L’œuvre
Blaise, Dans le ventre du Congo est votre troisième ouvrage, avant de rentrer un peu plus dans le texte, on note finalement un titre assez sobre par rapport à vos anciennes productions, J’irai danser sur la tombe de Senghor ou Sans capote ni kalachnikov. Vous avez récemment confié que le titre aurait pu être plus enlevé, Les testicules de Tintin ai-je cru avoir lu. Y a-t-il eu maldonne, renonciation de dernière minute, découpe de l’éditeur ? Eclairez-nous !
Les testicules de Tintin était bel et bien le titre de travail de mon dernier roman, et même celui qui fut suggéré à mon éditeur chez Seuil. Il se situait, comme vous l’avez relevé, dans la continuité de ce que j’avais produit avant, et donc, je ne risquais pas de « décevoir » ceux qui ont pris l’habitude de parier sur un titre sulfureux avant chacune de mes parutions – je parle ici des « titres à balles réelles », pour reprendre une formule que j’utilise parfois en présence de mes amis pour le plaisir de la faconde. Plus sérieusement et pour faire une histoire courte, mon éditeur avait eu des réserves sur cette proposition après qu’elle a échoué à créer un consensus rue Gaston-Tessier à Paris. Il m’a donc été demandé d’en proposer un autre. Sur une liste qui en comptait cinq, j’ai porté le dévolu sur Dans le ventre du Congo, non sans garder Les testicules de Tintin en bonne et due place au cœur du roman, comme vous avez dû le remarquer. Tout compte fait, après le pastiche sympathique de Boris Vian, un auteur que j’aime, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée que de m’éloigner d’Hergé, mais également du Britannique Phil Mason dont le livre What needled Cleopatra… and other little secrets airbushed from history est paru en français sous le titre Les Testicules de Jeanne D’Arc… et autres surprises de l’Histoire[1]. Mais aussi, en revenant au « ventre », figure allégorique très ancré dans l’imaginaire kongo, lieu de vie, de fureur et d’extinction, je plaçais les deux siècles de la rencontre entre Belges et Congolais, Européens et Africains, anciens empires coloniaux et jeunes nations des « Sud », dans le registre d’une certaine « rage de dire ». Une rage sublimée, le lecteur l’aura remarqué, mais une rage tout de même. Celle de tenter de faire accoucher la grande Histoire de ce qui a longtemps nourri l’amnésie et le silence chez les uns, la résignation et un mépris de soi à peine refoulé chez les autres.
Ce troisième roman a bénéficié d’une très belle couverture médiatique, et les notes et recensions sont globalement très positives. Vous interrogez encore l’Histoire, dans un échange épistolaire entre une tante et sa nièce. On est ainsi plongé dans l’histoire coloniale et précoloniale. Vous avez confié à Mabrouk Rachedi sur Jeune Afrique que c’est une visite et une anecdote qui ont déclenché l’envie d’écrire ce livre. Pouvez-vous raconter, plus généralement, la genèse du bouquin, les conditions de sa naissance au-delà de l’anecdote ? Dans une période où la mémoire est au centre du contentieux post-colonial, qu’avez-vous voulu susciter comme réflexion ?
Au-delà de l’anecdote qui m’a permis à quelques occasions de revenir à cette visite à Tervuren et au déclic qui allait forcer le « passage à l’acte d’écrire », les choses se sont passées de manière relativement simple. Après la découverte à l’église St-Évangéliste des sept tombes des Congolais qui avaient été exhibés pendant l’Exposition universelle coloniale de 1897, je suis reparti à Louvain-la-Neuve où j’habitais en ce printemps 2004 avec l’idée de m’informer sur les zoos humains qui avaient été entretenus sur le sol européen au fil des siècles. Je m’intéresserai plus particulièrement à la présence des Congolais au sein de cette « faune » exotique dont raffolait l’homme européen avant l’invention du cinéma. Je dois signaler qu’à cette époque, la question de la mémoire que vous évoquez n’était pas encore le grand sujet d’actualité qu’elle est devenue depuis environ cinq ans. Pendant treize ans je me suis documenté, sur les expositions et leurs « villages africains », mais également sur le royaume Kuba dans le Kasaï, puisque l’idée, très vite, m’est venue d’inscrire le destin de petites gens qui avaient peuplé ces « villages », dans la grande Histoire qui aurait pour centre névralgique le bassin du Congo. Une histoire qui évoque à la fois le monde moderne naissant à l’aube des décolonisations et les turbulences auxquelles étaient confrontés les royaumes d’où avait émergé le Congo postcolonial. Au fur et à mesure que le projet mûrissait, que le livre s’imprimait dans ma mémoire sans qu’une seule phrase ne soit encore couchée par écrit, alors que la rumeur du monde était saturée année après année par tous les irrésolus du legs colonial, le fil conducteur de ma fiction s’imposait à mon esprit. Il fallait que l’Histoire que je tentais de mettre à mon service, tout en devenant un objet d’art digne de la littérature, réponde à la question de savoir si, comme le suggère le sociologue flamand Luc Huyse dans un livre consacré à l’Apartheid, « tout passe, sauf le passé ». Si, depuis le fameux village congolais d’Expo 58 à Bruxelles, au Nord comme au Sud et bien au-delà du face à face Bruxelles – Kinshasa, nous avions voulu savoir ce que voulait dire James Baldwin lorsqu’il décrétait dans Black English, A Dishonest Argument, un discours datant de 1980 récemment resservi avec éclat par Raoul Peck, que nous n’étions rien de moins que notre histoire.
