Entretien avec Khalid Lyamlahy

Entretien avec Khalid Lyamlahy, réalisé en Juin 2020

Auteur, critique, universitaire, Khalid Lyamlahy est un ambassadeur des lettres, au profil atypique et précieux dans le paysage littéraire africain et maghrébin. Auteur en 2017, aux éditions Présence africaine, de « Un roman étranger », un texte qui interroge la création littéraire, les réflexions sur le renouvellement du titre de séjour et l’amour. Passé par Oxford et aujourd’hui enseignant à l’université de Chicago, il porte un regard, entre autres, sur les relations littéraires des deux côtés du Sahara, sur la nécessité d’une critique exigeante. Entretien et portrait.

L’œuvre

Un roman étranger est votre premier roman, un roman atypique qui interroge la notion même de la création. Le roman commence par une démarche pour un renouvellement de titre de séjour, Porte d’entrée voire prétexte comme l’indique la quatrième de couverture, pour une réflexion plus profonde. Un titre de séjour dont on suit la gestation, comme celle du texte, mis en scène par le narrateur à la première personne du singulier. A la fois toutes les démarches, l’engrenage qu’elles constituent, et le roman qu’il commence, tout communique. C’est un ouvrage à la construction très originale, à la langue riche et limpide. On est tenté de vous demander : qui du titre de séjour ou du roman sert de prétexte pour l’épanouissement de l’autre ?

C’est là une question très intéressante. Bien entendu, je laisse au lecteur le soin de trancher mais je suis tenté de répondre que chacun sert de prétexte à l’autre. La démarche du renouvellement du titre de séjour donne forme au roman et, de même, le processus éprouvant de l’écriture ouvre la voie à un questionnement sur l’identité et le statut de l’étranger. Deux questions m’ont accompagné tout au long de ce roman : comment transformer la carte de séjour en « objet » littéraire et comment faire dialoguer la page blanche et la pièce d’identité ? Dans un cas comme dans l’autre, et même s’il n’est jamais total ou abouti, « l’épanouissement » – pour reprendre votre terme – s’apparente à un long parcours figurant à la fois le cheminement de l’écriture, avec son lot de doutes et d’incertitudes, et la quête du titre de séjour, avec sa somme d’étapes éreintantes.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ? Comment avez-vous eu le déclic ?

L’idée de départ était la suivante : écrire un roman qui explore les thèmes de l’identité et de l’écriture autour d’une difficulté transversale qui nourrit l’objet-roman. Le déclic est venu par la forme : j’ai eu d’emblée l’idée de construire le roman suivant une structure triangulaire alternant les trois niveaux de la narration (le renouvellement du titre de séjour, l’écriture du roman et l’histoire d’amour). Les trois niveaux sont bien entendu liés mais cette structure m’a permis de ménager des espaces de respiration et de réflexion où je m’interrogeai sans cesse sur le rapport entre le texte en cours d’écriture et la pièce d’identité, entre le domaine des sentiments et celui de l’administration, etc. J’ai voulu aussi écrire un roman qui témoigne à la fois de l’expérience d’un grand nombre d’étrangers et de la souffrance inhérente à toute création (d’où la première épigraphe empruntée à Camus). L’expérience du narrateur est loin d’être représentative mais elle permet d’opposer à l’épreuve de la carte de séjour celles de l’écriture éprouvante et de l’amour condamné : un jeu de miroirs pour pouvoir « exister » sur la page. 

Ce qui frappe aussi à la lecture de votre livre, c’est un côté très détaillé et minutieux, parfois même capricieux, dans les descriptions et des restitutions à la fois des paysages et des psychologies. On a une description de tous les objets et protagonistes du récit, le distributeur bancaire, le photomaton, l’échange avec la guichetière du cinéma… ou l’objet même du titre de séjour. D’où vous vient ce goût de la précision quasi-ethnographique ?

J’ai écrit ce roman lors d’une période pendant laquelle je lisais beaucoup les écrivains du Nouveau Roman. Certains diront que le Nouveau Roman (une catégorie, faut-il le rappeler, qui est loin d’être homogène) appartient désormais à l’histoire littéraire. Toujours est-il que je garde une affection particulière pour les romans de Robbe-Grillet, Simon, Sarraute, Butor et les autres. Leurs écrits m’ont alerté sur la nécessité de saisir la réalité dans ce qu’elle a de plus immédiat et de plus éphémère tout en interrogeant de manière continue « l’aventure de l’écriture », pour reprendre le terme de Jean Ricardou. Ecrire, c’est tenter d’appréhender un monde qui ne cesse de nous échapper ou de nous être refusé (d’où la seconde épigraphe empruntée à Cioran), un monde souvent étouffé dans des jeux de pouvoir, des rapports de domination, des logiques de fuite, d’exclusion et de mise à l’écart. Dans Un Roman étranger, je voulais reconstruire la cartographie de cette solitude où se nouent l’écriture et l’identité, d’où les descriptions minutieuses et les restitutions détaillées, toutes animées par la mise en question de l’écriture. Je voulais provoquer les conditions d’une immersion totale du lecteur en lui donnant à voir le monde de l’autre et en poussant l’exercice (ou le « caprice » comme vous dites !) à la limite du vertige et du malaise. Après tout, la répétition qui traverse le roman de part en part n’est qu’un double reflet du processus de l’écriture et du renouvellement du titre de séjour.

Le roman triangule autour de 3 personnages : le narrateur, Sophie pour qui il éprouve des sentiments ambigus, et Lucien un ami peintre troublé par les mêmes questionnements pour la création. Tous les trois sont des amis de la faculté, le roman tisse entre eux une relation faite d’incertitudes, de non-maîtrise de leur destinée, et d’une certaine absurdité presque camusienne dans leurs conversations, leurs rencontres. Est-ce pour vous une métaphore de l’acte d’écrire, qui reste la principale interrogation du texte, un perpétuel inachèvement ?

C’est une lecture qui me paraît intéressante. A mon sens, l’incertitude et la non-maîtrise sont deux caractéristiques inévitables de l’écriture. On écrit contre mais aussi avec ses doutes. On perd le contrôle du récit, on voit émerger des scènes ou des sensations imprévisibles, on se laisse aller au grand vide de l’écriture. Je pense qu’on ne parle pas assez de l’écriture comme souffrance troublante et discontinue, comme épreuve soumise à toutes sortes d’aléas. Tout se passe comme si on refusait d’« abîmer » la figure de l’écrivain-créateur qui maîtrise son sujet, comme si on acceptait de ne rien dire pour préserver le charme, le plaisir ou l’aura de l’écriture. Je voulais briser ce silence en mettant en scène un narrateur qui s’interroge sans cesse sur l’aboutissement de son roman, qui décrit ses peurs, ses angoisses, son inquiétude face au « devenir » de son écriture. Cette lutte se déroule entre la page blanche et les couloirs de la Préfecture. En ce qui concerne l’absurdité de l’existence, tout a été dit ou presque. Je ne voulais pas verser dans le discours philosophique mais seulement restituer l’écart à la fois troublant et fécond entre l’expérience d’un homme qui veut écrire un roman et un monde qui lui oppose une hostilité banalisée, une violence impeccable. L’écriture correspond à la tentative de restituer, et peut-être combler, cet écart. 

En interrogeant le renouvellement du titre de séjour, beaucoup d’étrangers pourraient s’identifier à votre livre. Les démarches sont identiques dans toutes les préfectures françaises. Vous arrivez à capter l’angoisse qui habite ces moments, l’incertitude, parfois même la peur, sans jamais pourtant que le roman ne bascule dans un réquisitoire contre la situation des immigrés. Est-ce un choix volontaire ? Plus globalement que pensez-vous vous-mêmes de ces séjours à la préfecture ?

Oui, vous avez raison. Je ne voulais pas écrire un réquisitoire mais plutôt un témoignage romancé sur l’expérience du renouvellement du titre de séjour. Il m’a semblé que la priorité – du moins dans un premier temps – était de décrire ces moments d’angoisse, de trouver les mots pour dire la peur et l’incertitude qui envahissent le corps de l’étranger. A moins d’avoir vécu cette expérience, la démarche et les sentiments qui lui sont associés restent largement méconnus. Je dois préciser ici que le narrateur de mon roman est plutôt un privilégié : il n’est pas obligé de dormir devant le bâtiment de la Préfecture ni d’y retourner à de nombreuses reprises. C’est dire si la réalité peut être beaucoup plus atroce que la fiction ! Par ailleurs, j’ai choisi de ne pas situer le roman dans une géographie précise ni d’enfermer le narrateur dans une identité particulière. Face au renouvellement du titre de séjour, tous les étrangers sont réduits à des documents photocopiés, des récépissés tamponnés, des interrogations sans fin. Cette angoisse administrative a quelque chose d’universel même si les parcours et les expériences différent. C’est précisément la tension insoutenable de ces démarches qui m’intéressait. Personnellement, je pense qu’il faudrait mettre encore plus de lumière sur les conditions, souvent absurdes et inhumaines, qui créent cette tension et favorisent l’humiliation, le rabaissement et l’exclusion des étrangers.

Khalid, vous êtes marocain, vous avez publié chez Présence Africaine. Pourquoi avoir choisi cette maison ? Et pensez-vous que l’Afrique ait une « unicité littéraire » ? Ou bien y a-t-il clairement une scission entre le nord maghrébin et le sud subsaharien ? Quelle perception en avez-vous ?

J’avais envoyé le manuscrit à plusieurs maisons d’édition, aussi bien au Maroc qu’en France, mais sans succès. L’aventure d’un premier livre n’est jamais de tout repos et j’avais l’impression de vivre quelque part le prolongement du roman ! Je connaissais très bien la maison d’édition (et la revue) Présence Africaine et j’ai pensé que le thème du roman pouvait les intéresser. Le processus de publication a été un peu long mais j’étais ravi et fier de voir le roman intégrer une institution qui a joué un rôle fondamental dans l’essor des littératures africaines avec un catalogue prestigieux et incontournable. Par ailleurs, on oublie souvent que Présence Africaine a publié des auteurs maghrébins tels que le poète algérien Noureddine Aba, l’universitaire et économiste marocain Driss Dadsi ou encore l’écrivain et dramaturge tunisien Hafedh Djedidi. Le hasard du calendrier a fait qu’en 2017, année de la parution du roman, le Maroc était l’invité du Salon du Livre de Paris. J’ai donc eu l’occasion de présenter le roman aussi bien au stand du Maroc qu’au Pavillon des Lettres d’Afrique. J’en garde un excellent souvenir et des échanges de grande qualité avec des lecteurs de tout bord.

Sur la question du rapport entre le nord maghrébin et le sud subsaharien, j’aimerai commencer par citer Souleymane Bachir Diagne que je lisais récemment. Il rappelle, à juste titre, que pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’Afrique ? », on doit commencer par comprendre que le Sahara n’est pas une séparation entre deux mondes mais plutôt une zone de commerce et d’échange qui a toujours été parcourue par les hommes, les biens et les idées. Bien entendu, les rapports entre le nord et le sud sont façonnés par l’Histoire avec son lot de traumatismes dont celui de l’esclavage. Il faut enseigner et étudier cette histoire, éclairer les consciences, rappeler les crimes du passé et œuvrer au présent pour éradiquer les différentes formes de racisme qui, faute d’éducation, continuent malheureusement de sévir au Maghreb et ailleurs. Il me semble aussi que l’une des clés est d’apprendre à « franchir » cette pseudo-séparation entre le nord maghrébin et le sud sub-saharien : par exemple, les auteurs maghrébins devraient lire beaucoup plus leurs confrères sub-sahariens et vice-versa. A cet égard, la traduction doit jouer un rôle majeur de transmission et de désenclavement. Malheureusement, très peu d’auteurs africains sub-sahariens sont aujourd’hui traduits en arabe : c’est incompréhensible ! Il faudrait aussi favoriser les projets communs en art, en littérature et en science. La jeune génération a les moyens de le faire : jeter des ponts, créer des espaces de dialogue, opposer aux clichés et aux préjugés la force de l’échange et de la pensée commune.

