « barbouillé » de peinture pendant la réalisation d’une fresque, « Regarde comme tu es sale, on dirait un nègre ». J’ai été alors traversée par un double mouvement, chaud (oreilles incandescentes, vue trouble, palpitations) car je sentais la gravité sémantique des propos du proviseur, et froid en même temps (survoler le collège et, du haut d’un nuage, considérer le ridicule de la scène et l’ignorance crasse de l’environnement dans lequel je vivais). On pourrait dire que plus tard, cette habitude s’est transformée dans la tendance à sublimer la violence du réel.

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?
Résolument, la musique. Aujourd’hui je sais que si je n’écrivais pas j’aimerais être une grande chanteuse. Mais à quatorze ans j’ai abandonné le piano, et je me suis inscrite à un lycée artistique, où j’ai d’ailleurs compris que je n’étais douée ni dessin ni en peinture. Pour résumer, enfant, je voulais être un jour chanteuse, l’autre peintre, puis écrivaine, et, étrangement, puéricultrice. Aujourd’hui je chante pour mes proches, je dessine comme un pied, j’écris par nécessité et j’ai un enfant de quelques mois. En quelque sorte, j’explore encore mes premières ambitions.

Comment traitez-vous avec le patriarcat dominant au Sénégal. Comment exprimez-vous votre féminisme dans et hors de vos œuvres ? Quel regard portez-vous sur le regain des féministes au Sénégal dans la diaspora ?

Le patriarcat sénégalais, je l’ai toujours très mal vécu. Il y en a un aussi en Italie, et dès mon plus jeune âge j’ai manifesté des signes d’agacement pour l’un comme pour l’autre. Je l’ai exprimé au quotidien en choisissant de quelles personnes m’entourer et desquelles m’éloigner, pour qui valait la peine de se faire pédagogue (j’ai beaucoup beaucoup parlé !) et quels étaient les cas désespérés face auxquels je lâchais l’affaire. Donc dans ma vie matérielle, cela s’est fait spontanément. Dans mon écriture, par contre, cela devient plus subtil et complexe. J’écris pour dire ma vérité. Toutefois il arrive qu’en me relisant je m’aperçoive du double tranchant de mes mots. C’est peut-être mon métissage culturel qui m’amène à regarder la chose de plusieurs perspectives ? Cela peut parfois être fatigant, mais je n’y échappe pas. Je me pose donc souvent la question suivante : qui sont les oppréssé.e.s du système (européen ou africain) auxquelles je veux rendre hommage ici, dans cet extrait, dans cette histoire en particulier ? Si ce sont les femmes écrasées par le poids de la tradition, je n’hésiterai pas à dénoncer le patriarcat sénégalais, et je le ferai à travers le ressenti des celles qui sont touchées par cette réalité (j’ai beaucoup beaucoup écouté !). Si ce sont les hommes sénégalais exploités par leurs patrons au pays ou discriminés en Europe (qu’ils soient patriarches ou pas) je n’hésiterai pas à dénoncer le classisme ou le racisme qui les piétine. Si les deux violences (infligée et subie) coexistent, l’ambition est celle d’y appliquer une vision intersectionnelle, c’est-à-dire de prendre en compte la complexité des relations entre les différentes formes de subordination, sans devoir se brider, comme le montrent magistralement des romans du passé et du présent (je pense aux hommes violents et violés de Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, Home de Toni Morrison, ou du tout récent Frêre d’âme de David Diop). Il faut pouvoirdénoncer ce que l’on a sur le cœur, avec justesse, parce qu’il n’y a rien de plus sincère et vrai que les urgences qui nous habitent. Et les systèmes patriarcaux que j’ai rencontrés dans ma vie en sont une. Arriver à ne pas se faire instrumentaliser, cela dépendra de notre habilité créative.

Et pour répondre à votre dernière question, je me sens proche aussi bien des féministes sénégalaises que des Afroféministes européennes ou afroaméricaines. On ne naît pas Afroféministe, mais quand on vient d’un environnement comme le mien, il y a de bonnes chances qu’on le devienne. C’est un thème passionnant, mais il nous faudrait une interview entière pour le développer ! Pour l’instant je peux en dire qu’il traversera, en diagonale, la suite de Je suis quelqu’un, parce que les relations entre les genres sont un prisme qui en dit énormément sur toute époque et surtout parce que le rapport entre les afrodescendant.e.s d’Europe et les africain.e.s d’Afrique est un sujet qui m’intrigue depuis toujours.