Tshala la tante, s’adresse à Nyota, sa nièce dans votre texte. C’est par elles, que l’on plonge dans l’histoire, celle du Kongo « belge », du Kongo, et de la Belgique. Les voix se mêlent, le grande et la petite histoire aussi. En calibrant le récit par cette voie épistolaire, vous livrez un texte très sophistiqué dans la construction. Comment avez-vous réussi à gérer cette ligne de crète, pour permettre cette plongée dans l’histoire sans en faire un documentaire, en gardant une place pour la fiction ? Que répondriez-vous à ceux qui peuvent penser à un manque de spontanéité ?
C’était un pari que je savais risqué et je trouve très à propos l’image de « ligne de crête » que vous utilisez. Tout en mesurant les risques qu’elle représentait, il m’était apparu que cette construction, celle d’une fresque qui joue sur trois registres narratifs adossés à deux temporalités, tout en combinant l’épopée, le roman d’aventure et l’enquête socio-historique à saveur politique, était le moyen idoine pour proposer un récit qui soit le plus en phase possible avec les époques, les lieux et les atmosphères convoqués. Je voulais que la résonnance des mythes kuba soit la plus authentique possible pour les connaisseurs – autant qu’une œuvre romanesque puisse s’en prévaloir -, que celui qui a vécu les nuits mythiques de Léopoldville du temps des pères de la rumba y retrouve un peu de la magie de ces jours qu’ont immortalisés Wendo Kolosoy, Bowane et autres Grand Kallé, et pareillement, que l’évocation du fiasco que fut « le village congolais » du Heysel soit rendue, même à rebrousse-temps, avec un réalisme qui ne pèche pas par anachronisme en écho aux voix qui l’avaient précédée. S’il existe un secret à la « réussite » de ce pari, il se résume probablement à ce que je suis avant tout un auteur qui écrit à l’oreille. Chacun de mes romans existe d’abord comme une mélodie en sourdine que je confronte inlassablement au phrasé que je couche sur mon écran d’ordinateur ou dans mon cahier de notes. C’est lorsque ma lecture me laisse croire que le rythme que je crée au fil des pages commence à se confondre avec celui intérieur, avec ce que j’appelle « le roman inatteignable » – lorsque dans ma perception de l’écart entre les deux s’amenuise au point de laisser place à une frustration à peu près supportable, c’est alors que j’ai le sentiment d’être allé au bout de mes moyens. Cela ne veut pas dire que le lecteur aura la même certitude – et c’est là que je réponds au second volet de votre question : je n’ai rien à répondre à ceux qui, ayant lu Dans le ventre du Congo, pourraient déplorer un manque de spontanéité. Si c’est cela l’impression que le texte leur aura laissée, alors tant pis pour moi. Au demeurant, j’ai toujours pensé qu’une création littéraire n’était pas quelque chose que l’on devrait défendre comme on le ferait pour une thèse de doctorat, Docteur Gassama : elle séduit son lecteur ou elle ne le séduit pas, à l’écrivain de vivre avec cette équation.
Il y a quelque chose qui frappe en vous lisant, c’est presque une dualité : à la fois une écriture économe et foisonnante, une certaine sobriété et une inclination aux éclats. Ce style vous est-il dicté par le sujet, ou bien est-ce un jeu de variation sciemment construit ?