La migration, l’exil, sont de vieux thèmes de la littérature universelle, et encore plus chez les immigrés africains. Vous l’abordez par un prisme très particulier, de cet acte anodin, pensez-vous plus philosophiquement qu’on puisse subordonner la vie de quelqu’un à une simple légalité administrative ?

La réponse est bien évidemment non. La vie ne peut se réduire à une simple démarche ou pièce administrative. Toujours est-il que sans le fameux titre de séjour, l’étranger se voit dénier le droit de résider, de se déplacer, de travailler, d’effectuer toutes sortes de démarches. Le titre de séjour a quelque chose d’ambivalent : nécessaire mais éphémère, anodin mais indispensable, renouvelable mais tributaire de toute une série de circonstances et de conditions qui échappent souvent au contrôle de son titulaire. Il me semble que cette ambivalence fait écho à celle de l’exil, de la migration : déchirure entre l’ici et l’ailleurs, instabilité du quotidien, état de suspension et d’incertitude. Dans Un roman étranger, j’ai voulu précisément sonder cette ambivalence, lui donner forme, la transformer en matière de création : une sorte de délivrance par l’écriture.

Comment le roman a-t-il été reçu au Maroc ? Dans la diaspora afro ?

Le roman a fait l’objet de quelques recensions dans les journaux au Maroc (Libération, Article 19.ma). J’ai eu le droit à des articles dans Jeune Afrique et Africultures et j’ai pu le présenter lors des émissions « Des mots et débat » de Patricia Drailline sur Telesud et « Maghreb-Orient Express » de Mohamed Kaci sur TV5. Réassi Ouabanzi en a fait une recension sur son blog « Chez Gangoueus » et j’ai eu le plaisir d’échanger avec lui dans le cadre de son émission « Lectures de Gangoueus » où j’ai découvert notamment la belle lecture de Zacharie Acafou. J’ai été également invité par Yvan Amar pour en parler dans son émission « Danse des mots » sur RFI. Ces échanges ont été extrêmement instructifs. On apprend toujours quelque chose du regard, des réactions et des questions d’un lecteur. Ceci étant, il est toujours difficile de parler d’un roman publié. La fièvre de l’écriture laisse place à l’accueil des commentaires et des réflexions. S’il y a dans ce basculement quelque chose de l’ordre du soulagement, ce sentiment s’accompagne aussi d’une nouvelle angoisse. Je profite de cet échange pour souligner qu’il y a un besoin urgent de développer et de promouvoir la critique littéraire en Afrique. La critique exigeante prolonge l’œuvre, donne sens à l’écrit, ouvre des espaces de réflexion et d’échange. C’est là un exercice qui doit être pris au sérieux.

Votre livre affiche une impressionnante maturité, on peut lire p27 un extrait qui signe une de vos réflexions en ce sens : « Nous nous regardons comme des chèvres qui s’en vont à l’abattoir, tirées par des cordes tendues, l’œil fade et résigné. La machine infaillible de ce monde nous a remodelés à sa façon. Nous sommes devenus les pièces maitresses d’un dispositif hautement sécurisé. Mais de quoi je me plains au juste ? ». On retrouve ici à la fois le sens de la comparaison, la réflexion profonde, l’interrogation, l’incertitude, au milieu d’un certain aplomb. Peut-on dire que cela caractérise une partie de votre écriture ?

Je préfère laisser aux lecteurs le soin d’évaluer mon écriture. Ceci étant, j’adhère volontiers aux termes que vous avez employés : comparaison, réflexion, interrogation, incertitude. Comme vous le savez, l’écriture est un exercice exigeant, une confrontation tendue avec la page blanche mais aussi avec soi-même. L’image des « chèvres qui s’en vont à l’abattoir » est une référence à un proverbe populaire marocain que ma grand-mère a souvent répété et que j’ai retrouvé récemment dans la traduction d’un roman du grand écrivain arabophone marocain Mohamed Zafzaf : « chaque brebis sera pendue par ses pattes, au jour du jugement ». Un proverbe pour dire la solitude fatale et irrévocable de l’homme.

Ce roman est-il définitivement achevé ou a-t-il une suite en préparation ?

Certes, un roman publié est plus ou moins achevé mais on peut supposer qu’il fait partie d’un cheminement qui se poursuit. On écrit toujours sur les sujets qui continuent de nous hanter, d’attirer notre attention, de nous interpeller de plusieurs façons. L’écriture est l’aboutissement d’une hantise qui se traduit par des mots. La hantise des questions que j’ai abordées dans ce Roman étranger se prolonge sous de nouvelles formes que j’espère saisir et explorer dans d’autres projets.

Littérature et critique littéraire

Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?

Je ne sais pas si je peux parler d’un auteur favori mais je peux dire que je trouve l’inspiration chez de nombreux écrivains. Je reviens toujours aux « classiques » pour y puiser l’énergie, le rythme, le souffle de l’écriture qui entraîne le lecteur. Je suis particulièrement sensible aux auteurs qui travaillent la forme et invitent, de manière directe ou indirecte, à repenser l’acte même de l’écriture. Je relis récemment Italo Calvino, un auteur dont l’univers subtil regorge de belles trouvailles.  

Quels sont vos projets littéraires ?

Les obligations académiques m’avaient tenu éloigné de l’écriture dite « libre » mais je travaille actuellement sur un second projet. J’en suis encore au stade des balbutiements mais tout ce que je peux dire c’est que la question de l’identité et l’importance de la forme littéraire y seront capitales. Ce sera peut-être une manière de prolonger Un roman étranger !

On apprend dans le livre, et en faisant des recherches biographiques sur vous, que vous êtes passé par la France et que vous avez obtenu votre doctorat à Oxford. Dans quelle mesure vos expériences personnelles dans ces trois endroits (France, Angleterre, Maroc) ont-elles façonné votre regard sur la littérature ? Quelles différences entre traditions littéraires de ces différents lieux percevez-vous ?

On est toujours plus ou moins le produit de son parcours, la résultante des expériences qu’on vit ici ou là, des succès, des échecs et des projets qui jalonnent notre trajectoire. Ma passion littéraire remonte à mes jeunes années et les longues heures passées avec Proust, Balzac, Flaubert, Stendhal et d’autres. En France, après avoir entamé une carrière, j’avais senti le besoin pressant de renouer avec ma passion première. Les études de Lettres à Paris 3 Sorbonne Nouvelle m’ont alors aidé à organiser mes lectures et acquérir les outils d’analyse littéraire indispensables à tout chercheur. J’en garde le souvenir d’un exutoire salutaire. Enfin, mes trois années de doctorat à Oxford m’ont permis d’étudier la littérature marocaine d’expression française à partir du champ des études postcoloniales. Il est toujours intéressant de varier les perspectives, multiplier les points d’entrée aux textes. Il serait difficile de résumer les traditions littéraires des différents pays en quelques mots mais j’aimerai souligner l’impact de l’histoire sur les programmes et les approches littéraires. En France, par exemple, les écrivains dits « francophones » continuent d’être marginalisés, voire absents, des classes de Lettres ; la discipline des Postcolonial Studies y a été accueillie avec beaucoup de résistance et d’appréhension. Cela me semble révélateur d’une situation problématique et d’un malaise profond, même si les choses ne cessent d’évoluer.

Vous êtes aussi critique et publiez des notes de lecture et analyses dans des revues prestigieuses. D’où vient cette fibre ?

Oui, je « pratique » la critique depuis un moment mais ne saurais dire d’où vient cette « fibre ». Tout ce que je peux dire c’est qu’elle représente une passion qui m’encourage à lire mes confrères, suivre l’actualité littéraire et académique et partager mes analyses avec le grand public. La critique est une école de l’exigence et de l’humilité mais aussi l’occasion de saluer l’effort d’un travail, d’entamer un dialogue à distance avec son auteur et d’ouvrir des pistes de réflexion.

On distingue très souvent trois échelles dans la critique, celle du lecteur lambda, celle du journaliste critique, et celle de l’universitaire. On pourrait même rajouter celle de l’écrivain. Vous cochez toutes ces cases, quel est votre rapport à la critique ? Y a-t-il des critiques célèbres qui vous ont marqué ?

J’essaie de pratiquer une critique qui combine la rigueur de l’universitaire, le souci d’informer du journaliste et la sensibilité réfléchie du lecteur lambda. C’est loin d’être un exercice facile ! Je pense qu’un universitaire se doit, en plus de son activité dite « académique », de faire l’effort d’écrire et de publier dans des plateformes destinées au grand public. Il s’agit de mettre son approche à disposition du plus grand nombre. Dans un monde où le rythme des publications ne cesse de s’accélérer, on constate qu’on a de moins en moins le temps de « bien » lire. Malheureusement, la critique est rarement prise au sérieux, c’est-à-dire à la mesure de l’effort et de l’investissement qu’elle exige. Si je devais retenir un seul critique qui m’a beaucoup influencé, ce serait l’inépuisable Roland Barthes. Je le relis régulièrement et ne cesse d’apprendre de ses travaux et de sa manière d’appréhender et d’analyser les textes.

Les écrivains africains et le lectorat sont parfois durs avec leur continent, sur sa pauvreté supposée en critiques littéraires, potentiellement soumises à des coteries ou à des réseaux. Comment trouvez-vous la critique africaine ? Est-elle à la mesure des ambitions d’affirmation et d’émancipation sur le plan littéraire du continent ?

Tout d’abord, dans quelle mesure peut-on parler de « critique africaine » en tant que catégorie stable et homogène ? Ne doit-on pas parler plutôt de « critiques africains » aux sensibilités, aux démarches et aux intérêts sensiblement différents ? La question mérite d’être posée. Plus largement, on ne peut pas dire que la critique africaine – et la critique en général, d’ailleurs – se porte bien. La critique est une sorte de baromètre qui renseigne sur l’état de l’espace et des dynamiques littéraires. A l’heure des réseaux sociaux et de la consommation rapide des œuvres, la critique semble avoir perdu de son aura et de son rôle d’outil d’information et de réflexion. Je ne pense pas que ce problème soit spécifique au continent africain. Il y a même des initiatives très intéressantes mais disons que nous avons besoin d’un peu plus d’implication, de constance et d’engagement. Nous avons également besoin de plateformes sérieuses qui permettent d’accueillir des critiques de qualité. Quand je relis les revues littéraires des années 1960 et 1970 par exemple, je suis souvent frappé par la qualité des contenus.

Vous enseignez (info à vérifier avec l’auteur ?) la littérature aux Etats-Unis. (Si tel est le cas 🙂 cette trajectoire de beaucoup de chercheurs africains, formés en France et révélés en Amérique du nord. Comment expliquez-vous cette fuite des cerveaux formés en France, mieux accueillis et mieux promus en Amérique du Nord ?

