Voici « Errance », titre minimaliste et presqu’aride, du premier roman d’Ibrahima Hane. Mais s’y fier serait imprudent ! On y entre chaussé de velours, silencieux comme un dévot aux portes de la cathédrale car les prémices de la narration sont monacales. On lit ainsi dès l’entame : « Moi Seyni Sene, au nom de Dieu, du prophète Mohammed et de Samsidine Dème, son illustre serviteur, par ce serment je me soumets aux lois et règlements de notre communauté ; je fais allégeance au khalife Abdoul Kader » […]. Mais passée cette sommation, on est vite embarqué dans l’itinérance tempétueuse du moine déclaré. Il s’appelle donc Seyni Sene et c’est dans son ombre que l’on voyage dans un roman à compartiments : ambitieux, touffu, historique, parfois désarticulé, retenons, essentiel. Pris par le col, on se laisse volontiers entraîner dans les méandres souffreteux sénégalais avec un privilège, voire deux, dont est dépositaire l’auteur : l’érudition dans la pratique littéraire mais mieux, cette insolence gantée des confessions de vieux qui récitent l’histoire sans enjeux, ni urgences, encore moins l’excitation des jeunes loups.
Pour l’histoire de Seyni Sene complice éruptif du lecteur au long des pages, prenez un jeune, plutôt brillant, à l’ascendance familiale modeste et très vite décimée par la mort. La bouée des études et les prédispositions intellectuelles l’affranchissent pourtant de sa condition, et l’avenir du mérite est un horizon rayonnant. Mais le ciel s’enténèbre d’un coup et d’un seul, repeint d’ombres par les déceptions colorées à l’amertume. Depuis Sembene, nous savons la société sénégalaise féconde en injustices. Bâ, Sow Fall, Diome, ont continué l’œuvre et défriché les mauvaises herbes ! Ibrahima Hane s’acquitte de sa dette lui aussi. Mais la littérature ne guérit pas le mal. Le jeune Seyni Sene est broyé dans sa quête. Il disjoncte suite à un acte de folie destructrice : « devenu momentanément fou furieux, j’avais ramassé une pelle et, pendant une demi-heure, je m’étais livré à une danse sauvage en pulvérisant toute vitre à ma portée. » […], il est incarcéré. La victime revêt la tunique du bourreau.
Cap sur la prison, pas n’importe où, direction le Sud, au pays de la mousson casamançaise. Loin, donc! Séjour chez de terribles matons dont les matraques sont démangées par la volonté de sévir. Peinture de la vie de taule comme il ne m’a jamais été donné de lire dans la littérature sénégalaise. Le milieu carcéral qui produisit chez Balzac de somptueuses pages, illuminent aussi Ibrahima Hane, et nous lisons : « La prison de Sibessou se dressait au milieu d’un marécage. Vestige de l’administration coloniale française, elle était un assemblage hétéroclite de bâtiments plus puants les uns que les autres. Une humanité loqueteuse et misérable s’y entassait. Sur ce haut lieu de souffrance régnait une poignée de gardes d’une dureté et d’une perversité inénarrable » […].
Petites combines comme chez Dumas et son Comte de Monte-Cisto, ou encore chez Stephen King et sa rédemption de Shauwshank, Seyni Sene s’évade. Mais pourquoi aller aux trousses de ce primesautier inoffensif quand les ténors du crime hument l’air tranquille de la liberté ? L’administration pénitentiaire ne montre pas d’empressement. « Je n’étais pas assez important pour créer un conflit entre l’administration pénitentiaire et les villageois » tempère-t-il. C’est ici proprement que commence l’errance ; canine, on sait d’expérience qu’elle est sujette à perdition ; humaine, on aurait mieux fait de lui préférer le terme de balade d’infortune. Seyni Sene lui, justement, est – enfin – touché par les privilèges du ciel : d’abord une rencontre où sa providence se nomme BB, étudiant affable et généreux au sang bleu sénégalais. Il avait suivi l’affaire de ce type incarcéré et se prend d’amitié et d’estime pour lui ; l’introduit dans sa famille proprette, établie sur les cimes de la hiérarchie sociale sénégalaise. Première incartade, Seyni Sene culbute la sœur de son ami. L’affaire est culottée mais qu’attend-on d’un prisonnier affamé devant une proie lascive et gourmande ? Il est entré dans la famille par le plus mauvais des ports, mais qu’à cela ne tienne, le voilà, plus tard, suite à l’entremise de BB, au prix de quelques contorsions, des hostilités des domestiques et de son amante d’un soir, propulsé homme de main de la mère de famille Adji Tabara Fall, femme politique, en vogue, ne rechignant à rien pour allonger son mandat politique. La consécration. L’ancien détenu est blanchi, lavé, nourri à la bonne chair et sonnent pour lui les clochettes du jour nouveau.