Entretien avec Ndongo Samba Sylla

Entretien avec Ndongo Samba Sylla, réalisé en Décembre 2019

Vous avez écrit avec la journaliste Fanny Pigeaud L’arme invisible de la Françafrique, concernant le CFA dont vous retracez l’histoire. Vous voyez la monnaie comme le symbole même de la survivance des liens coloniaux et l’une des thèses de votre livre, c’est que « stabilité supposée » que garantirait l’actuelle monnaie, contre-argument que vous opposent les tenants de la continuation dans la même formule, n’a pas permis le développement des pays de la zone. Par quelle mécanique à votre avis, les difficultés économiques que rencontrent les Etats sont le fait du CFA ? Dans quelles proportions ?

Dans notre livre, Fanny et moi avons eu pour objectif de raconter une histoire du franc CFA que tout le monde peut comprendre. Vraiment tout le monde. C’est le défi que nous nous sommes assigné : déconstruire le franc CFA et en particulier l’idée que la monnaie est un sujet trop technique pour être accessible au commun des mortels. Politiser la question du franc CFA requiert donc de la démystifier et de faire preuve de pédagogie. Ce que nous croyons avoir fait, au regard des nombreux feedbacks positifs que nous avons reçus jusque-là et au regard du fait que notre livre, déjà traduit en italien, sera publié l’année prochaine en anglais et en mandarin.

Fanny et moi montrons que le franc CFA est un dispositif politico-monétaire mis en place en 1945 par une France ruinée en vue de faire participer ses colonies africaines à son effort de reconstruction économique. Au moment des indépendances, à l’exception de la Guinée, la France réussit à maintenir tous les territoires de l’ex AOF et de l’ex-AEF sous son giron au moyen des « accords de coopération ». Ces accords qui concernaient des domaines de souveraineté – monnaie, diplomatie, commerce extérieur, enseignement supérieur, aviation, matières premières, etc. – revenaient de la part de la France à priver de substance l’« indépendance » qu’elle avait concédée. Ainsi, par exemple, jusqu’à la fin des années 1960, ces pays ne pouvaient pas importer des voitures ou des réfrigérateurs hors de la zone franc sans l’aval du gouvernement français ! Et, bien entendu, les banques centrales étaient à cette époque basées à Paris avec un staff français. L’« africanisation » du personnel des banques centrales et le transfert de leur siège sur le continent a eu lieu à partir du milieu des années 1970. Mais jusqu’à l’heure actuelle elle a laissé le système CFA intact dans ses fondements, ses mécanismes, sa gestion et ses objectifs.

La zone franc, qui se résume pour l’essentiel aujourd’hui aux deux blocs qui utilisent le franc CFA, a été conçue comme une annexe économique de la France. Elle est censée favoriser l’approvisionnement bon marché de la France en matières premières, le libre transfert de surplus économiques vers la métropole (l’extérieur) sans risque de change et avec l’assurance que ces sorties financières ne seront pas interrompues par une pénurie de devises.

La première raison pour laquelle le franc CFA est un mécanisme de sous-développement est d’ordre politique. Comme la France contrôle la politique monétaire et de change des pays qui utilisent le franc CFA (qui fut en réalité un franc français déguisé et maintenant un euro déguisé), elle contrôle donc la politique et l’économie des pays africains. En effet, celui qui contrôle la monnaie détermine ce qui est produit, le volume de l’emploi ainsi que les conditions de financement de l’activité économique domestique. Quelle raison la France aurait-elle d’aider les pays africains à s’industrialiser et à se développer ? Si elle voulait le faire, elle ne leur aurait pas privé de souveraineté monétaire. D’ailleurs, a-t-on déjà vu un bloc de pays anciennement colonisés se développer sous la férule bienveillante de leur ex-métropole ?

La seconde raison est d’ordre économique. Dans la zone franc, comme l’ont si bien analysée Samir Amin et Joseph Tchundjang Pouemi, la monnaie est gérée au service de l’extraversion coloniale. C’est-à-dire : pas de financement pour les activités intérieures, le crédit est accordé pour les produits d’exportation désirés par la métropole et pour créer un débouché pour les produits métropolitains, le taux de change est maintenu à un niveau artificiellement élevé, pas de liens commerciaux solides entre les pays partageant le franc CFA, les surplus économiques locaux sont transférés vers l’extérieur, etc. De sorte que l’on peut dire que le franc CFA a été et demeure d’abord et avant tout un instrument de protection des intérêts français.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les pays de la zone franc aient pour la plupart stagné sur le long terme. La Côte d’Ivoire qui est le pays le plus important dans la zone franc avait en 2016 un PIB réel par habitant inférieur d’1/3 à son meilleur niveau obtenu en 1978 ! Le Sénégal en 2016 avait le même PIB réel par habitant qu’en 1960. Le constat est valable pour la majorité des pays de la zone franc qui ont également les performances les plus faibles au monde sur les indicateurs de santé et d’éducation.