Oui, j’ai rejoint en Janvier 2019 l’Université de Chicago où j’enseigne actuellement la littérature maghrébine. Vous avez raison de mentionner l’expérience des chercheurs africains installés en Amérique du nord. Il y a plusieurs raisons qu’on doit citer. Tout d’abord, les universités américaines offrent un environnement plus avantageux non seulement en termes de ressources financières et académiques mais aussi en termes d’ouverture interdisciplinaire. La recherche, souvent transversale et s’appuyant sur un large réseau d’associations professionnelles reconnues, y est beaucoup plus développée. Le chercheur africain y trouve également – me semble-t-il – une forme de liberté en termes d’approche, de méthodologie et de programmation qui fait défaut en France. De plus, la possibilité d’enseigner dans la langue de son choix lui permet d’adapter les contenus de ses cours. Enfin, les politiques de recrutement au niveau de ces universités favorisent les critères de diversité et de représentativité ce qui donne lieu à des départements à composante internationale. Ainsi, il ne faut pas penser que ce phénomène est limité aux chercheurs africains. Les universités américaines attirent des chercheurs du monde entier et il n’y a aucune raison que les compétences africaines n’y soient pas représentées.

Dans le champ de la recherche sur les littératures africaines, il y a des noms incontournables : Bernard Mouralis, Boniface Mongo Mboussa, Jacques Chevrier, pour ne citer qu’eux. On peine à voir, masqué par un certain biais autocentré, ce qu’il en est en Afrique du Nord. De quelle filiation vous revendiquez-vous ? Quels noms pourriez-vous citer ? Que pensez-vous de ces travaux ?

Vous avez raison de souligner ce « biais autocentré » qu’on retrouve également en Afrique du nord. Cela me permet de rappeler le devoir que nous avons, de part et d’autre et au-delà du continent, de créer des passerelles, y compris dans le domaine de la critique littéraire. Nous avons déjà des initiatives dans ce sens ; pour donner un exemple, Boniface Mongo Mboussa, que vous avez cité, s’est intéressé au dialogue entre le martiniquais Edouard Glissant et le marocain Abdelkébir Khatibi (article dans Africultures). Dans le domaine universitaire, de plus en plus d’ouvrages et d’articles traitent simultanément des littératures maghrébine et sub-saharienne même si les deux disciplines restent souvent distinctes. Au Maghreb, de nombreux critiques ont marqué le paysage littéraire : Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), Hamed Nacer-Khodja (1953-2016) ou encore Salim Jay (1950), auteur de deux dictionnaires très remarqués et dédiés respectivement aux écrivains marocains et aux romanciers algériens. Pour répondre à votre question, je ne conçois pas mon activité critique dans le cadre d’une « filiation ». Bien entendu, on procède toujours en s’inspirant et en tenant compte des travaux de nos pairs mais l’exercice critique repose sur une lecture, une méthodologie et une sensibilité profondément personnelles.

Questions biographiques et générales

Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?

J’ai grandi à Rabat dans une famille d’enseignants de langue arabe spécialisés respectivement en rhétorique et en grammaire. Dans ma jeunesse, la fréquentation du Centre culturel français m’a beaucoup marqué : c’est là que j’ai découvert et cultivé ma passion pour la littérature et plus tard pour l’écriture. A la maison, j’ai pu lire les œuvres des grands romanciers arabes même si je me suis très vite focalisé sur la littérature francophone. Certes, je suivais une formation scientifique mais je prenais soin de maintenir un rythme soutenu de lecture. Cela m’a beaucoup aidé pour la suite, surtout en France quand j’ai entamé mes études de Lettres. Il n’y a pas eu d’événements particulièrement « marquants » mais je citerai le suivant. Je me souviens avoir été le lauréat d’un concours organisé par le Centre culturel français dont le thème s’intitulait –si a mémoire ne me fait pas défaut – « Raconte-moi ta ville ». Mon texte était un monologue fictionnel de la Tour Hassan, monument emblématique de la ville et datant du douzième siècle, et le prix consistait en un grand livre de photos de Paris. A l’époque, les lumières de cette ville avaient déjà quelque chose d’envoûtant. Comme les préludes de l’exil à venir.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Les principales valeurs qui me viennent à l’esprit sont le travail et le sérieux. Il me semble qu’elles m’ont beaucoup aidé pour la suite, aussi bien dans les études que dans le monde professionnel. Comme vous le savez, l’écriture, comme la critique, exige une extrême assiduité. Les études de Lettres impliquent un dévouement et des sacrifices à tous les niveaux. Jamais je n’aurai pu réussir ces différentes étapes sans une certaine forme d’application que je dois aux valeurs qui m’ont été transmises par mes parents.

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?

Je fais partie d’une génération à qui on a fait comprendre que seules des études scientifiques pouvaient garantir un avenir professionnel « digne de ce nom ». Pour autant, je n’en veux à personne et je n’ai pas de regrets : je comprends parfaitement le contexte dans lequel cette idée a pris forme. Par conséquent, j’ai dû me construire suivant ce schéma et si les sciences m’ont beaucoup appris, notamment en termes d’organisation et de méthodologie, j’ai toujours gardé une affection particulière pour la littérature. Comme vous, j’ai une passion pour le football que j’ai pratiqué. Je regarde les « grandes affiches » et participe volontiers, si le temps le permet, aux débats d’après-match. Mais je reste quelque peu nostalgique : il me semble que le foot a beaucoup changé ces derniers temps et j’ai souvent du mal à retrouver les sensations d’il y a quelques années (comme lors des Coupes d’Afrique des nations ou des clubs par exemple des années 1990 et 2000). Il m’arrive aussi de courir. La course à pied m’installe dans une forme de vide salutaire qui me rappelle l’écriture : l’esprit s’éclaircit et les idées se renouvellent. J’ai également une grande passion pour les voyages et l’art en général. Les musées sont des endroits fascinants : on peut y faire des rencontres inattendues et on en repart souvent avec des visions exaltantes. Je ne sais pas si j’ai un modèle en particulier : j’ai tendance à m’inspirer de plusieurs figures en glanant ici ou là des idées et des démarches pour enrichir mes approches.

Comment, à votre avis, l’art doit il composer avec la fièvre hygiéniste actuelle, avec le jugement moral des artistes qui va jusqu’à destituer leur héritage ? L’art doit-il être un îlot préservé ou satisfaire aux exigences de vertu ?

Vaste question ! Et comme souvent avec ce genre de questions, la réponse nécessite une quête d’équilibre nécessairement difficile. Certains considèrent, à juste titre, que l’art a une mission culturelle, sociale et humaine qu’on ne peut sous-estimer et encore moins nier. La littérature, par exemple, ne fait pas que raconter des histoires ou tester des formes : elle convoque la mémoire, ausculte la société, interroge l’humanité, traduit l’angoisse des individus et les aspirations des groupes, esquisse les contours d’un horizon de pensée et d’action. D’autres diront que l’art est synonyme de liberté absolue et ils n’ont pas tort non plus. Sans sombrer dans ce que vous appelez « la fièvre hygiéniste », il me semble que l’art se doit d’interroger sans cesse ses outils, ses méthodes, ses approches, ses visées immédiates et lointaines. Il ne s’agit pas de museler ou d’entraver la créativité artistique mais de tenir compte de l’aspect réflexif et évolutif de la création. Toute œuvre est le résultat d’un processus dynamique qui ne peut se réduire à quelques principes figés ou tendances éphémères. Enfin, la question de l’héritage me paraît fondamentale, notamment en Afrique où on a tendance à vouloir enterrer trop vite nos pères et où le travail de mémoire, me semble-t-il, exige des efforts supplémentaires. Pour ne donner qu’un exemple, je suis toujours frappé par le manque relatif de biographies sérieuses consacrées à nos grands intellectuels ou encore d’ouvrages donnant accès à leurs articles ou leurs correspondances. Plus généralement, le domaine des archives demande une attention particulière.

Pouvez-vous nous parler de votre thèse ?

Ma thèse portait sur l’œuvre de trois auteurs marocains de la génération « Souffles » en référence à la célèbre revue « Souffles – Anfas » fondée en 1966 et ayant joué un rôle fondamental dans les débats culturels et politiques des années postindépendance. La revue a eu des échos non seulement au Maghreb mais aussi en Afrique sub-saharienne et aux Caraïbes. En relisant récemment ses numéros (parus entre 1966 et 1972), j’ai été frappé par la qualité des contributions, reflet du dynamisme intellectuel et de l’effervescence créative de l’époque. Les trois écrivains (Abdellatif Laâbi, Abdelkébir Khatibi, Mohammed Khaïr-Eddine) que j’ai étudiés dans le cadre de ma thèse ont eu des trajectoires différentes, entre exil, activisme politique et création littéraire ou intellectuelle. Je me suis intéressé plus particulièrement à la thématique de la révolte sous toutes ses formes et à la question du rapport à la mémoire individuelle et collective. Il s’agit d’un travail de recherche que je transforme actuellement en ouvrage académique. A la suite de la thèse, j’ai codirigé un ouvrage collectif en anglais consacré à Khatibi (parution prévue en octobre 2020) et j’espère avoir l’occasion de développer ma recherche dans le cadre d’autres travaux, notamment sur Khaïr-Eddine et Laâbi.

Entretien avec Aminata Aidara

Entretien avec Aminata Aidara, réalisé en Avril 2020

Photographie: Julien Masson

Ecrivaine, journaliste et docteure en littérature, Aminata Aidara, sénégalo-italienne, est arrivée sur la scène littéraire avec un livre remarqué, Je suis quelqu’un, publié en 2018, aux éditions Gallimard. Roman d’une famille à la poursuite d’un secret qui met en scène, plusieurs continents, plusieurs, émotions, plusieurs voix, plusieurs identités. Un roman patchwork qui dit autant de l’autrice, de l’époque, des sentiments inhérents au particulier et à l’universel. Echange.

L’œuvre

Je suis quelqu’un, premier roman très remarqué, avec plusieurs recensions élogieuses.Plongée dans une famille, unie et désunie autour d’un secret. Langue douce, accessible. C’est votre première expérience dans le roman, après un recueil de nouvelles, en italien, lui aussi primé. Vous faites ainsi une entrée en littérature très prometteuse. Pouvez-vous nous raconter la genèse du livre (ce qui vous a décidé), vos débuts dans l’écriture de manière plus générale et toute cette année qui a suivi la publication de votre premier livre ?

C’est la solitude qui a laissé l’espace nécessaire à la naissance de ces personnages. J’étais en France depuis moins d’une année, quand j’ai commencé à songer à cette idée. Estelle et Penda prenaient de plus en plus de place dans ma tête et dans mon quotidien. Présences rassurantes mais envahissantes, elles avaient une opinion sur tout ce que je faisais, elles commentaient le quotidien, la société, l’histoire. Très souvent d’accord avec elles (trop peut-être), je les ai couchées sur le papier pour qu’elles me laissent un peu de répit. La décision de passer à la forme romanesque a donc été dictée par la quantité de dialogues, de vécus qui se sont imposés à moi. Dans les débuts de mon écriture, lors de mon enfance, la poésie a en revanche eu une place importante, puis, pendant des années, la nouvelle l’a accompagnée. Le roman s’est enfin matérialisé, mais plus comme nécessité. Je reste très attachée au format « nouvelle », moins vendeur, certes, mais dont la fraîcheur et l’immédiateté me sont chères. L’année qui a suivi la publication de mon livre a été dense, émotionnellement très intense. C’est une naissance et une mort à la fois, le début et la fin de quelque chose : lucidité et naïveté se battent pour leur survie réciproque. On est exposé à l’impact de ce qu’on inventait dans l’obscurité de son intimité, et qui se retrouve sous la lumière chirurgicale de l’extérieur. Mais j’ai par ailleurs été très flattée par la réception du roman et par les invitations qui ont suivi : nombreuses rencontres littéraires et la résidence d’écriture en Savoie au printemps 2019 (mise en place par la Fondation Facim et le CNL) où j’ai échangé avec de belles âmes.