Je ne sais pas si je suis le mieux placé pour répondre à cette question, n’ayant pas suffisamment de recul pour ausculter avec compétence l’ensemble de ce que j’ai pu produire jusqu’ici. Mes trois romans convoquent un assez large spectre d’univers et de thèmes et cependant, je vous l’accorde – la chose a été dite assez souvent -, il y a une constance de ce que vous décrivez. Nous touchons ici à cette chose que l’on nomme « style » et qui est l’empreinte esthétique digitale de l’écrivain. Dans un article récemment paru dans la revue Lettres Québécoises, l’écrivain, critique et professeur de littérature Paul Kawczack parle de « chaud-froid bouillant d’existence » dans le style qu’il décèle de mon premier roman à mon plus récent. À un ami écrivain qui faisait une observation similaire voilà quelques jours, je disais en rigolant que mon style célébrait le « réalisme endiablé ». Vous l’aurez compris, c’est là une petite coquetterie de l’écrivain qui se sait incapable d’expliquer par b-a, ba pourquoi la « magie » semble opérer de cette manière et pas autrement. Faute de mieux, je vais revenir à ce que je disais tantôt : j’écris à l’oreille et les variations que vous évoquez naissent de cette quête continue d’épouser à l’écrit la mélopée intérieure, peu importe le sujet. Mais puisque je ne serais pas le romancier que je suis sans avoir été subjugué de manière précoce par certains écrivains dont l’art du roman a dû me marquer au fer, j’écris aussi sous l’influence inconsciente d’hommes et de femmes dont le talent m’a le plus ébranlé comme lecteur. Certaines lignes de l’empreinte esthétique digitale que j’évoquais tantôt sont, pour ainsi dire, à mettre à leur crédit.
A propos de chapelle par extension, vous venez du Kongo, grande patrie littéraire, qui a vu se sédimenter plusieurs styles, des allures plus classiques – comme chez Emmanuel Dongala – aux plus truculentes – avec Sony Labou Tansi. A quelle école appartenez-vous, ou bien refusez-vous toutes les assignations ?
Là aussi, il me semble qu’il y aurait quelque chose de prétentieux à revendiquer pour soi-même une filiation à l’égard de ceux qui nous ont précédé en littérature, sur ses terres d’origine ou ailleurs. Peut-être les critiques sont-ils plus légitimes pour s’y coller, eux dont c’est le métier. Cela dit, j’aurais l’air de me débiner, après que j’ai déclaré – et mention en est faite sur mon site Internet – que c’est au contact de Sony Labou Tansi, lequel me dirigera vers Gabriel Garcia Marquez, après avoir été émerveillé par un certain Valentin-Yves Mudimbe, si je ne confirmais pas que le « graal littéraire » dans lequel je fus accueilli étant adolescent se résumait à l’œuvre de Sony. Le lecteur de Dans le ventre du Congo comprendra pourquoi je rends un hommage aussi appuyé au natif de Léopoldville, ce grand fils des deux rives du fleuve Congo qui demeure à ce jour, à mes yeux, le plus grand d’entre nous. Et pour revenir à votre question, je devrais dire que c’est après avoir compris étant jeune que jamais je ne réussirais à devenir un autre Sony Labou Tansi que j’ai trouvé à la fois ma voix et ma voie.
De plus en plus, dans sa démocratisation, la littérature parait donner plus de prééminence à l’histoire et à la construction qu’au style. Le style revêt-il toujours pour vous une importance particulière ? Comment juger et jauger de l’harmonie ?
La prémisse de la question me fait penser à la fameuse « mort du roman » qui, on le sait aujourd’hui, n’était rien de moins qu’une vue de l’esprit, une fiction que des critiques passablement nostalgiques, attachés à une tradition littéraire jugée en voie de disparition, ont avancée dans les années 60 et 70 afin d’exprimer leur rejet d’une nouvelle conception du fait littéraire et de sa pratique. Mais parle-t-on ici du roman ou de la littérature dans son acception la plus exhaustive ? Dans la seconde hypothèse, je n’ai pas l’impression que partout, dans tous les genres, prééminence soit laissée à l’histoire au détriment du style. Ne serait-ce que parce que les créations s’inscrivant dans les genres poétique, argumentatif et dans une certaine mesure épistolaire, ont toujours eu à défendre leurs lettres de noblesse en faisant peu ou prou cas de l’histoire. Peut-être la prémisse vaut-elle surtout pour les genre narratif et théâtral, mais là encore, sans être un spécialiste de la chose, je me demande s’il n’y a pas pour nous francophones un tropisme qui consiste à ne pas porter notre regard sur ce qui se produit à la fois dans les marges de notre espace dont on connaît l’eurocentrisme exacerbé, et dans le reste du monde. Un tel postulat tient-il toujours après qu’on s’est penché sur ce qu’écrivent aujourd’hui dans leurs langues respectives les Indiens, les Russes, les Péruviens, les Chinois ou plus près de moi, les Attikameks qui sont une des Premières Nations du Canada ? Je n’ai pas de réponse. Cela étant dit, en ce qui me concerne, je ne peux m’empêcher d’aborder une création