A l’heure actuelle, si des pays de l’UMOA enregistrent des taux de croissance importants, cela est plus dû à une bonne conjoncture internationale qu’à leur dynamisme intrinsèque. Il faut d’ailleurs préciser que cette croissance, dans de nombreux cas, rattrape les décennies perdues antérieurement sur le volet économique. Elle est associée à une faible création d’emplois décents et à des transferts massifs de revenus sous la forme de profits rapatriés et de paiements d’intérêts sur la dette.

L’obtention d’un taux de croissance économique élevé n’est pas synonyme de développement. Le développement suppose une maîtrise des conditions de l’accumulation interne. Si vous ne maîtrisez pas votre système monétaire et financier, comment pouvez-vous espérer avoir une politique de développement cohérente ?

Dans votre ouvrage qui paraît être une charge contre la Françafrique, de chapitre en chapitre, il y a une forte pénétration historique ; de l’histoire de la monnaie à ses implications techniques, de ses modes de fonctionnements, à l’intervention récurrente de Paris pour la maintenir. D’où l’usage de votre titre l’arme invisible. N’est-elle pas finalement très visible cette arme, compte tenu des liens réels et peu confidentiels de cette relation ? Que gagne la France économiquement, au-delà de la question de l’influence, à garder ou imposer une monnaie ? Quel apport à l’économie française ?

La meilleure manière de répondre à cette question sans entrer dans des polémiques est de citer un rapport d’évaluation de la zone franc réalisé par le Conseil économique et social français en 1970. Ce rapport listait cinq avantages « indéniables » du maintien du franc CFA.

Tout d’abord, la France peut acheter dans sa propre monnaie et à crédit tous les biens et services vendus dans les pays de la zone franc. C’est un avantage qui a été historiquement important et qui a lui permis d’économiser ses réserves de change.

Le deuxième avantage est que les entreprises et les produits français bénéficient de débouchés importants et stables en zone franc. Mais c’est de moins en moins le cas depuis les années 2000 avec l’émergence de la Chine comme premier partenaire commercial de la plupart des pays francophones.

Le troisième avantage est que la France bénéficie d’un excédent commercial avec les pays de la zone franc, qui lui fournissent également des réserves de change importantes qui ont parfois été utilisées pour payer la dette française.

Quatrième avantage : les entreprises françaises sont assurées de pouvoir rapatrier leurs revenus et leurs capitaux librement et sans risque de change grâce à la politique de libre transfert et au fait que la France décide de la politique monétaire et de change en zone franc.

Enfin, grâce au franc CFA, la France a un système de contrôle politique qui sert ses intérêts économiques et qui a le mérite de ne rien lui coûter puisque sa prétendue « garantie » de convertibilité a rarement été effective. En dehors de ses fonctions économiques, le franc CFA est donc une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des chefs d’Etat africains, comme Laurent Gbagbo l’a appris à ses dépens en 2011.

Vous pointez dans votre livre, de manière très rapide, la question du déficit d’industries qui puissent porter les économies de la zone. Comment expliquez-vous ce constat d’une économie qui s’est peu transformée ? Quelle responsabilité revient aux gouvernants, aux économistes, aux élites en charge de la réflexion et de la mise en œuvre des plans ?

Les pays africains avaient fait certains progrès en matière d’industrialisation entre 1960-1980. Ces progrès ont été réduits à néant avec la mise en œuvre des plans d’ajustement structurel au début des années 1980. De sorte qu’à l’heure actuelle la plupart des pays africains demeurent des exportateurs de produits primaires. Ce qu’il y a de particulier dans le cas des pays qui utilisent le franc CFA est que l’industrialisation est un objectif tout simplement inatteignable.

Le maintien de la parité fixe avec la monnaie française (franc français puis euro) a pour contrepartie un faible financement des économies de la zone. Or, sans financement des PME-PMI, comment l’industrialisation serait-elle possible ? On ne connaît pas d’expérience d’industrialisation sans un engagement actif des banques centrales pour faciliter l’accès des « champions » nationaux et des PME-PMI à des taux d’intérêt abordables. A la différence des banques centrales « agents de développement », la BCEAO et la BEAC sont plutôt des « agents de l’extraversion économique » de nos pays. Elles n’ont aucun objectif de développement : elles se contentent de juste de faire en sorte de maintenir vaille que vaille la parité du franc CFA avec la monnaie française. A l’heure actuelle, ceci se traduit pour certains pays de la CEMAC par une croissance nulle de l’offre de crédits bancaires !

Par ailleurs, quand vous ne maîtrisez pas l’évolution du taux de change de votre monnaie, vous ne pouvez pas avoir une stratégie d’industrialisation cohérente à moyen terme. Les travaux de la BCEAO elle-même montrent que le franc CFA a été une monnaie forte qui a handicapé les exportations entre 1960 et 1994, année où le franc CFA a été dévalué de 50% vis-à-vis du franc français pour retrouver de la compétitivité. En 1999, l’euro remplace le franc français. Entre 2002 et 2008, en raison de son arrimage à l’euro, la valeur du franc CFA augmente graduellement de plus de 90% vis-à-vis du dollar, la monnaie dans laquelle nous recevons nos recettes d’exportation. Résultat : les exportations des pays africains sont handicapées. Beaucoup de filières agricoles avaient fait des pertes durant cette période car leurs recettes d’exportation en dollar perdaient de la valeur quand elles étaient converties en francs CFA.