On rentre dans ce texte avec une grande promesse dans le prologue (on note d’ailleurs un style légèrement différent, plus punchy). Ensuite, des voix multiples portent le texte : environnement familial, une intrigue lente à se déployer, l’épaisseur progressive des personnages, les délires du personnage central Estelle. On va s’arrêter quelques instants sur elle. On la suit, et la force de la narration qu’elle emporte avec elle, sur des faits d’un grand réalisme, invitent à se demander à qui elle emprunte son expérience ? Estelle est-elle l’avatar romanesque d’Aminata Aïdara, ou l’inverse ?

En fait, le rythme du roman est un avatar du mien ! J’aime la lenteur, prendre le temps, j’ai toujours adoré écouter les mots, les faire résonner en moi, savourer les histoires qui me traversent, les analyser et découvrir l’effet qu’elles me font une fois sorties de moi. Concernant mon rapport aux personnages, Mansour serait plutôt mon véritable alter-égo, car il emprunte beaucoup de pages aux journaux intimes de mon adolescence. Estelle, pour sa part, dérive son expérience en partie de la mienne et en partie de celles de personnes que j’ai côtoyées. Elle est la fille que j’aurais pu être : une des potentialités, des virtualités de mon existence. Elle est quelque part la colère que j’avale tous les jours, l’insatisfaction que j’évite d’exprimer, la chair

de poule que j’anesthésie. C’est la copine que j’aurais pu avoir. Estelle me suivra aussi dans les prochaines créations littéraires, car depuis que je l’ai entendue, elle ne cesse de s’exprimer. Mais, j’ai souvent souligné dans mes échanges autour du roman, Penda est également cette force que je guette, cette résilience que j’admire, cette patience que j’espère, plus tard, avoir. Les deux sont les facettes d’une même médaille où les mots filiation, sororité et amour s’imbriquent.

C’est un roman des lieux, des continents, de la technologie moderne, du déplacement permanent, des souvenirs, des histoires et des êtres. Un roman géographique, où de Dakar à la banlieue parisienne, en passant par Londres, entre autres, le voyage, de façon indirecte, est le fil conducteur de cette famille dont on pourchasse le secret. Cet itinéraire emprunte-t -il au registre réel ? Est -ce ici un roman-témoignage ? Quelle importance avait pour vous, cette échappée à la fois nomade et sédentaire dans la quête de soi et des origines ?

Je suis quelqu’un est un roman « de famille », parce que la famille est le noyau à travers lequelun bon nombre de dynamiques de la société nous apparaissent pour la première fois. Les lectures de sociologues tels qu’Abdelmalek Sayad ou Pierre Bourdieu pendant mes études ont confirmé mon ressenti concernant le fait que les trajectoires individuelles et familiales incorporent les effets de l’histoire sociale et politique avec toutes les typologies de domination qui les caractérisent. Clairement, je pense que mon roman est un « roman-témoignage »(pas dans le sens d’une autobiographie, mais d’une histoire qui témoigne d’un point de vue sur notre époque). Il me tenait à cœur de raconter des lieux réels, de les fixer dans leur existence contemporaine. Le roman accompagne la vie, c’est une vie potentielle qui marche à côté de la nôtre, en nous fournissant des béquilles pour mieux faire face à notre existence. Il comble les vides, donne des solutions aux questions, mais pose aussi des doutes sur nos certitudes. Ce que j’attends d’un roman, que je le lise ou l’écrive, c’est une évasion réaliste, un possible à côté du réel. Cette échappée a souvent l’objectif, pour moi, de mettre des mots sur les maux, de les faire exister autrement. Comme je disais à une copine il y a quelques mois, pour moi la vie vécue reste plus folle, intéressante, émouvante, et impalpable dans sa logique, que n’importe quelle œuvre artistique. Mais l’art est là pour l’interpeller, faire trembler ses certitudes, l’amener à se battre pour obtenir ce qu’elle désire. Pour que l’art s’intègre joyeusement à notre existence, il faut qu’il soit là pour la soutenir, l’élargir, lui donner un écho vibrant qui la rende consciente de sa valeur et des moments où elle ne fait pas honneur aux possibles qui se présentent à elle. L’écriture, en particulier, nous tend un miroir sur nos pluralités et se charge d’informer la société sur elle-même.

Plusieurs genres se mêlent dans le roman : le journal qu’incarne la mère Penda avec une matière du souvenir inépuisable et riche. Des aphorismes presque philosophiques sous formes de réflexions personnelles au refrain de je suis quelqu’un que porte Estelle. Des instantanés de la vie sociale avec les mails de Mansour, les messages vocaux, et une fibre épistolaire qui s’épanouit dans le texte. Était-ce expérimental ou un choix délibéré de s’émanciper du carcan du roman linéaire ?

Cela s’est fait spontanément, sans préméditation. J’avais besoin que la même histoire soit évoquée à partir de plusieurs points de vue, car dans notre existence, nous sommes toujours l’un de ces points de vue. Or, dans l’écriture, on peut tout regarder d’en haut, comme un marionnettiste avec ses personnages. Les différents moyens de communication et le langage hétérogène qui en découlent sont ma façon de donner corps à ce roman.

On peut avoir la tentation de qualifier votre texte de roman polyphonique ce que dit d’ailleurs la quatrième de couverture. Milan Kundera a l’habitude de dire, à partir de son expérience de spécialiste de la musique classique, que le roman est une partition. Depuis, dans plusieurs romans, on note cette forte pénétration d’une symphonie, parfois désaccordée, parfois harmonieuse. Pourquoi tant de voix ? N’y a-t-il pas le risque que la diversité produise une forme d’inégalité ? Comment votre art romanesque deale-il avec cette donnée, où parmi les voix, une d’entre-elles peut potentiellement écraser les autres ?

Effectivement, c’est un roman où plusieurs « Je » se racontent. Il s’agit d’une communication qui utilise l’autre comme exutoire, comme dépositaire d’une écoute et d’un regard. Ces voix m’habitaient, donc je leur ai fabriqué une maison. Chaque chambre correspond à la personnalité de la personne qu’y loge. Incontestablement, celles qui ont le plus besoin de bouger, (Penda dans le temps, Estelle dans l’espace) emportent les autres récits. Pour être plus prosaïque : s’il y a des voix qui « écrasent les autres », comme vous l’écrivez, cela s’est fait selon les nécessités structurelles de chaque locataire de la maison-roman. Et certes, il y a une forme d’inégalité de leurs logements que j’assume complètement.

Milan Kundera toujours, qui a donné les contours du roman actuel avec son essai fondateur, L’art du roman, dit souvent que la présence envahissante de l’auteur dans son texte estproblématique, pour ne pas dire pire. Avec le choix du je, de cette narration éclatée où les je se multiplient, comment trouver à votre avis le bon équilibre dans l’épanchement de soi dans son texte ? Quels artifices ou stratagèmes littéraires faut-il employer ? Ou faut-il à votre avis défier Kundera et abonder dans le sens de Toni Morrison, qui dit que « le roman est le lieu même de la liberté » ?

Elle est belle cette citation de Toni Morrison ! Parce que clairement, je n’arrive pas encore à créer des personnages qui s’éloignent complètement de mon entendement. Ou que je mépriserais, ou que je sentirais complètement hostiles. Si je le fais, ils sont en deuxième, voire troisième plan. Je n’ai donc pas encore atteint cette « liberté ». La réalité c’est que quelque part je les aime tous. Et que quand ils m’ont parlé, Estelle, Penda, Mansour, Dialikà, Cindy, Eric, un à un, pour se faire entendre, ils ont utilisé un alphabet affectif qui m’a touchée. Je me suis reconnue en eux.elles. Je les ai compris.e.s. Et j’ai élargi leur espace, leur vitalité, à travers le roman.

Les recensions de votre livre font part d’une douceur dans le style, d’une écriture sans prétention moralisatrice, pour citer le critique et passeur Lareus Gangeous. Presque une forme de dépolitisation des sujets de l’identité, de la multiplicité, des destins, des liens, du secret familial, des déchirures et in fine de la migration. Le langage poétique choisi, volontairement naïf par moment, est-il une option pour dire la violence dans un style de velours ?

Quand j’écris, je pars souvent d’histoires qui se trouvent près de moi, ou qui m’ont suivie depuis toujours. Il se trouve que, de par ma position et mon histoire, je me retrouve pas mal dans des questionnements contemporains identitaires ou de genre. Alors voilà, c’est de façon inductive que les grands débats habitent ou effleurent certains de mes personnages. Leur prisme n’est pas toujours le mien, mais se place à mes côtés, je le côtoie et comprends, quand je n’y adhère pas. Tout se fait à taille humaine, sans velléités idéologiques se manifestant d’un dialogue à l’autre ou sans la volonté de les rendre forcément des porte-voix parce que noirs. Est-ce pour autant dépolitiser leurs propos ou leurs actions ? Je n’en suis pas certaine. Je trouve mes personnages par ailleurs très impliqués et engagés : leur vie est traversée de plein fouet par l’histoire, mais ils se battent, ne se laissent pas submerger. Puisque je n’écris pas ici un pamphlet politique, ou un roman à thèse, j’expose leurs doutes et incohérences. Le langage poétique que j’ai employé pour dire la douceur aussi bien que la violence n’est pas volontaire, si volontaire signifie choisi, mais c’est juste le mien.

Le style a-t-il encore une importance dans la littérature ?

Pour certains le style-même est un contenu, une raison d’être de l’œuvre. De mon côté, je l’ai travaillé en essayant de l’accorder le plus que je pouvais aux différents personnages. Puisque chacun d’entre eux s’exprime sans qu’une voix off ne leur donne la parole (sauf dans le prologue et l’épilogue), il était essentiel de les différencier. Ceci dit, je suis plus attentive à l’histoire qu’au style, parce que j’estime être une conteuse, une narratrice d’histoires de vie. Je crois que le style est important, mais pas au détriment du contenu, qui, à mon sens, reste l’élément le plus important du roman. Qu’il s’agisse d’une introspection psychologique, d’une analyse sociale, d’un témoignage symbolique, d’une revendication ou autre chose véhiculé par les personnages, quand je lis un livre je m’attends à vivre quelque chose. Une belle prose, pour moi, ne vaut pas la puissance d’un sentiment, d’une volonté. Évidemment, si les deux sont présents, c’est encore mieux !

Littérature

Vous êtes journaliste à Africultures qui a récemment opéré un virage dans le décentrement, et la pensée décoloniale dans un hors-série. Comment l’art, au sens multiple de la création et du déplacement permanent, doit-il composer avec les tentations d’assignation ? Comment appréhendez-vous personnellement ce phénomène ?