littéraire comme un objet d’art bien avant toute autre considération. Cela tient au fait qu’à mes yeux, ce ne sont pas les histoires rocambolesques ou porteurs de bons sentiments qui font la littérature, mais bien l’art et la manière avec lesquels l’histoire la plus insignifiante se voit offrir les plus beaux atours esthétiques pour s’ériger en pur régal intellectuel. Je dis cela pour ajouter tout de suite qu’on a tous lu ces livres insipides qui, nés d’une obsession de l’éblouissement par le style ou la structure, ressemblent à ces palais somptueux qui transpirent une magnificence si austère que le seul fait d’y mettre les pieds vous laisse le sentiment de visiter un mausolée. Mausolée clinquant, mais mausolée quand même. Mais encore, celui qui réussit à mettre une histoire hors de l’ordinaire au service du style le plus enlevé se voit gratifié du sceau du génie, tandis que se construit à ses pieds ce qui s’appelle une œuvre, une vraie. Difficile de ne pas reconnaître les trésors dont je parle ici : ils traversent les époques et reviennent nous hanter pour notre plus grand bonheur, lorsqu’ils ne fécondent pas les créations contemporaines des décennies, voire des siècles après que leurs auteurs se sont éteints. Sans convoquer ici les grands classiques, vous ouvrez un roman comme Manatthan Blues de Jean-Claude Charles, et vous découvrez l’exacte démonstration de l’harmonie dont vous parlez : un style étourdissant au service d’une histoire qui vous arrache le souffle dès l’incipit et refuse de le vous le rendre au moment où s’achève le voyage. Les œuvres de cette envergure sont probablement celles auxquelles a dû penser Kundera lorsqu’il écrivait que « les grands romans sont toujours plus intelligents que leurs auteurs ».
En sortant de la lecture de votre livre, où vous donnez la pleine mesure de votre talent de conteur mais aussi de penseur, on sent la tentative de trouver un équilibre élégant entre la rancœur post-coloniale et la nécessité de la décolonisation. Était-ce un objectif résolu ?
Il se trouve qu’au fil du récit, mes personnages, en particulier le roi des Bakuba Kena Kweta III et le professeur belge Francis Dumont, fils de l’ancien Sous-Commissaire d’Expo 58, m’ont amené là, à marcher sur un fil ténu, en funambule ou presque, à la recherche de cet équilibre que vous évoquez, sans possibilité de me dérober au risque de rater le dénouement, ou pire, faire s’effondrer l’édifice avec le dernier échafaudage. Je dois confesser que lorsque je me suis retrouvé acculé à cette exigence, je n’ai pas eu d’autre choix que de fendre l’armure pour y aller avec ce qui se rapprochait le plus de mon propre rapport avec ce que je nomme « la pacification des mémoires ». Je n’ai donc pas triché sur cette fin, un péché véniel pourtant inscrit dans l’ADN même du romancier.
Littérature
Vous êtes congolais, la littérature n’est pas tout à fait innocente face aux drames qui minent votre pays. Vous avez par le roman déjà sondé cette Histoire, dans Sans capote ni kalachnikov. Quelle est la force du roman, de la fiction, face à ce réel tragique ? Quelle est sa portée transformatrice dans un pays où la diffusion des livres est irrégulière ?
Pour ce qui de la force de la fiction, c’est sans doute enfoncer une porte ouverte à grands coups d’épaule que de dire à la suite notamment de Kundera que là où la bêtise des gens consiste à avoir réponse à tout, la sagesse du roman consiste à avoir une question à tout. Là où le réel semble fournir des réponses toutes faites à la blessure narcissique qui défigure la mémoire d’un pays dont l’immense potentiel humain et socio-économique aurait dû rimer avec dignité et prospérité, la fiction ouvre le champ des questionnements. Elle interroge le décor et son envers. Elle soupèse le discours, donne à entendre le non-dit. Pour l’écrivain, elle rend possible les hypothèses, encourage le doute, impose la nuance, afin que du sort et du devenir de l’objet complexe qu’est le Congo, je puisse avoir la prétention de ruminer autre chose que la dictature du réel, ses certitudes. C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire en trois temps, en interrogeant le cadeau mirifique de Mobutu aux Zaïrois avec le combat du siècle de Mohamed Ali et George Foreman en 1974; avec le cycle de violences politique et armée dans les Kivu; avec notre long chemin dans les tranchées de l’Histoire en compagnie des Belges, que les Congolais appellent en lingala « ba noko », les oncles. Quant à la portée transformatrice de la fiction dans un pays où la diffusion des livres est un défi en soi, le réalisme oblige, hélas, à éviter tout emballement. Le Congo, à l’instar de n’importe quel pays africain, est un État jeune dont l’histoire littéraire n’a pas un siècle, si je remonte aux premiers écrits de nos pionniers, Paul Lomami Tshibamba et Antoine-Roger Bolamba. Tenter un parallélisme avec n’importe quel pays européen ou même avec un vieux pays comme Haïti que je connais bien