Quand les Européens eux-mêmes, et le gouvernement français à leur tête, admettent que l’euro a tué les industries des pays les plus faibles, pourquoi s’attendre à ce que l’arrimage du CFA à l’euro ait des conséquences différentes pour nos pays ?

Donc, pas de financement d’un côté ; pas de possibilité d’exporter des produits compétitifs de l’autre en raison de la cherté du franc CFA. Ajoutez à cela les politiques de libéralisation commerciale (baisse des barrières tarifaires et non-tarifaires sur les importations), vous obtenez le résultat que nous voyons au Sénégal : tout est importé et cher et rien n’est produit sur place qui soit assez sophistiqué pour pouvoir être exporté à l’étranger.

Au-delà de ces constats, ma conviction est qu’une vraie politique d’industrialisation doit faire l’objet d’une concertation au niveau continental ou au moins au niveau régional. C’est une illusion de croire que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, etc. peuvent chacun s’industrialiser séparément. Il est temps de relire Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah.

Votre livre intervient dans un champ où la littérature est déjà abondante. Vos thèmes et vos développements enrichissent une base déjà présente, qu’il s’agisse de la critique de la Françafrique ou même de la monnaie. Que pensez-vous des travaux de Samir Amin du CODESRIA et de la nécessité pour l’Afrique d’inventer un moyen de développement endogène, qui s’émancipe du libéralisme ? En quoi, économiquement, pourrait-on aboutir à des recettes purement africaines dans un monde globalisé ?

Samir Amin est un GEANT. Si le prix Nobel d’Economie était ouvert aux économistes hétérodoxes/radicaux, il l’aurait obtenu. A mon avis, on ne peut pas parler de manière convaincante des raisons du sous-développement (concept différent de celui de « pauvreté ») de l’Afrique et des stratégies pour en sortir si on ne passe pas par la case « Samir Amin ». Non pas que ce qu’il a écrit serait parole d’évangile mais que seule une confrontation fructueuse avec sa pensée et celle d’autres illustres économistes du Sud Global comme lui peut nous permettre de sortir de l’ornière.

Malheureusement, les étudiants dans les facultés d’économie en Afrique sont abreuvés depuis près de quatre décennies du poison intellectuel de l’économie orthodoxe. Leurs enseignants et eux-mêmes ignorent souvent les travaux de penseurs comme Samir Amin. Aussi, ce n’est pas une surprise si nos universitaires se sont pour la plupart alliés aux Institutions Financières Internationales, soit objectivement par des contrats de recherche ou subjectivement – par la reprise non-critique de leurs approches. Ceci a généré une sorte de Groupthink qui justifie en permanence des politiques économiques qui se font au détriment de l’écrasante majorité de nos populations.

Au mois de novembre passé, à Tunis, le nom de Samir Amin est revenu à de nombreuses reprises lors d’une conférence internationale portant sur le thème de la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique qui a rassemblé un aréopage d’économistes venus des quatre coins du monde. Faisant écho à Amin, les participants ont dans leur grande majorité convenu de la nécessité de la « déconnexion » de l’Afrique vis-à-vis du système capitaliste mondialisé. La déconnexion, un thème cher à Amin, ne signifie pas autarcie/repli sur soi mais une inversion des relations globales : c’est au système mondial de s’adapter aux besoins et priorités des pays en développement et non le contraire.

Samir Amin peut aussi être considéré comme le père intellectuel des mouvements contre le franc CFA. Il est l’un des tout premiers intellectuels africains à avoir posé le débat économique sur le franc CFA à travers ses publications académiques et ses activités militantes. A la fin des années 60 et au début des années 1970, il a notamment œuvré aux côtés du président nigérien Hamani Diori pour une sortie collective des pays de l’UMOA du franc CFA et pour une coopération monétaire poussée entre les pays de la CEDEAO. Son plan de sortie, qui n’a pas pris une ride pour ce qui est de sa pertinence, a été accepté par tous les pays de l’UMOA, à l’exception du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de la France bien entendu. C’est une histoire peu connue que je raconte dans un texte qui sera publié prochainement en Europe dans un livre collectif qui lui rend hommage.

Vous dressez des pistes de sorties du CFA par voie collégiale ou unitaire. Les infrastructures politiques actuelles des Etats – pour certains faillis – peuvent-elles supporter une aventure solitaire ? Dans quelle mesure l’état de la Guinée pourrait être une dissuasion ou un encouragement ?