Ce que l’on reproche à la pensée décoloniale est de se référer sans cesse à la colonisation comme le seul mal coupable de la situation actuelle, mais j’ai envie de dire qu’en niant sa part de responsabilité on n’avance pas, car ses effets, et surtout sa continuité structurelle et culturelle, ne serait -ce que sur la perception de soi, sont bien présents aujourd’hui, par exemple auprès des minorités afrodescendantes d’Occident. Cette pensée nous invite à nous pencher sur l’histoire en tenant toujours en tête que la plupart des chronologies dont nous disposons sont souvent calquées sur le récit que l’Europe se fait d’elle-même. Constat qui nous amène à essayer d’interroger les enjeux florissants du présent. Le courant décolonial est important, à mes yeux, comme un rappel pour tous les moments de la vie où nous avons la tentation de nous accommoder du miroir social et du récit historique qui nous sont livrés. Il n’est pas question de faire de cette pensée le seul carburant du moteur de notre pensée, mais de garder toujours en tête qu’il y a un autre point de vue, une autre Histoire aussi, peu connue et/ou peu valorisée. Pour décentrer le regard il faut se forcer et s’engager au quotidien. Pendant longtemps, dans notre société européenne, les individus noirs et blancs n’ont pas eu le même vécu. C’est connu, mais j’aime à le répéter : les premiers, des corps observés, exotisés, évalués. Les autres, des corps qui observent. Les uns, les personnes qui se font penser et dire, les autres, celles qui pensent et disent. Les individus du premier groupe doivent toujours s’engager afin de donner une signification à leur signifiant, ils doivent lutter pour que celui-ci ne coïncide pas avec les stéréotypes généraux, les assignations des dominants ou, au contraire

– peut-être las – essayer de s’y aligner pour se faciliter la vie. Alors que les deuxièmes n’ont rien à démontrer à personne, et se permettent donc de questionner et interroger l’Autre sur l’harmonie ou disharmonie entre son apparence et sa substance ; en gros, ils posent les grilles de l’évaluation. Pour ma part, écrire sur des sujets afrodiasporiques, surtout (mais pas que) du

point de vue des Noir.e.s en Europe, par exemple, est une pierre dans la construction de la réciprocité des regards. Ailleurs, dans les différents Sud du monde, ce qui se passe c’est que l’Occident, encore lui, a la primauté de la pensée et influence donc lourdement la façon qu’ont les Autres de se voir, de se sentir ou pas légitimes dans leurs revendications et leurs outils conceptuels. C’est l’oeuvre De la Postcolonie du philosophe Achille Mbembe, lue à la fac, qui m’avait violemment ouvert les yeux concernant l’assujettissement théorique des Suds. Comme l’écrit le psychiatre Frantz Fanon dans Les damnées de la terre, les aliénations les plus dangereuses pour les peuples anciennement colonisés sont : un retour à un passé traditionaliste et à ses valeurs, mais aussi le culte de la culture occidentale. Quand il parle de culte, je l’entends comme une sorte d’admiration amnésique ou d’une fascination pour le vainqueur, malgré ses abus. Son envie de déconstruire l’épistémologie occidentale, ne rejette pas l’idée de s’en servir si besoin : parce que la rencontre des mondes est déjà à l’œuvre depuis un moment et il est quasiment impossible de se détacher de certains produits culturels même là où nous sommes en train de les combattre. Il faut juste arriver à les identifier à travers de nouveaux angles d’observation, et à les maîtriser dans la vie comme dans l’art. Je trouve que la langue en est un exemple fécond, car outil politique et stratégique. Il y a des penseur.e.s et des romancier.e.s qui sont en train de créer de nouvelles épistémologies, et de nouveaux langages notamment du côté des francophones qui apportent un élargissement sémantique à la langue. Pour mon mémoire de Master 2 j’avais parlé en revanche de ce que des écrivain.e.s africain.e.s dénonçaient en français dans leurs œuvres, c’est-à-dire les dégâts provoqués par la France dans leurs pays de provenance. J »avais intitulé mon exposé : Il tuo alfabeto, le mie parole (Ton alphabet, mes mots). Puis dans ma thèse Exister à bout de plume. Un recueil de nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie littéraire, là aussi, il m’a tenu à cœur demontrer, dans plusieurs chapitres, à quel point la langue d’expression écrite était un territoire existentiel chargé de compromis, négociations et inventions. Je me rattachais aux théories qui faisaient de la littérature postcoloniale un espace de résistance. En somme, sans le savoir forcément, j’étais déjà dans un processus décolonial depuis pas mal de temps. Et je pense que d’autres artistes qui se revendiquent aujourd’hui de ce mouvement, en faisaient déjà partie sans l’avoir verbalisé.

Vous êtes aussi titulaire d’un doctorat de littérature. Plusieurs concepts de la négritude, à la fleuvitude, ont traité de la question de la migration, de l’identité, de l’universel. Que retenez-vous de vos recherches sur ces questions ?

Que ce sont des thématiques passionnantes et en mutation permanente. Je vais prendre le thème de l’universel, parce que c’est celui vis-à-vis duquel je n’ai pas fini de m’interroger et de questionner la réalité aussi bien que mes lectures. Pendant de longues années, j’ai fermement cru en ce concept, que j’opposais aux particularismes, dans l’idée que ceux-ci, avec l’excuse du relativisme culturel, s’octroyaient la possibilité d’étouffer les plus fragiles de la société. Cette idée était appuyée par l’observation de la vie autour de moi et également par la lecture de The Claims of Culture de la politologue Seyla Benhabib, qui m’avait fortement marquée pour sonsouffle combatif vis-à-vis des pays qui laissaient au Multiculturalisme fort la possibilité de décider de quoi chaque culture était constituée et ce qui était attendu de chacun de ses membres. Mais avec le temps et l’attention portée aux événements politiques et sociétaux, donc toujours en observant la vie vécue, j’ai remarqué la nécessité d’une vigilance constante afin que cet universalisme ne soit pas une prétention d’objectivité philosophique alors que c’est tout simplement un produit occidental, avec ses habituelles volontés hégémoniques. Aujourd’hui il faut aussi écouter ce que les Suds ont à dire à ce propos, parce que – pour citer Jean-Paul Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme : « Pour obtenir une quelconque

vérité sur moi, je dois passer par les autres ». Mais je ne suis pas philosophe. La preuve, interrogée sur ce genre de questions, j’essaie de trouver mes mots et je finis par utiliser ceux des autres. Souleymane Bachir Diagne a dit, dans Décentrer, Déconstruire, Décoloniser, quelque chose que je partage : « Je ne suis pas relativiste, je suis pluraliste. Un pluralisme orienté vers l’universel. Autrement dit, on passe d’une certaine idée de l’universel où une région du monde se pense tout naturellement porteuse de cette universalité et demande au reste du monde de se régler sur elle, à une autre idée qui est que l’universel est ce que nous allons tous ensemble constituer ». Plus concrètement (des exemples des exemples ! Sinon on se perd !) je pense à la notion de droits fondamentaux par rapport au fonctionnement de certaines Daaras (établissements scolaires coraniques hébergeant des enfants) au Sénégal et de certaines Ehpads (établissement médicalisés hébergeant des personnes âgées) en France : au moment où les pays qui les légitiment et ceux qui les observent les mettront en cause, ensemble, nous ne retrouverons-nous par hasard face un échantillon d’universel qui se bâti ? Au niveau juridique cela pourrait se traduire dans l’idée que l’enfance et la vieillesse doivent être protégées vis à vis des structures collectives qui n’assurent pas l’encouragement, l’affection et tout simplement l’humanité nécessaire à des tranches d’âge si vulnérables. De quoi seront faite ces valeurs, leur contenu sémantique, voilà une matière à débat collectif.

Vous êtes aussi chroniqueuse littéraire. Vous avez eu une pige chez TV5. Comment trouvez-vous la critique littéraire actuelle dans le champ diasporique ? Y-a-t -il une réelle structure, trans-partisane qui met en scène une controverse riche avec la pluralité des avis ?

Il y a plusieurs niveaux. Médiatique, Réseaux socioïque (terme que je me permets d’inventer) et Académique. Au niveau médiatique, dans les journaux ou émissions traitant de la littérature, je pense que nous sommes plutôt au stade de la promotion et de la visibilité des auteurs de la diaspora ou du continent, plutôt qu’au stade d’un acharnement critique sur des éventuels échecs. Ceci, parce qu’on salue une présence qui relève de la véritable conquête dans l’espace médiatique. Au niveau Réseaux socioïque, les opinions sont plus tranchées : on peut en effet toujours compter sur les blogueur.e.s, moins décomplexés face aux personnalités littéraires, se permettant donc de « descendre » les romans avec sincère spontanéité. Au niveau académique, où les romans sont objet d’étude, je trouve que la critique est profonde, passionnée, plurielle et très féconde. Et d’ailleurs aussi dans des revues spécialisées. Par exemple, dans la revue numéro 105 d’Africultures, Objets d’inhumanité : frontières, traversées, migration – où les articles se sont appuyés, entre autre, sur des essais universitaires, l’analyse des romans diasporiques aborde des questions essentielles et cruciales, comme : les maisons d’éditions dans lesquelles les romans sortent, le lectorat auquel les romans s’adressent, les prismes adoptés, lesquels dérangent, lesquels sont consensuels. Comment les sujets sont traités en disent long sur la trajectoire de l’écrivain.e et sur son positionnement face à l’époque contemporaine.

Vous publiez chez Gallimard, dans la collection que dirige Jean Noël Schifano, Continents noirs. Cette maison a publié de très grands auteurs mais continue à être perçue comme unsymbole d’une ghettoïsation, voire une relégation. Depuis le manifeste pour une Littérature-Monde de Saint Malo en 2007 où les écrivains afro-diasporiques revendiquaient leur part du monde et la rupture avec la littérature labelisée francophone, les choses semblent avoir peu évolué. Vous n’échapperez donc pas la question qui empoisonne la littérature africaine depuis des lustres : êtes-vous une écrivaine, tout court, ou une autrice africaine ? Que pensez-vous de ce particularisme qui colle aux basques des auteurs, et dont ils ne peuvent se défaire sous peine d’être jugés des deux côtés ?

Quoique je réponde, je serai toujours jugée, mais ce jugement nourrit et vivifie mes questionnements. Pour qui écris-je ? Indéniablement je souhaite toucher aussi bien un public Occidental qu’Africain. Toutefois, comme l’écrit Albert Memmi, quand on est à cheval sur deux cultures, c’est dur de s’asseoir confortablement. En faisant sortir Je suis quelqu’un auprès d’une maison d’édition française, dans une collection qui met en avant les histoires situées en Afrique ou dans ses lieux diasporiques, n’étais-je pas en train de l’écrire pour un lectorat qui me ressemblerait ? Peut-être qu’on écrit pour trouver une famille, sans encore savoir de quelle famille il s’agit. Et au final, selon la réception de son œuvre, c’est elle qui nous trouve.

Quoi qu’il en soit, ma réponse est la suivante : Je suis quelqu’un qui écrit, et il se trouve que je suis une femme, métisse, et que j’ai décidé de faire de ces conditions des prismes orientant ma matière littéraire.

Si je dois expliquer de manière succincte cette réponse, je dirais que le fait que je sois publiée dans la collection Continents noirs relève surtout, je crois, des thématiques et interrogations que je traite dans mon roman. Serais -je dans la même position si, tout en ayant écrit ce roman, je n’avais pas d’origines africaines ? Je crois que oui. Raison pour laquelle je pense être avant tout une autrice.