et dont j’adore la littérature, serait pour le moins maladroit. Le miracle eût été qu’en l’absence d’une longue culture du livre de manière générale, d’une masse critique de lecteurs nourris à la fiction, nous constations six décennies à peine après les indépendances, que le genre que je pratique a dans l’esprit du Congolais la puissance qu’on pourrait lui attribuer aux États-Unis par exemple. Là-bas, en effet, des œuvres comme La case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee ou plus récemment L’œil le plus bleu de Toni Morrison se sont révélé de véritables marqueurs de conscience sur la question raciale dans un pays au destin si singulier. Une fois qu’on a constaté cela, on ne devrait pas passer sous silence le rôle qu’a joué et que continue de jouer le théâtre, aussi bien celui pratiqué en français que dans les langues nationales. Art du peuple – au sens noble de la chose – par excellence, au Congo comme ailleurs en Afrique, le théâtre est sans doute la forme de fiction qui réussit le mieux à bousculer l’ordre établi et à nourrir une « conscience de tracteur », pour reprendre justement le titre d’une pièce écrite par le créateur du Rocardo Zulu Théâtre de Brazzaville, Sony Labou Tansi. Et ce n’est pas le doyen Ngugi wa Thiong’o qui dira le contraire, je parie.
Comment connecter l’auteur africain au lecteur africain ?
L’État africain qui aura démontré, dans ses choix politiques, qu’il place la lecture pour les plus jeunes ainsi que l’accès au livre pour le grand nombre dans le premier diapason de ses priorités, aura posé le jalon le plus important pour connecteur l’auteur africain au lecteur africain. Mais ne nous y trompons pas, dans des États jeunes dont l’écrit n’a pas toujours été le mode de transmission de la création artistique ou simplement de la parole, une culture du livre ne découle pas de la génération spontanée. Il y a à coup sûr des choix à faire au niveau de la superstructure, il y a ensuite le temps que cela requiert pour faire du livre un totem commun.
Depuis le manifeste pour une Littérature-Monde de Saint Malo en 2007 où les écrivains afro-diasporiques revendiquaient leur part du monde et la rupture avec la littérature labelisée francophone, les choses semblent avoir peu évolué. Vous n’échapperez donc pas la question qui empoisonne la littérature africaine depuis des lustres : êtes-vous un écrivain, tout court, ou un auteur africain ? Que pensez-vous de ce particularisme qui colle aux basques des auteurs, et dont ils ne peuvent se défaire sous peine d’être jugés des deux côtés ?
Pour être franc, c’est un débat auquel je n’accorde aucun intérêt. Que des écrivains d’origine africaine et vivant hors du continent éprouvent le besoin de « justifier » ou de se « définir » constamment est un exercice dont je n’ai jamais réussi à comprendre ni le sens ni l’enjeu véritable au-delà du charivari dont se berce le tandem franco-africain. Qu’est-ce que cela veut dire exactement que revendiquer sa part du monde ? Parce qu’avoir la peau noire et écrire « depuis » le Congo ou le Mali ne suffirait pas, en soi, à démontrer son appartenance à l’universel ? Parce qu’écrire en français depuis l’Ontario anglophone tout en convoquant les légendes des royaumes Kongo et Kuba participerait d’un critérium sur base duquel je serais hors d’un champ francophone monochrome dont Paris serait le centre ? Pour aborder la question de façon basique, je me suis souvent demandé pourquoi à l’inverse de certains de ses pairs sénégalais ou ivoirien, on n’entend jamais un écrivain russe ou colombien crier à qui veut l’entendre qu’il est « un écrivain tout court ». D’aucuns pourront certes dire de Jack Kerouac qu’il est avant tout un écrivain majeur du siècle passé. Mais en se penchant sur son œuvre, il y a-t-il plus américain que le père de la « prose spontanée », lui qui a influencé à la fois Dylan et le genre cinématographie que « road movie » ? Serait-il jamais venu à l’esprit de Pablo Neruda de prétendre qu’il n’était pas un écrivain chilien ? J’ai choisi depuis longtemps de laisser ces querelles de chapelles à ceux qui ressentent le besoin de se définir, se dé-définir à coups de trouvailles qui sonnent davantage comme des incantations que comme une réponse à une quête dont se préoccupent réellement les lecteurs. Pour ma part, qui peut douter de mes origines africaines ? Quelqu’un pourrait me dénier la nationalité canadienne, la seule dont je me prévale, sans ignorer cependant qu’un être humain sera toujours le produit d’une complexité qui ne saurait se réduire au seul lien l’associant à une fiction juridique ? Point de mystère : je suis à la fois un auteur africain et un auteur canadien, franco-ontarien si je veux ajouter un détail qui parlera aux canadiens, n’en déplaise aux prophètes des identités exclusives. Si on veut à tout prix me situer et qu’on n’y parvient pas après ce qui précède, il faudra alors lire mes livres. J’y suis, sous toutes les coutures imaginables.