Pour justifier le statu quo, les partisans de la servitude monétaire agitent souvent les cas de la Guinée de Sekou Touré et du Mali de Modibo Keita. La Guinée de Sekou Touré a été victime d’un sabotage politique et économique des services secrets français qui ont inondé le pays de faux billets de banque en guise de représailles à la suite de son retrait de la zone franc. Cette opération de sabotage a été conduite depuis Paris, Dakar, Rufisque et Abidjan. Les autorités sénégalaises et ivoiriennes ont donc été complices. S’agissant du Mali, un pays enclavé, ses voisins de l’UMOA ont mis en place des barrières protectionnistes pour sanctionner Modibo Keita d’avoir fait le choix de l’indépendance monétaire. Comment le Mali aurait-il pu réussir dans cet environnement d’isolement et de répression ?

La Guinée et le Mali ne montrent donc pas que les Africains sont incapables de bien gérer une monnaie nationale mais plutôt que le Sénégal et la Côte d’Ivoire se sont toujours alliés à la France et ont œuvré avec acharnement à tuer dans l’œuf toute velléité d’indépendance monétaire dans l’ancienne AOF.

Mais pourquoi donner les cas de la Guinée et du Mali ? Pourquoi ne pas citer les cas du Vietnam, du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, d’anciens territoires de la zone franc, qui ont fait le choix de battre monnaie avec l’obtention de leur indépendance ? Pourquoi  ne pas citer le cas du Rwanda, qui représente selon beaucoup de panafricanistes l’image d’une Afrique qui s’assume ?

Dans le monde d’aujourd’hui, à part les pays qui utilisent le franc CFA, ceux de la zone euro et les pays membres de l’Union monétaire des Caraïbes Orientales, tous les autres pays du monde ont pratiquement leur monnaie nationale. La norme est donc un Etat, une monnaie. L’exception ce sont les monnaies uniques, lesquelles sont des créatures coloniales par excellence. Elles ont connu leur apogée dans la période coloniale. Pourquoi cet entêtement pour les monnaies uniques ? A-t-on déjà vu un pays formellement souverain sortir du sous-développement dans le cadre d’une monnaie unique ? La réponse est non. Pourquoi penser que les pays d’Afrique noire francophone seraient incapables de battre monnaie comme la plupart de leurs homologues du continent ? Si la Gambie et l’île Maurice en sont capables, pourquoi le Sénégal et la Côte d’Ivoire ne le pourraient pas ?

Il est triste de constater que la propagande coloniale française continue de faire des dégâts chez les intellectuels francophones de toutes tendances, qu’ils soient progressistes ou pas. Pourquoi ? Parce qu’on a réussi à leur inculquer l’idée que les Africains francophones sont incapables d’avoir une monnaie nationale bien gérée. Du coup, la plupart de ceux qui veulent se débarrasser du franc CFA excluent d’emblée toute idée de monnaie nationale. Donc, pour eux, il faut nécessairement une monnaie unique. Le problème est qu’une monnaie unique ne peut marcher sans le préalable du fédéralisme politique. Etant donné que les pays africains francophones ne se font pas confiance entre eux et que leur « solidarité » n’existe que quand elle est organisée par l’ancienne métropole, cela implique qu’ils vont toujours rester dans un entredeux colonial : ni monnaie nationale ni monnaie unique fédérale souveraine.

Dans notre livre, nous montrons que l’ECO est une grossière copie de l’Euro, une expérience monétaire peu concluante et à ne jamais imiter. Nous proposons, à la suite d’économistes africains de premier plan comme Samir Amin, Mamadou Diarra et Joseph Tchundjang Pouemi, un système de « monnaies nationales solidaires », c’est-à-dire un système qui permet d’obtenir les avantages attendus d’une monnaie unique tout en minimisant ses inconvénients notoires.

Concrètement, chaque pays de la zone franc devrait avoir sa propre monnaie nationale, gérée par sa banque centrale. La solidarité entre ces monnaies nationales pourrait être organisée à trois niveaux. Premièrement, elles seraient liées par une unité de compte commune qui servirait à régler les échanges entre eux. Deuxièmement, les réserves de change seraient en partie gérées de manière solidaire dans l’optique que les monnaies se soutiennent mutuellement. Enfin, des politiques communes pourraient être mises en œuvre pour obtenir l’autosuffisance alimentaire et énergétique, et donc limiter les importations dans ces deux secteurs. A la différence du projet ECO, ce système a l’avantage de permettre une solidarité entre pays africains et une flexibilité macroéconomique au niveau national.