Toutefois, si je peux mieux articuler ma pensée, je commencerai par dire qu’une des raisons pour laquelle j’admire l’écrivaine Elena Ferrante, c’est que personne ne connaît son vrai nom ou son vrai visage (malgré de fortes suspicions et des enquêtes journalistiques), parce qu’elle s’est débarrassée de tout ce qui peut l’encombrer et écrit en liberté totale. J’aimerais aussi, comme elle, écrire sans exister en tant qu’écrivaine visible, puisqu’en me voyant le public m’a déjà classée et s’attend à une thématique spécifique ou se questionne sur son absence, en gros écrira-t-elle d’Afrique ou pas ? Les questions Noirs/ Blancs seront-elles une de ses matrices expressives ? Alors que de mon côté je me pose la question suivante : nous, les Afropéen.e.s, les dites générations-ponts, pouvons-nous nous concéder le luxe de l’invisibilité ? Le manque de visages comme les nôtres dans les espaces publiques et culturels européens ne nous pousserait-il pas à nous rendre d’autant plus visibles ?

Je ne suis pas une écrivaine africaine, mais à la rigueur afropéenne, car non seulement je suis née et j’ai grandi en Italie, mais mon imaginaire s’est nourri de réalités européennes aussi bien que diasporiques et je n’ai lu que très tardivement des auteurs du continent. Je tiens à souligner ici deux facettes de la définition d’écrivaine afropéenne. La première est celle établie par le public, qui, se basant sur mon apparence, m’affilierait à cette « catégorie ». La deuxième est celle du positionnement de l’écrivain.e en question : si je prends l’exemple de Marie Ndiaye, qui a longtemps traité des sujets pas forcément en lien avec l’Afrique ou sa diaspora, pourquoi serait-elle une écrivaine afropéenne ? Le souhaiterait-elle d’ailleurs ? C’est cette facette qui me semble le plus féconde. L’auteur Leonardo Sciascia par exemple à un moment de sa vie a souligné qu’il trouvait illicite, à son égard, la définition d’écrivain sicilien, car il se considérait plutôt un écrivain italien traitant dans ses romans les problèmes de la Sicile. Pour ma part, en donnant la priorité à des sujets interculturels entre les deux continents et en mettant en avant des histoires du point de vue de personnes issues de la diaspora africaine, il est normal que je doive répondre à des questions comme la vôtre. Or, si d’un côté je n’aime pas les définitions ghettoïsantes (j’avais été choquée de voir que Senghor était un « poète noir », dans une encyclopédie italienne, alors que Baudelaire était juste un « poète »), d’autre part, je sais à quel point il faut montrer que certains chemins ne sont pas l’apanage d’un seul groupe et donc se les approprier avec fierté. A un festival sur les cultures sénégalaises, à Ravenna, en Italie, une femme sénégalaise m’indiquant ses fillettes, m’avait dit, avec chaleur : « Je suis contente qu’elles voient votre exemple, j’espère que cette prochaine génération sera

plus décomplexée et prendra sa place sans se faire de problèmes de légitimité comme nous l’avons fait ».

J’aime, dans l’écriture, protéger ce qui est rêve, immatérialité, oubli de son aspect physique car écrire c’est habiter d’autres corps, esprits, histoires. En somme : j’aime la liberté. Je me définis donc une écrivaine avant tout. Toutefois…Combien d’écrivaines femmes, dans l’histoire, ont été passées sous silence puisque leur voix était volée ou suffoquée ? Et pareillement, combien d’écrivain.e.s noir.e.s ont eu, à travers les époques, le même destin ? En considérant donc l’époque dans laquelle je vis, les urgences auxquelles je suis sensible et le fait indéniable que l’on s’exprime toujours depuis une position précise dans le monde, je n’échappe pas, dans l’affaire littéraire, à mon ancrage afrodescendant en Europe (c’est-à-dire afropéen). Et je l’endosse, puisque je fais partie d’une minorité. Je veux tout de même souligner que, comme l’écrit le philosophe Kwame Anthony Appiah : « L’identité détermine certes nos expériences, mais les enseignements que nous en tirons ne seront pas forcément les mêmes que ceux d’autres personnes partageant la même identité ». Je mettrais « condition » à la place d’identité pour souligner que dans mon cas, je suis certes une femme, je suis certes Afrodescendante mais ce n’est pas « en tant que telle » que je prends la parole, mais « en étant une d’entre elles ». Il ne faut pas oublier que le thème fondamental de mon roman est la possibilité de se choisir, d’être quelqu’un qui fait ceci et pense cela, sans stigmates imposés par une communauté ou l’autre. Un besoin exubérant d’air, de liberté. Défi qui est peut -être loin d’être relevé, mais qui anime les protagonistes de Je suis quelqu’un du début à la fin, et ma vie aussi.

Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?

Il s’agit d’écrivaines surtout. Pour l’immense poésie, Emily Dickinson, pour la vertigineuse liberté, Marguerite Duras, pour le courage anticipateur Mariama Bâ, pour la douce violence Toni Morrison, pour l’exquise charge intellectuelle Simone de Beauvoir et Léonora Miano, pour l’originalité vivante de la prose Maryse Condé, pour le bouleversement émotif Elena Ferrante…Et j’en passe ! Mais si je dois vraiment choisir une écrivaine qui m’a happée dès mon plus jeune âge, c’est Natalia Ginzburg. Sa façon « parlée » de nous raconter les gens, les petites choses quotidiennes, le flux de la vie, la nature, les classes sociales, et surtout les familles, a beaucoup influencé ma façon de voir la chose littéraire : une bulle réaliste où vivre une vie parallèle à la sienne.

Vous êtes italienne. Vous écrivez aussi en italien. Quelle est votre première langue ?

Comment voyagez-vous d’une langue à une autre ?

Ma première langue est l’italien. C’est en italien que je chante des berceuses à mon fils, que je lui parle et que les mots les plus instinctifs surgissent de ma bouche. Toutefois, depuis la sortie de mon roman, j’écris majoritairement en français. J’essaie de tenir un journal intime en italien pour ne pas perdre la main. Ce n’est pas évident, de garder les deux encres dans ma plume, de les sentir tous les deux fluides. Plus j’en étale une, et plus l’autre perd de son intensité chromatique. Parfois c’est décourageant, mais alors je me remémore de ce que j’avais découvert pendant ma thèse, c’est-à-dire la « Surconscience linguistique » de la critique littéraire Lise Gauvin, une concept qui analyse la façon d’appréhender l’écriture de la part des écrivains francophones, en soulignant le fait qu’ils sont parfois dans l’inconfort et le doute, condition qui les amène à transformer cette langue en un lieu de réflexion privilégié, fécond, chose qu’il faut sans cesse reconquérir. Je me dis que j’ai une grande chance : écrire en deux langues me rend d’ailleurs beaucoup plus attentive aux mots choisis, car je les imagine toujours dans l’autre idiome-miroir, je les peaufine, j’essaie de voir s’ils survivent ou pas, là où je les ai placés, à l’épreuve de la traduction.

Quels sont vos projets littéraires ?

Un recueil de nouvelles, la suite de Je suis quelqu’un et la biographie d’un homme italo-somalien métis, né dans les années quarante, dont le témoignage est à mon avis important pour souligner le déni historique de l’Italie face aux enfants de la colonisation. Mais je viens d’avoir un enfant, donc ces projets prendront plus de temps que prévu et pour bonne cause ! J’en ai une vision à longue terme. D’ailleurs j’aime me faire accompagner par des histoires, des voix, avec le vertige de ne pas encore avoir trouvé la façon de les fixer. La poétesse Emily Dickinson a écrit « Un mot est mort quand il est dit, disent certains. Moi je dis qu’il commence à vivre ce jour-là ». Eh bien pour moi, la gestation de l’histoire, des personnages, des relations entre eux, est la phase la plus intéressante, qu’ils naissent ou meurent une fois sortis de moi et couchés sur le papier.

Pensez-vous écrire un jour en wolof ou dans une autre langue nationale ?

Non, car je ne les parle pas, hélas. Dans ma famille sénégalaise, les gens communiquent en peulh et mandingue, quoique le wolof l’emporte dans la communication avec l’extérieur. La transmission, sur ce plan, n’a pas été au rendez-vous.

Questions biographiques et générales

Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?

J’ai grandi dans un environnement majoritairement raciste et bigot, au nord de l’Italie, en Lombardie. Et d’ailleurs, mon adolescence entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 a été caractérisée par le rêve qu’elle se passe ailleurs. Aujourd’hui des groupes d’Afroitalien.e.s et des collectifs interculturels sont en train de se bâtir, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Un événement capital a marqué ces « années jeunes » : la mort de mon meilleur ami à l’âge de seize ans, drame qui m’a poussée dans les bras de la poésie et du voyage, choix que j’entendais comme des évasions. A dix-neuf ans, lors mes études universitaires, j’ai déménagée seule dans le Piémont, où je me suis retrouvée face à un autre type de société, plus ouverte, cosmopolite et culturellement fervente, qui m’a donné le goût de l’écriture de nouvelles. Mais il y a aussi deux événements fondateurs de mon enfance. En maternelle une maîtresse disait posséder une machine invisible de la vérité, et qu’elle pouvait donc lire dans nos pensées, chose qui m’a fait réaliser, à quatre ans, que j’avais une intériorité que je pouvais camoufler. Plus tard, lors d’un voyage en voiture, ma mère m’avait dit « Le regret de quand on est adulte, c’est de n’avoir pas assez profité de son enfance. Tu ne te souviendras pas de quand tu étais petite, plus tard, et de ce que tu vivais, et c’est bien dommage » : j’avais alors regardé une haie derrière laquelle il y avait une maison et ses lumières, puis le ciel bleu foncé et j’avais dit à haute voix : « Je suis une enfant, en voiture, je vois la route, le ciel, les maisons, j’entends ta voix et je me souviendrais pour toujours de ce moment ». Je pense que ces deux anecdotes sont significatives car l’une a initié ma curiosité pour la psychologie et l’introspection, l’autre m’a donné envie d’anticiper le mal de l’instant, celui qui ne se récupère pas, mais qui peut, parfois, se reproduire à l’infini, surtout dans notre tête. Et les deux, sous la forme du Secret et de la Nostalgie, se sont retrouvés dans le terrain commun de l’Écriture.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Mes parents m’ont fait comprendre dès mon plus jeune âge qu’être perçue comme différente (parce que noire et musulmane) pouvait aussi être une grande chance là où on vivait, car c’était une richesse qui n’était pas donnée à tout le monde. Ils me disaient qu’à cause de ça, j’allais devoir me confronter à la malveillance et la jalousie des autres. Mais que grâce à ma famille, une famille très nombreuse éparpillée entre le Sénégal et la France qu’on visitait régulièrement, j’allais toujours avoir un abri émotionnel et une force sur laquelle compter. J’ai donc traversé mon enfance sans jamais me sentir comme une victime. Au point que je me souviens que pendant mes prières du soir, dans mon lit, j’incluais les camarades aux insultes faciles, les adultes aux questions indiscrètes et aux affirmations racialisantes. Je demandais à Dieu de leur pardonner et de leur donner la chance, dans une prochaine vie, d’être noirs. A côté de ça, mes parents avaient des conseils concrets. Mon père, commerçant sénégalais de carrelages entre l’Afrique et l’Europe, pragmatique et combatif, m’a toujours dit « Tu as intérêt à payer ton ticket de bus », « Tu as intérêt à ne pas te montrer trop sensible « , « Tu as intérêt à aller chercher ce que tu veux », « Tu as intérêt à ne jamais laisser les autres te dire qui tu es » « . Ma mère, femme au foyer italienne impliquée dans l’associatif, militante communiste, me disait « Tu peux vivre plein de vies à travers les livres » « Tu es originale et créative « , « Tu dois toujours faire attention à la notion de privilège », « Tu peux y arriver »,  » En gros, ils m’ont encouragée à résister et m’émanciper. Pour mon père il était important que je ne fasse rien qui puisse confirmer les préjugés sur les noirs/immigrés/étrangers, comme voler ou prendre gratuitement les transports, mais aussi que je me forge une carapace imperméable aux insultes des autres enfants, au sous-entendus des adultes et aux injustices auxquelles je me serais confrontée plus tard, dans la vie d’adulte. « La fragilité », comme il l’appelait avec horreur, était le premier pas vers la capitulation vis à vis de l’infériorisation que les autres opéraient à notre détriment. Il était donc nécessaire que je ne m’interdise aucun rêve. Pour ma mère, la réponse aux aléas de l’existence était l’application dans les études et la curiosité intellectuelle, cultiver la sensibilité aux injustices, mais aussi explorer tout ce qui est imagination et fantaisie, afin que je puisse créer ce que je souhaitais faire exister. On peut dire que j’ai pris ce qu’ils m’ont transmis en l’adaptant comme je pouvais à la personne que je suis, donc avec les nuances adéquates. Par exemple j’ai accepté ma part de fragilité, tout en me donnant toutes les chances. Probablement mes études d’anthropologie ont continué ce double mouvement de résistance créative. On dit que pour être un bon anthropologue on doit être capable de s’immerger dans la réalité et la vivre pleinement, et en même temps, revisiter les choses vécues avec la distance nécessaire à nommer les événements, les analyser et les comprendre dans une dimension plus générale. Je pense qu’enfant déjà, je vivais ce double mouvement chaud/froid. Je vous en donne un exemple : quand j’étais en première année de collège, le directeur de l’établissement avait dit à un élève qui s’était considérablement « barbouillé » de peinture pendant la réalisation d’une fresque, « Regarde comme tu es sale, on dirait un nègre ». J’ai été alors traversée par un double mouvement, chaud (oreilles incandescentes, vue trouble, palpitations) car je sentais la gravité sémantique des propos du proviseur, et froid en même temps (survoler le collège et, du haut d’un nuage, considérer le ridicule de la scène et l’ignorance crasse de l’environnement dans lequel je vivais). On pourrait dire que plus tard, cette habitude s’est transformée dans la tendance à sublimer la violence du réel.