Après les fastes de la littérature qui dit le Mal dans les siècles passés, le 20e par exemple, pour le dire rapidement, on sent – on en prête l’origine aux USA – l’émergence d’une littérature dite Feel good, qui traite de l’espoir et qui a envie de dégriser l’époque par une belle promesse. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces injonctions pour rentrer dans des cases ? La littérature peut-elle être sage ?
L’une des beautés de la littérature – en dehors du fait qu’elle porte le sceau de l’éternité -, c’est d’être un bastion de liberté radicale. Il y a eu et il y aura toujours, de manière cyclique, des tendances qui se dessineront. Puisque l’art féconde l’art, partout la création en portera les traces, en épousera les formes. Mais au cœur même de ces tendances, subsisteront inéluctablement des œuvres qui ne rentreront pas dans les cases, qui n’épousent ni l’air du temps ni les canons glorifiés par les critiques. À titre personnel, je ne me positionne pas : je réponds aux injonctions des démons de l’inspiration sans chercher le sexe des anges. La littérature peut être tout et n’importe quoi, sage pour qui ressent le besoin de lui faire porter ce rôle, subversive pour l’auteur qui refuse d’être la bonne conscience de ses contemporains. Et il y a ces mots de Stendhal au sujet du roman, que je transposerais volontiers à la littérature en général : il s’agit avant tout « d’un archet, tandis que la caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur ». Et Dieu sait si le lecteur a envie de s’abreuver encore et toujours de la même sève.
Vous êtes je crois juriste de formation. Dans le droit, le langage est très précis et télégraphique. Comment ne pas s’aliéner dans le territoire romanesque où l’inverse est à l’œuvre, et où ce qui dépasse et déborde fait la saveur du texte ?
Il y a plus de ressemblance entre le langage, je devrais dire la verve du droit, et le langage romanesque, qu’il n’y paraît. Prenez donc les notes de plaidoirie de n’importe quel ténor du barreau ou écoutez-le plaider avec hardiesse. Rendez l’oreille aux trémolos dans sa voix, surveillez l’ondulation de ses envolées aux courbes des signes de ponctuation, soyez attentif aux figures de style, écoutez-le moduler le ton en se jouant de l’attention de son auditoire, surveillez les trésors d’imagination déployés pour susciter la pitié de tel jury majoritairement féminin, l’empathie de tel juge aux portes de la retraite, la sidération de tel public, et vous verrez à quel point le droit, en particulier le droit judiciaire, est le pays du roman et de la dramaturgie. Je peux vous dire – et ce n’est pas l’actuel ministre français de la justice qui me contredira, lui qui savait passer avec le même aplomb des planches au prétoire – que certains procès sont, aussi bien dans l’écrit que dans le rendu, des romans à part entière. Qui n’a pas encore assisté à un « procès savoureux » – je pense ici notamment au « procès des mutins de la Voix du Zaïre » organisé à Kinshasa à la fin du règne du maréchal Mobutu -, a du rattrapage à faire pour compléter son expérience du roman vivant. Tout ça pour dire que même si les codes peuvent différer dans la structure de la chose, écritures romanesque et juridique peuvent, à plusieurs niveaux, se nourrir mutuellement. Pour revenir à moi, je pense entre autres à l’argumentatif dont on m’a souvent dit qu’il était prégnant dans les dialogues que je prête à mes personnages.
Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?
Je ne saurais dire ce qui dans mon écriture leur est dû, mais il est indéniable que Sony Labou Tansi, Gabriel García Márquez, Valentin-Yves Mudimbe, Fiodor Dostoïevski, Ahmadou Kourouma, Chinua Achebe et Émile Zola ont forgé tôt ma manière imparfaite d’aborder le roman. D’autres, dont la liste serait infinie, se sont ajoutés au fil des années. Mais je serais incomplet si je ne précisais pas que chacun des écrivains et écrivaines que j’ai lus a déposé au fond de moi un peu de ses mondes, de son art. Le premier que je viens de nommer, à qui je rends d’ailleurs un hommage appuyé en lui réservant une place parmi les personnages de mon dernier roman, reste mon auteur favori.
Vous parlez aussi Lingala, et il y a de plus en plus de productions dans cette langue. Quelle est votre première langue ? Comment voyagez-vous d’une langue à une autre ?