Dans le cas particulier du Sénégal, les découvertes de pétrole et de gaz changent la donne. D’une part, les recettes attendues permettent à notre pays de se doter d’une monnaie nationale. D’autre part, il faut bien se rendre compte que le triptyque pétrole + libéralisation commerciale + franc CFA est un cocktail mortifère. Si le Sénégal ambitionne de se développer et de profiter utilement de son pétrole et de son gaz, il devra sortir du carcan du franc CFA et ne pas céder aux sirènes de la libéralisation commerciale tous azimuts.

Le débat sur le CFA est vieux et historique. Au-delà du symbole, il y a de nombreuses implications techniques. Comme vous, Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Demba Moussa Dembélé, Bruno Tinel, dans l’ouvrage Sortir l’Afrique de la servitude monétaire : A qui profite le franc CFA ? ont pressé les états de la zone CFA de sortir d’une servitude volontaire. Au niveau des opinions publiques, cette sortie est plébiscitée. Seules les institutions en charge, constituées elles aussi d’économistes, semblent sourdes à vos critiques et propositions. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce purement et simplement, un déficit de conscience, ou un confort de la part des dirigeants ?

Ce livre publié en 2016 a contribué de manière décisive à relancer le débat sur le franc CFA. J’ai eu le privilège d’y contribuer. C’est le fruit d’une belle collaboration entre des chercheurs africains et des chercheurs européens. Donc, un beau symbole de l’internationalisme des peuples – de la solidarité entre les peuples – que nous ne devons continuer d’encourager.

A mon avis, ceux qui défendent le franc CFA peuvent être motivés par (i) des intérêts personnels (dans le cas de ceux qui occupent des postes de pouvoir ou qui ont des relations avec des acteurs du système CFA) ou par (ii) l’adhésion à la vision économique orthodoxe de la monnaie (qui suppose que la monnaie a un impact économique neutre). Parfois, il peut s’agir (iii) d’une ignorance pure et simple. C’est le cas de ceux qui pensent que le franc CFA n’est pas un problème majeur et qu’il serait même un moindre mal étant donné la « mauvaise gouvernance » des dirigeants africains. Un piètre raisonnement car il n’y a pas de cas de « mauvaise gouvernance » plus avéré que le franc CFA. Parfois, nous avons affaire à de l’aliénation culturelle (iv). C’est par exemple le cas des intellectuels qui reprennent l’argument colonialiste à leur compte en soutenant que les pays africains ne sont pas capables de gérer une monnaie nationale.

Lionel Zinsou, candidat malheureux à l’élection présidentielle du Bénin et actuellement à la tête de la fondation Terra Nova – un laboratoire des idées progressistes – pointe pour sa part que le manque de compétitivité que l’on impute au CFA serait plutôt le fait des défectuosités des systèmes de formation. Il minimise ainsi la responsabilité du CFA. Que pensez-vous de sa vision ?

Lionel Zinsou est un loyal serviteur des intérêts français. Il est dans son rôle de « gardien du temple », celui de justifier le statu quo.  

A regarder la nature du débat sur le CFA, on a l’impression qu’il est captif de la seule question du « symbole », du lien avec l’ancienne puissance coloniale. En quoi est-ce une urgence est à votre avis, d’avoir une monnaie souveraine dans la configuration des économies africaines actuelles ?

Le symbole est important. Il est choquant et inacceptable que six décennies après les indépendances formelles une monnaie coloniale circule encore dans quatorze pays africains et aux Comores. A chaque fois que je sors du monde francophone et que j’ai l’occasion de parler du franc CFA, les gens – des économistes universitaires – sont généralement outrés. Ils me disent : où sont vos intellectuels, vos économistes, vos chefs d’entreprise ? Que font vos leaders politiques ? Qu’attendent-ils pour vous débarrasser de cette monnaie coloniale ? Ma réponse sobre est à chaque fois : nos leaders et économistes pensent que cette monnaie nous assure une « stabilité économique ». Pas besoin de vous dire à quel point le monde francophone est « spécial » sur le plan intellectuel…

Les militants panafricanistes ont donc raison de dénoncer l’illégitimité politique du franc CFA. Il faut les féliciter et les encourager. Ils ont eu le mérite d’avoir porté la question du franc CFA au niveau du débat public quotidien. Il est d’ailleurs révélateur que les « activistes » les plus engagés sont souvent mieux informés que les « experts de la monnaie » qui s’échinent à les démobiliser par des critiques généralement hors sujet.

L’abolition du franc CFA est une condition nécessaire mais non suffisante pour voir l’émergence de monnaies souveraines dans les anciennes colonies françaises. Avoir sa propre monnaie nationale et sa propre banque centrale est une condition de l’indépendance nationale. C’est la souveraineté monétaire sous son aspect formel. Mais elle ne suffit pas. Il faut compléter ce préalable par des politiques de mobilisation des ressources domestiques. Ce qui suppose un gouvernement qui contrôle le système bancaire et financier – et donc l’allocation du crédit domestique – et qui a une réelle souveraineté sur ses ressources économiques.