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?
Résolument, la musique. Aujourd’hui je sais que si je n’écrivais pas j’aimerais être une grande chanteuse. Mais à quatorze ans j’ai abandonné le piano, et je me suis inscrite à un lycée artistique, où j’ai d’ailleurs compris que je n’étais douée ni dessin ni en peinture. Pour résumer, enfant, je voulais être un jour chanteuse, l’autre peintre, puis écrivaine, et, étrangement, puéricultrice. Aujourd’hui je chante pour mes proches, je dessine comme un pied, j’écris par nécessité et j’ai un enfant de quelques mois. En quelque sorte, j’explore encore mes premières ambitions.

Comment traitez-vous avec le patriarcat dominant au Sénégal. Comment exprimez-vous votre féminisme dans et hors de vos œuvres ? Quel regard portez-vous sur le regain des féministes au Sénégal dans la diaspora ?

Le patriarcat sénégalais, je l’ai toujours très mal vécu. Il y en a un aussi en Italie, et dès mon plus jeune âge j’ai manifesté des signes d’agacement pour l’un comme pour l’autre. Je l’ai exprimé au quotidien en choisissant de quelles personnes m’entourer et desquelles m’éloigner, pour qui valait la peine de se faire pédagogue (j’ai beaucoup beaucoup parlé !) et quels étaient les cas désespérés face auxquels je lâchais l’affaire. Donc dans ma vie matérielle, cela s’est fait spontanément. Dans mon écriture, par contre, cela devient plus subtil et complexe. J’écris pour dire ma vérité. Toutefois il arrive qu’en me relisant je m’aperçoive du double tranchant de mes mots. C’est peut-être mon métissage culturel qui m’amène à regarder la chose de plusieurs perspectives ? Cela peut parfois être fatigant, mais je n’y échappe pas. Je me pose donc souvent la question suivante : qui sont les oppréssé.e.s du système (européen ou africain) auxquelles je veux rendre hommage ici, dans cet extrait, dans cette histoire en particulier ? Si ce sont les femmes écrasées par le poids de la tradition, je n’hésiterai pas à dénoncer le patriarcat sénégalais, et je le ferai à travers le ressenti des celles qui sont touchées par cette réalité (j’ai beaucoup beaucoup écouté !). Si ce sont les hommes sénégalais exploités par leurs patrons au pays ou discriminés en Europe (qu’ils soient patriarches ou pas) je n’hésiterai pas à dénoncer le classisme ou le racisme qui les piétine. Si les deux violences (infligée et subie) coexistent, l’ambition est celle d’y appliquer une vision intersectionnelle, c’est-à-dire de prendre en compte la complexité des relations entre les différentes formes de subordination, sans devoir se brider, comme le montrent magistralement des romans du passé et du présent (je pense aux hommes violents et violés de Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, Home de Toni Morrison, ou du tout récent Frêre d’âme de David Diop). Il faut pouvoirdénoncer ce que l’on a sur le cœur, avec justesse, parce qu’il n’y a rien de plus sincère et vrai que les urgences qui nous habitent. Et les systèmes patriarcaux que j’ai rencontrés dans ma vie en sont une. Arriver à ne pas se faire instrumentaliser, cela dépendra de notre habilité créative.

Et pour répondre à votre dernière question, je me sens proche aussi bien des féministes sénégalaises que des Afroféministes européennes ou afroaméricaines. On ne naît pas Afroféministe, mais quand on vient d’un environnement comme le mien, il y a de bonnes chances qu’on le devienne. C’est un thème passionnant, mais il nous faudrait une interview entière pour le développer ! Pour l’instant je peux en dire qu’il traversera, en diagonale, la suite de Je suis quelqu’un, parce que les relations entre les genres sont un prisme qui en dit énormément sur toute époque et surtout parce que le rapport entre les afrodescendant.e.s d’Europe et les africain.e.s d’Afrique est un sujet qui m’intrigue depuis toujours.

Entretien avec Ndongo Samba Sylla

Entretien avec Ndongo Samba Sylla, réalisé en Décembre 2019

Vous avez écrit avec la journaliste Fanny Pigeaud L’arme invisible de la Françafrique, concernant le CFA dont vous retracez l’histoire. Vous voyez la monnaie comme le symbole même de la survivance des liens coloniaux et l’une des thèses de votre livre, c’est que « stabilité supposée » que garantirait l’actuelle monnaie, contre-argument que vous opposent les tenants de la continuation dans la même formule, n’a pas permis le développement des pays de la zone. Par quelle mécanique à votre avis, les difficultés économiques que rencontrent les Etats sont le fait du CFA ? Dans quelles proportions ?

Dans notre livre, Fanny et moi avons eu pour objectif de raconter une histoire du franc CFA que tout le monde peut comprendre. Vraiment tout le monde. C’est le défi que nous nous sommes assigné : déconstruire le franc CFA et en particulier l’idée que la monnaie est un sujet trop technique pour être accessible au commun des mortels. Politiser la question du franc CFA requiert donc de la démystifier et de faire preuve de pédagogie. Ce que nous croyons avoir fait, au regard des nombreux feedbacks positifs que nous avons reçus jusque-là et au regard du fait que notre livre, déjà traduit en italien, sera publié l’année prochaine en anglais et en mandarin.

Fanny et moi montrons que le franc CFA est un dispositif politico-monétaire mis en place en 1945 par une France ruinée en vue de faire participer ses colonies africaines à son effort de reconstruction économique. Au moment des indépendances, à l’exception de la Guinée, la France réussit à maintenir tous les territoires de l’ex AOF et de l’ex-AEF sous son giron au moyen des « accords de coopération ». Ces accords qui concernaient des domaines de souveraineté – monnaie, diplomatie, commerce extérieur, enseignement supérieur, aviation, matières premières, etc. – revenaient de la part de la France à priver de substance l’« indépendance » qu’elle avait concédée. Ainsi, par exemple, jusqu’à la fin des années 1960, ces pays ne pouvaient pas importer des voitures ou des réfrigérateurs hors de la zone franc sans l’aval du gouvernement français ! Et, bien entendu, les banques centrales étaient à cette époque basées à Paris avec un staff français. L’« africanisation » du personnel des banques centrales et le transfert de leur siège sur le continent a eu lieu à partir du milieu des années 1970. Mais jusqu’à l’heure actuelle elle a laissé le système CFA intact dans ses fondements, ses mécanismes, sa gestion et ses objectifs.

La zone franc, qui se résume pour l’essentiel aujourd’hui aux deux blocs qui utilisent le franc CFA, a été conçue comme une annexe économique de la France. Elle est censée favoriser l’approvisionnement bon marché de la France en matières premières, le libre transfert de surplus économiques vers la métropole (l’extérieur) sans risque de change et avec l’assurance que ces sorties financières ne seront pas interrompues par une pénurie de devises.

La première raison pour laquelle le franc CFA est un mécanisme de sous-développement est d’ordre politique. Comme la France contrôle la politique monétaire et de change des pays qui utilisent le franc CFA (qui fut en réalité un franc français déguisé et maintenant un euro déguisé), elle contrôle donc la politique et l’économie des pays africains. En effet, celui qui contrôle la monnaie détermine ce qui est produit, le volume de l’emploi ainsi que les conditions de financement de l’activité économique domestique. Quelle raison la France aurait-elle d’aider les pays africains à s’industrialiser et à se développer ? Si elle voulait le faire, elle ne leur aurait pas privé de souveraineté monétaire. D’ailleurs, a-t-on déjà vu un bloc de pays anciennement colonisés se développer sous la férule bienveillante de leur ex-métropole ?

La seconde raison est d’ordre économique. Dans la zone franc, comme l’ont si bien analysée Samir Amin et Joseph Tchundjang Pouemi, la monnaie est gérée au service de l’extraversion coloniale. C’est-à-dire : pas de financement pour les activités intérieures, le crédit est accordé pour les produits d’exportation désirés par la métropole et pour créer un débouché pour les produits métropolitains, le taux de change est maintenu à un niveau artificiellement élevé, pas de liens commerciaux solides entre les pays partageant le franc CFA, les surplus économiques locaux sont transférés vers l’extérieur, etc. De sorte que l’on peut dire que le franc CFA a été et demeure d’abord et avant tout un instrument de protection des intérêts français.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les pays de la zone franc aient pour la plupart stagné sur le long terme. La Côte d’Ivoire qui est le pays le plus important dans la zone franc avait en 2016 un PIB réel par habitant inférieur d’1/3 à son meilleur niveau obtenu en 1978 ! Le Sénégal en 2016 avait le même PIB réel par habitant qu’en 1960. Le constat est valable pour la majorité des pays de la zone franc qui ont également les performances les plus faibles au monde sur les indicateurs de santé et d’éducation.

A l’heure actuelle, si des pays de l’UMOA enregistrent des taux de croissance importants, cela est plus dû à une bonne conjoncture internationale qu’à leur dynamisme intrinsèque. Il faut d’ailleurs préciser que cette croissance, dans de nombreux cas, rattrape les décennies perdues antérieurement sur le volet économique. Elle est associée à une faible création d’emplois décents et à des transferts massifs de revenus sous la forme de profits rapatriés et de paiements d’intérêts sur la dette.

L’obtention d’un taux de croissance économique élevé n’est pas synonyme de développement. Le développement suppose une maîtrise des conditions de l’accumulation interne. Si vous ne maîtrisez pas votre système monétaire et financier, comment pouvez-vous espérer avoir une politique de développement cohérente ?