Les péripéties de la vie politique, ses égouts, ses labyrinthes dorés, ses machiavels des bacs à sable, ses corniches intérieures qui enivrent et corrompent ses ambitions, sont passés au peigne fin par une auscultation qui n’omet aucun détail. L’errant devient le sociologue et le roman ambitieux touche à cette nomenclature sociale pour mieux l’accoucher. Ibrahima Hane ou Seyni Sene tente le chantier plutôt avec réussite, et essoufflement par moments. Notons en effet, pour être juste que la multiplicité des sujets abordés étouffe dans l’étroite enveloppe romanesque. L’ambition du roman, généreuse et si stimulante dans l’intention, pêche un peu dans l’exécution qui peut décontenancer le lecteur. L’ensemble cependant se laisse lire, pimenté d’anecdotes qui traduisent toutes les petites nuances d’une société finement étudiée à la loupe grossissante de Seyni Sene.
S’en suit sa romance enfiévrée avec son amante d’un soir également courtisée par un marabout à la lignée noble, prétexte à l’épanchement libidineux de notre héros. « Chaque soir je montais la rejoindre, et toute la nuit elle se pâmait sous mes caresses. Je ne la quittais qu’au petit matin assommée de plaisir ». On pouvait craindre le graveleux, l’invraisemblable, mais la tenue de l’écriture évite le décrochage du lecteur, car voici la clause romanesque à travers laquelle l’auteur sonde le ventre religieux et titille le monstre. Seyni Sene le repris de justice vs Moranta, le marabout, pour un seul trophée : Fatim Beye. Et à l’errance première, se substitue sans doute la plus grande réussite du roman, le fil à dérouler de toute une société ; un fil aux raccordements multiples ou nul segment n’échappe à la verve et à l’acrimonie du narrateur. Comme dans une mise en abîme personnelle, le narrateur, impliqué dans son récit, dépeint un tableau de psychologies, aux variétés, et aux couleurs qui restituent une société avec ses fossiles et ses racines sèches, le tout avec des éclats poétiques et les grincements colériques qui l’escortent. Avec un certain talent pour les digressions, l’auteur s’autorise des bavardages frivoles et certaines odes qui évoquent singulièrement les splendeurs et misères du désir sexuel masculin. La suite est à l’avenant, le texte ne s’essouffle pas et l’intensité croît au fil des pages : Seyni Sene va de condition en condition, je vous passe le relais pour en explorer la fin exaltée de tourments, et osons-le, de génie.
Considérations sur le style ! La parure du texte est inégale : si globalement le récit lorgne du côté d’un classicisme et le domestique avec un certain brio, qui suggère l’attrait de l’auteur pour la lecture de grands textes, certains tics d’écriture et passages sont guindés et reposent la question d’une vraisemblance qui hante le lecteur tout au long du roman. Ce destin singulier e Seyni Sene même s’il s’affilie à la fiction doit justifier par son objet quelques saveurs du réalisme qu’il revendique et de ce côté, le roman porte une certaine fragilité. L’abondance de la tournure « épithète, virgule, phrase », s’anaphorise presque trop. L’enchainement rocambolesque et les retournements hâtifs, propres aux romans fiévreux, brusques, cassent un peu la narration apaisée. Mais l’on saisit l’idée de l’auteur qui reste fidèle aux inconnues de l’errance. On ne saurait lui en faire grief, aussi serions-nous injuste au regard du résultat fini qui reste un bon roman et un grand roman sénégalais. Il y a, disséminés par ci et par là, quelques soucis qui ont échappé au travail éditorial mais rien ne peut assombrir l’éclat d’un texte que l’on peut classer dans la suite des romans ambitieux au lyrisme social, à l’art vigoureux, à l’allure concernée, à coté, dans les rayons de bibliothèques sénégalaises : de Mariama Bâ, d’Aminata Sow Fall pour l’empreinte et à la vocation intemporelle. Pour preuve, le texte semble inclassable dans le temps, et tout au long du roman on peine à mettre un âge sur Seyni Sene. Ce léger brouillard emporte avec lui un charme trouble dans lequel on se perd avec joie et mélancolie. Naître à la littérature à plus de 50 ans, ne pouvait être qu’un gage de qualité !
Il faut lire ce texte et le faire lire car voici, pour reprendre la formulation de René Maran, un « véritable roman sénégalais » au sens plein du mot.
Errance, Ibrahima Hane, Editions Phoenix, 7 euros.