Une monnaie souveraine est une monnaie qui garantit l’indépendance financière du gouvernement. Les rares pays à disposer d’une monnaie souveraine sont les Etats-Unis, le Japon, la Chine, le Royaume-Uni, le Canada, la Suisse, l’Australie, etc. Leurs gouvernements ne s’endettent jamais en monnaie étrangère. Et comme ils ne peuvent jamais être insolvables dans leur propre monnaie, ils peuvent en principe financer, avec les termes qu’ils ont eux-mêmes déterminés, tous les projets utiles à la bonne santé de leurs économies. Il ne peut jamais manquer d’argent (c’est à dire des entrées électroniques sur les bilans de banque) pour la réalisation de projets d’intérêt public pour un pays qui a une monnaie souveraine. La contrainte principale qui se pose pour un pays ayant une monnaie souveraine est celle des ressources réelles : y a-t-il les terres, la main-d’œuvre, les ressources minérales, etc. ? En d’autres termes, la question du financement n’est jamais un problème pour un pays qui a une monnaie souveraine.

En Afrique, des monnaies souveraines nous dispenseraient de brader nos abondantes ressources physiques et humaines pour attirer des « financements extérieurs ». Au lieu de chercher des « financements extérieurs », nous devrions plutôt lutter pour conquérir cette souveraineté monétaire qui nous permettra de financer avec des fonds africains tous les projets désirables pour le continent et de créer des millions d’emplois décents.

Malheureusement, le débat sur le franc CFA n’est pas encore arrivé à ce niveau parce que les gardiens du temple ne savent pas ce qu’est une monnaie souveraine et ce qu’elle permet. Ils ont une compréhension erronée du rôle de la monnaie et de sa nature dans une économie moderne. Ils vont vous réciter les mythes suivants : la monnaie est née des inconvénients du troc ; la monnaie est une marchandise ; la monnaie a un impact neutre sur l’activité économique ; l’offre de fonds prêtables auxquels les agents économiques peuvent accéder est toujours limitée par définition ; les banques jouent le rôle d’intermédiaire entre les épargnants et les investisseurs ; l’épargne finance l’investissement ; les pays pauvres manquent de financements internes parce qu’ils sont pauvres et n’ont pas assez d’épargne ; etc.

Dès que vous leur parlez de souveraineté monétaire, ils vont tout de suite vous citer l’hyperinflation au Zimbabwe comme si cet exemple était représentatif.

Une chose cependant est claire pour le continent africain : sans des progrès en termes de souveraineté monétaire, l’indépendance politique et le développement économique demeureront illusoires.

Le CFA semble occulter tous les autres segments et sujets constitutifs du débat sur l’économie, quand on regarde les sujets de prédilection des économistes de la zone Franc. Un collectif dont vous êtes proche du leader, Guy Marius Sagna, « France Dégage », appelle à la rupture avec la France. Partagez-vous son avis ?

Guy Marius est un ami, frère et camarade de lutte. Il personnifie cette nouvelle génération d’Africains sans complexe aucun qui se bat pour que le continent dispose d’une souveraineté pleine et entière.

France Dégage ! est un slogan qui a une origine précise et un sens non-équivoque. Guy Marius et ses camarades l’ont employé au départ pour dire que la France doit sortir du système CFA. Moi-même j’avais parlé, bien avant eux, de Frexit. C’est donc une revendication spécifique liée au système CFA et non pas un appel à couper toutes les relations avec la France.  Par la suite, ce slogan a été mobilisé dans le combat contre l’implantation des grandes surfaces françaises au Sénégal et contre la présence militaire française en Afrique, au Sahel notamment.

Pour ma part, je pense que le continent africain ne peut se dire libre tant que le système CFA reste en place et que les bases militaires étrangères continuent d’y pulluler.

L’influence étrangère en Afrique n’est pas ou plus que le fait de la France. A travers les fondations, les ONG, une diplomatie d’influence accompagne beaucoup de mouvements civils et jeunes. Est-ce une « arme invisible » de conquête à votre avis ?

Pendant longtemps l’injonction a été faite aux tenants du capitalisme, de l’adapter aux logiques et aux spécificités des économies africaines. Avec l’arrivée de Orange et de Free au Sénégal, qui s’inscrivent dans les logiques propres de l’économie sénégalaise, comme par exemple dans son réseau informel de détaillants, jusqu’à l’investissement dans la langue pour mieux toucher les populations, comment jugez-vous ces mues du capitalisme en vue de conquérir les marchés locaux ? Est-ce à encourager ou à combattre, et comment ?

Qu’est-ce que la monnaie change concrètement pour un commerçant dans le secteur informel ?