Je parle quatre langues congolaises dont le lingala, mais ma première langue est le kikongo, puisque c’est l’idiome que j’ai parlé à ma naissance, dans le cercle familial, en même temps que le français. Ces langues sont très présentes dans mon quotidien, je continue d’ailleurs de les pratiquer avec des personnes qui partagent ma vie entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord où je vis depuis bientôt quinze ans. Dans mes écrits, sous la narration construite en français coulent tout un univers que j’emprunte tantôt aux mythes des bakongo, tantôt aux légendes et proverbes des bambala du Congo, quand je ne transpose pas carrément des contes ou des chants puisés dans ce même patrimoine foisonnant qui m’a toujours nourri. Les Congolais ou ceux qui connaissent le pays vous diront aussi que derrière ce que j’ose nommer « le réalisme endiablé » et qui se traduit par une poésie de la vie où l’horreur tutoie toujours la jubilation, l’humour l’autodérision, se cache ce continent intranquille que charrient nos langues nationales avec leur manière unique de dire la condition humaine.
Quels sont vos projets littéraires à long terme ?
J’ai toujours pensé que l’objet « Congo » était porteur d’une histoire à la richesse exceptionnelle dont les créateurs d’origine congolaise n’ont pas exploité à ce jour ne serait-ce que la crête de la partie visible de l’iceberg. Laisser au soir de ma vie une œuvre qui contribue en partie à transmettre à la mémoire du monde la part congolaise de l’universel, voilà un projet qui doit paraître bien prétentieux, comme les écrivains peuvent parfois s’en prévaloir. Il n’en est pas moins exaltant pour moi qui suis passionné par le chemin que poursuivent depuis trois mille ans les peuples de cette partie du monde, dans une histoire trop facilement réduite au théâtre des convulsions contemporaines.
Pensez-vous écrire un jour en Lingala ou dans une autre langue nationale ?
J’écris parfois des textes courts, en lingala et en kikongo, principalement de la poésie. Il n’y a pour le moment aucun projet éditorial à cet égard, mais l’idée tranquillement va son chemin, tandis que je suis avec le plus grand intérêt ce que d’autres Congolais, à l’image de Richard Ali, de Tata N’Longi Biatitudes et de Bienvenu Sene Mongaba, continuent de produire dans nos langues.
Questions biographiques et générales
Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?
J’ai grandi dans une famille de quatre enfants dont je suis l’aîné. Sous Mobutu, nos parents, tous les deux enseignants, ont été mutés d’un endroit à l’autre du Zaïre avant que je ne rejoigne l’internat du Collège de la Fraternité, un établissement scolaire des Frères joséphites de Kinzambi, dans la ville de Kikwit. C’est pendant cette période, durant mon adolescence, que « le virus de la lecture et de l’écriture » remontant à ma prime jeunesse et dont mon père est le principal vecteur, a pris une certaine ampleur. Trois moments marquants reviennent constamment à mon esprit quand je remonte cette époque : il y a la petite bibliothèque de l’Alliance franco-zaïroise de Kikwit que mes deux grands amis et moi fréquentions assidûment ; les dictées de Bernard Pivot auxquelles nous y prenions part tous les trois lorsque nous n’étions pas occupés à publier des poèmes et des nouvelles dans le petit journal scolaire que nous avions créé ; et les prestations dans différentes troupes de théâtre scolaire entre mes 11 et mes 18 ans. D’ailleurs, impossible d’oublier que c’est à un rôle incarné dans Les armes et les larmes de Soweto, une pièce de création zaïroise qui revisitait les émeutes raciales de Soweto de 1976, que je dois ma vocation pour le droit et plus précisément pour les droits humains, domaine dans lequel j’exerce encore aujourd’hui au sein de la fonction publique canadienne. Vous mettez tout cela de bout en bout, et vous avez quelques-uns des marqueurs les plus significatifs de ma jeunesse, un parcours qui n’a somme toute rien de vraiment extraordinaire.
Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?
Il est évident que mes parents n’ont pas inventé l’eau chaude. Ils ont transmis à leurs enfants les mêmes valeurs que la plupart de parents transmettent à leurs rejetons. Peut-être certaines circonstances particulières liées aux péripéties qu’a connue la relation entre ces deux-là ont-elles fait que l’abnégation, le dépassement de soi, la loyauté et la quête de la justice ont résonné assez tôt et de manière particulière dans mon esprit, au point de constituer ce qui pourrait être le socle de ce qui fait de moi la personne que je suis. C’est au lecteur, observateur extérieur, de juger en toute subjectivité si ces valeurs ont pu laisser traces dans mon écriture ou même l’influencer. Pour me connaître moi-même grâce à ce qui transparaît dans mes textes, je suis ce conseil de Sony Labou Tansi : « On ne peut pas se voir si on ne regarde pas vers l’extérieur ».
Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?
Hors de l’écriture, deux passions occupent une place importante dans ma vie : la musique et le football. Pour le second, mes amis Canadiens doivent encore patienter avant que je n’épouse le hockey, sport-religion de mon nouveau pays. Mais en même temps, mon engouement pour le ballon rond est loin d’être ce qu’il fut entre Kinshasa et Bruxelles, ce qui explique peut-être que je veuille compenser en le convoquant plus d’une fois dans mes fictions. Des modèles ? J’en ai trop, dans des domaines différents, pour pouvoir les lister. Ma mère en est un. Enfant, j’étais plutôt piètre joueur de foot et je rêvais d’être journaliste. Entre reporter sportif pour commenter les derbys les plus fous entre les Léopards du Zaïre et les Diables rouges du Congo, et présentateur du Journal télévisé, longtemps mon cœur a balancé. Mais de me retrouver des décennies plus tard chroniqueur invité sur les ondes de Radio-Canada peut être interprété comme un petit clin d’œil du destin.
Comment, à votre avis, l’art doit il composer avec la fièvre hygiéniste actuelle, avec le jugement moral des artistes qui va jusqu’à destituer leur héritage ? L’art doit-il être un îlot préservé ou satisfaire aux exigences de vertu ?
Voilà un serpent de mer qui remonte à bien plus loin qu’on ne l’imagine. Je pense à ce classique de la critique littéraire qui consiste à se demander si on doit ou non s’intéresser aux biographies des écrivains pour juger leurs textes. Sainte-Beuve jugeait que oui et le mettait largement en pratique, tandis que Proust de son côté prônait la distinction entre le « moi social » et le « moi profond » de la personne qui écrit. Vieilles querelles, vieux débats qui ne sont pas près d’être rangés aux oubliettes. En littérature comme dans n’importe quel champ artistique, la réalité me semble trop complexe pour être réduite à des schémas binaires. Je vais donc vous livrer le fond ma pensée. Ce que je pense, d’un point de vue philosophique, c’est que l’œuvre d’art n’appartient pas à son auteur, ce dernier n’étant que le canal par lequel elle nous est transmise. Le rôle de l’artiste, me semble-t-il, consiste fondamentalement à lever le voile, à ôter le masque sur une vérité qui dépasse sa propre personne. Cette vérité resterait valide et garderait, selon moi, toute sa puissance, quand bien même après l’avoir mise à nue, l’artiste dont question tomberait dans les travers que lui-même avait dénoncé brillamment. Je pense à Céline dont les textes décrit la déshumanisation des êtres dans les champs de bataille avec une puissance stylistique et évocatrice comme on en a rarement vu en littérature – Un tour de force qui dépasse de loin bien de manifestes politiques écrits sur le sujet. Faudrait-il censurer Voyage au bout de la nuit au motif que son auteur a signé par ailleurs des pamphlets antisémites ? Faudrait-il appeler à interdire à la circulation les oeuvres d’un peintre au motif que celui-ci a mené une vie immorale, tandis que ces mêmes œuvres ne véhiculent, en soi, rien d’illicite ni de répréhensible ? Dans les deux cas, ma réponse est non. Force est d’ailleurs de faire observer qu’à ce jeu-là, je me demande bien ce qu’il resterait dans nos bibliothèques, dans nos musées, chez les disquaires et autres collectionneurs, si nous devrions aller jusqu’au bout de cette périlleuse aventure. En revanche, comme société, je pense que rien ne nous oblige à honorer ou à célébrer – comme on l’a vu dans le cas de Roman Polanski aux César il y a deux ou trois ans – un artiste qui est sous le coup d’accusations graves ou pire, qui a été plusieurs fois condamné pour des actes d’une gravité significative, que ceux-ci soient d’ailleurs ou non en lien avec l’exercice de son art. À une époque où la société réclame à bon droit la remise en question des rapports de domination dont ont souffert des millions de personnes longtemps réduites au silence dans certains milieux professionnels – je pense ici aux femmes et à certains groupes minoritaires -, célébrer des individus dont l’inconduite ébranle au plus haut point la conscience collective, est quelque chose que je trouve problématique. Cela n’a rien à voir avec les exigences de la vertu auxquelles il faille soumettre l’art, cela a à voir avec le refus d’ériger des criminels avérés en veaux d’or, sans toutefois chercher – et j’insiste là-dessus – à censurer ou invisibiliser leur création habitées par des vérités dont ils ne sont que des « passeurs ».
[1] Aux éditions de L’Opportun, Paris, 2009.