Les économies modernes sont des « économies monétaires de production ». Cela veut dire que la production ne peut pas démarrer (et ne peut pas croître durablement) si l’entrepreneur n’a pas accès au crédit bancaire. Cela veut aussi dire que le producteur vend des biens et services pour obtenir de l’argent, de la monnaie. Les personnes qui évoluent dans les segments les plus vulnérables du secteur informel sont souvent celles qui n’ont pas accès à un crédit bancaire abordable. D’une certaine manière, l’ampleur du secteur informel dans nos pays est elle-même un indice que le système monétaire et financier ne fonctionne pas en faveur des populations.

Bien qu’on inclue souvent les gros commerçants actifs dans l’import-export dans le « secteur informel » cela ne me semble pas justifié.

Sinon, de manière générale, le franc CFA monnaie forte arrange les importateurs et pénalise les exportateurs, qu’ils soient de l’informel ou pas.

Vous êtes économiste et vos références sont souvent les mêmes que les économistes formés dans les écoles occidentales. Est-ce que vous partez, consciemment ou inconsciemment, avec la matrice d’une épistémologie économique qui lit le fait africain avec des lunettes autres ?

Comment expliquez-vous que les économistes africains semblent peu audibles dans la proposition de solutions concrètes pour accompagner l’économie du continent ?

L’un des problèmes de nos pays, c’est souvent l’incapacité de lever des fonds par des leviers endogènes, fiscalité faible : ce qui les rend captifs des flux extérieurs. IDE, APD, transferts de fonds ! Comment envisager une politique publique nourrie par une ingénierie nationale de la collecte ? quelles politiques fiscales pourraient être testées ?

La critique du libéralisme est très ancienne, la revue du Mauss entre autres – on peut citer Bourdieu et bien d’autres auteurs – s’attèle à déconstruire la figure de l’homo economicus. Dans le champ africain récemment, dans Afrotopia notamment, Felwine Sarr critique l’injonction à la croissance, et Kako Nubukpo dans L’urgence africaine reprend la même idée en affirmant que l’Afrique est le laboratoire du néolibéralisme. Comment expliquez-vous alors que les pays africains qui semblent s’en sortir actuellement (le Rwanda par exemple) s’inscrivent dans les standards du capitalisme et du libéralisme ?

Le Rwanda semble être pour beaucoup de nos compatriotes le symbole d’une Afrique audacieuse qui avance. Le Rwanda est encore un pays très pauvre, bien loin encore d’un pays classé parmi les pays les moins avancés (PMA) comme le Sénégal. Certes, des progrès économiques y ont été réalisés. Mais ceux-ci n’ont pas l’impact que les gens imaginent. En tout cas, le Rwanda, pays enclavé, a fait le choix d’être une terre d’hospitalité pour les multinationales qui veulent élargir leurs activités en Afrique ou profiter d’une main-d’œuvre bon marché. Que des automobiles puissent être montées au Rwanda, tant mieux ! Il est clair cependant que ces véhicules ne sont pas destinés au rwandais moyen. C’est  là que gît le problème. Quand le développement industriel ne se traduit pas par un élargissement des marchés intérieurs, donc des revenus des travailleurs, on reste encore dans une situation de sous-développement.

Je pense que le développement du continent est impossible dans le cadre du capitalisme qui, comme cela est de plus en plus apparent, est devenu une menace pour la survie de l’Humanité. La logique de l’accumulation pour l’accumulation conduit au gaspillage des ressources humaines et économiques, à la dévastation écologique, à des inégalités croissantes de revenus et de patrimoine, à la polarisation sociale et aux tensions entre les pays/les peuples/les nations.

En marge de la contrainte écologique, la croissance démographique importante attendue sur le continent au cours de ce siècle ainsi que les innovations technologiques, lesquelles tendent à réduire le besoin en main d’œuvre, doivent nous conduire à envisager un modèle de développement différent celui de l’Occident et des pays de l’Asie du Sud-Est. La croyance que la croissance économique peut créer des emplois décents pour tout le monde doit être sérieusement mise en question tout comme le principe sur laquelle elle se fonde : « tu ne travailles pas tu ne manges pas ».

Ma conviction est que toute politique de développement doit être guidée par le souci de faire tendre vers la gratuité tous les biens et services indispensables à une vie digne. Je ne dis pas que tout doit être gratuit. Je dis plutôt que la gratuité doit être l’horizon. Pour ceux qui ont un pouvoir d’achat, les biens et services indispensables doivent être accessibles. Pour ceux qui n’en ont pas ou pas suffisamment, parce qu’ils n’ont pas de travail ou sont handicapés ou sont âgés, etc. ils doivent être accessibles sur une base de gratuité.

Et, bien entendu, dans une société civilisée, le temps passé à travailler pour juste payer des factures doit être réduit dans la mesure du possible afin que le temps libéré puisse être consacré à des activités plus valorisantes individuellement et plus intégratrices socialement.