Dans votre ouvrage qui paraît être une charge contre la Françafrique, de chapitre en chapitre, il y a une forte pénétration historique ; de l’histoire de la monnaie à ses implications techniques, de ses modes de fonctionnements, à l’intervention récurrente de Paris pour la maintenir. D’où l’usage de votre titre l’arme invisible. N’est-elle pas finalement très visible cette arme, compte tenu des liens réels et peu confidentiels de cette relation ? Que gagne la France économiquement, au-delà de la question de l’influence, à garder ou imposer une monnaie ? Quel apport à l’économie française ?

La meilleure manière de répondre à cette question sans entrer dans des polémiques est de citer un rapport d’évaluation de la zone franc réalisé par le Conseil économique et social français en 1970. Ce rapport listait cinq avantages « indéniables » du maintien du franc CFA.

Tout d’abord, la France peut acheter dans sa propre monnaie et à crédit tous les biens et services vendus dans les pays de la zone franc. C’est un avantage qui a été historiquement important et qui a lui permis d’économiser ses réserves de change.

Le deuxième avantage est que les entreprises et les produits français bénéficient de débouchés importants et stables en zone franc. Mais c’est de moins en moins le cas depuis les années 2000 avec l’émergence de la Chine comme premier partenaire commercial de la plupart des pays francophones.

Le troisième avantage est que la France bénéficie d’un excédent commercial avec les pays de la zone franc, qui lui fournissent également des réserves de change importantes qui ont parfois été utilisées pour payer la dette française.

Quatrième avantage : les entreprises françaises sont assurées de pouvoir rapatrier leurs revenus et leurs capitaux librement et sans risque de change grâce à la politique de libre transfert et au fait que la France décide de la politique monétaire et de change en zone franc.

Enfin, grâce au franc CFA, la France a un système de contrôle politique qui sert ses intérêts économiques et qui a le mérite de ne rien lui coûter puisque sa prétendue « garantie » de convertibilité a rarement été effective. En dehors de ses fonctions économiques, le franc CFA est donc une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des chefs d’Etat africains, comme Laurent Gbagbo l’a appris à ses dépens en 2011.

Vous pointez dans votre livre, de manière très rapide, la question du déficit d’industries qui puissent porter les économies de la zone. Comment expliquez-vous ce constat d’une économie qui s’est peu transformée ? Quelle responsabilité revient aux gouvernants, aux économistes, aux élites en charge de la réflexion et de la mise en œuvre des plans ?

Les pays africains avaient fait certains progrès en matière d’industrialisation entre 1960-1980. Ces progrès ont été réduits à néant avec la mise en œuvre des plans d’ajustement structurel au début des années 1980. De sorte qu’à l’heure actuelle la plupart des pays africains demeurent des exportateurs de produits primaires. Ce qu’il y a de particulier dans le cas des pays qui utilisent le franc CFA est que l’industrialisation est un objectif tout simplement inatteignable.

Le maintien de la parité fixe avec la monnaie française (franc français puis euro) a pour contrepartie un faible financement des économies de la zone. Or, sans financement des PME-PMI, comment l’industrialisation serait-elle possible ? On ne connaît pas d’expérience d’industrialisation sans un engagement actif des banques centrales pour faciliter l’accès des « champions » nationaux et des PME-PMI à des taux d’intérêt abordables. A la différence des banques centrales « agents de développement », la BCEAO et la BEAC sont plutôt des « agents de l’extraversion économique » de nos pays. Elles n’ont aucun objectif de développement : elles se contentent de juste de faire en sorte de maintenir vaille que vaille la parité du franc CFA avec la monnaie française. A l’heure actuelle, ceci se traduit pour certains pays de la CEMAC par une croissance nulle de l’offre de crédits bancaires !

Par ailleurs, quand vous ne maîtrisez pas l’évolution du taux de change de votre monnaie, vous ne pouvez pas avoir une stratégie d’industrialisation cohérente à moyen terme. Les travaux de la BCEAO elle-même montrent que le franc CFA a été une monnaie forte qui a handicapé les exportations entre 1960 et 1994, année où le franc CFA a été dévalué de 50% vis-à-vis du franc français pour retrouver de la compétitivité. En 1999, l’euro remplace le franc français. Entre 2002 et 2008, en raison de son arrimage à l’euro, la valeur du franc CFA augmente graduellement de plus de 90% vis-à-vis du dollar, la monnaie dans laquelle nous recevons nos recettes d’exportation. Résultat : les exportations des pays africains sont handicapées. Beaucoup de filières agricoles avaient fait des pertes durant cette période car leurs recettes d’exportation en dollar perdaient de la valeur quand elles étaient converties en francs CFA.

Quand les Européens eux-mêmes, et le gouvernement français à leur tête, admettent que l’euro a tué les industries des pays les plus faibles, pourquoi s’attendre à ce que l’arrimage du CFA à l’euro ait des conséquences différentes pour nos pays ?

Donc, pas de financement d’un côté ; pas de possibilité d’exporter des produits compétitifs de l’autre en raison de la cherté du franc CFA. Ajoutez à cela les politiques de libéralisation commerciale (baisse des barrières tarifaires et non-tarifaires sur les importations), vous obtenez le résultat que nous voyons au Sénégal : tout est importé et cher et rien n’est produit sur place qui soit assez sophistiqué pour pouvoir être exporté à l’étranger.

Au-delà de ces constats, ma conviction est qu’une vraie politique d’industrialisation doit faire l’objet d’une concertation au niveau continental ou au moins au niveau régional. C’est une illusion de croire que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, etc. peuvent chacun s’industrialiser séparément. Il est temps de relire Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah.

Votre livre intervient dans un champ où la littérature est déjà abondante. Vos thèmes et vos développements enrichissent une base déjà présente, qu’il s’agisse de la critique de la Françafrique ou même de la monnaie. Que pensez-vous des travaux de Samir Amin du CODESRIA et de la nécessité pour l’Afrique d’inventer un moyen de développement endogène, qui s’émancipe du libéralisme ? En quoi, économiquement, pourrait-on aboutir à des recettes purement africaines dans un monde globalisé ?

Samir Amin est un GEANT. Si le prix Nobel d’Economie était ouvert aux économistes hétérodoxes/radicaux, il l’aurait obtenu. A mon avis, on ne peut pas parler de manière convaincante des raisons du sous-développement (concept différent de celui de « pauvreté ») de l’Afrique et des stratégies pour en sortir si on ne passe pas par la case « Samir Amin ». Non pas que ce qu’il a écrit serait parole d’évangile mais que seule une confrontation fructueuse avec sa pensée et celle d’autres illustres économistes du Sud Global comme lui peut nous permettre de sortir de l’ornière.

Malheureusement, les étudiants dans les facultés d’économie en Afrique sont abreuvés depuis près de quatre décennies du poison intellectuel de l’économie orthodoxe. Leurs enseignants et eux-mêmes ignorent souvent les travaux de penseurs comme Samir Amin. Aussi, ce n’est pas une surprise si nos universitaires se sont pour la plupart alliés aux Institutions Financières Internationales, soit objectivement par des contrats de recherche ou subjectivement – par la reprise non-critique de leurs approches. Ceci a généré une sorte de Groupthink qui justifie en permanence des politiques économiques qui se font au détriment de l’écrasante majorité de nos populations.

Au mois de novembre passé, à Tunis, le nom de Samir Amin est revenu à de nombreuses reprises lors d’une conférence internationale portant sur le thème de la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique qui a rassemblé un aréopage d’économistes venus des quatre coins du monde. Faisant écho à Amin, les participants ont dans leur grande majorité convenu de la nécessité de la « déconnexion » de l’Afrique vis-à-vis du système capitaliste mondialisé. La déconnexion, un thème cher à Amin, ne signifie pas autarcie/repli sur soi mais une inversion des relations globales : c’est au système mondial de s’adapter aux besoins et priorités des pays en développement et non le contraire.

Samir Amin peut aussi être considéré comme le père intellectuel des mouvements contre le franc CFA. Il est l’un des tout premiers intellectuels africains à avoir posé le débat économique sur le franc CFA à travers ses publications académiques et ses activités militantes. A la fin des années 60 et au début des années 1970, il a notamment œuvré aux côtés du président nigérien Hamani Diori pour une sortie collective des pays de l’UMOA du franc CFA et pour une coopération monétaire poussée entre les pays de la CEDEAO. Son plan de sortie, qui n’a pas pris une ride pour ce qui est de sa pertinence, a été accepté par tous les pays de l’UMOA, à l’exception du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de la France bien entendu. C’est une histoire peu connue que je raconte dans un texte qui sera publié prochainement en Europe dans un livre collectif qui lui rend hommage.

Vous dressez des pistes de sorties du CFA par voie collégiale ou unitaire. Les infrastructures politiques actuelles des Etats – pour certains faillis – peuvent-elles supporter une aventure solitaire ? Dans quelle mesure l’état de la Guinée pourrait être une dissuasion ou un encouragement ?

Pour justifier le statu quo, les partisans de la servitude monétaire agitent souvent les cas de la Guinée de Sekou Touré et du Mali de Modibo Keita. La Guinée de Sekou Touré a été victime d’un sabotage politique et économique des services secrets français qui ont inondé le pays de faux billets de banque en guise de représailles à la suite de son retrait de la zone franc. Cette opération de sabotage a été conduite depuis Paris, Dakar, Rufisque et Abidjan. Les autorités sénégalaises et ivoiriennes ont donc été complices. S’agissant du Mali, un pays enclavé, ses voisins de l’UMOA ont mis en place des barrières protectionnistes pour sanctionner Modibo Keita d’avoir fait le choix de l’indépendance monétaire. Comment le Mali aurait-il pu réussir dans cet environnement d’isolement et de répression ?

La Guinée et le Mali ne montrent donc pas que les Africains sont incapables de bien gérer une monnaie nationale mais plutôt que le Sénégal et la Côte d’Ivoire se sont toujours alliés à la France et ont œuvré avec acharnement à tuer dans l’œuf toute velléité d’indépendance monétaire dans l’ancienne AOF.

Mais pourquoi donner les cas de la Guinée et du Mali ? Pourquoi ne pas citer les cas du Vietnam, du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, d’anciens territoires de la zone franc, qui ont fait le choix de battre monnaie avec l’obtention de leur indépendance ? Pourquoi  ne pas citer le cas du Rwanda, qui représente selon beaucoup de panafricanistes l’image d’une Afrique qui s’assume ?

Dans le monde d’aujourd’hui, à part les pays qui utilisent le franc CFA, ceux de la zone euro et les pays membres de l’Union monétaire des Caraïbes Orientales, tous les autres pays du monde ont pratiquement leur monnaie nationale. La norme est donc un Etat, une monnaie. L’exception ce sont les monnaies uniques, lesquelles sont des créatures coloniales par excellence. Elles ont connu leur apogée dans la période coloniale. Pourquoi cet entêtement pour les monnaies uniques ? A-t-on déjà vu un pays formellement souverain sortir du sous-développement dans le cadre d’une monnaie unique ? La réponse est non. Pourquoi penser que les pays d’Afrique noire francophone seraient incapables de battre monnaie comme la plupart de leurs homologues du continent ? Si la Gambie et l’île Maurice en sont capables, pourquoi le Sénégal et la Côte d’Ivoire ne le pourraient pas ?

Il est triste de constater que la propagande coloniale française continue de faire des dégâts chez les intellectuels francophones de toutes tendances, qu’ils soient progressistes ou pas. Pourquoi ? Parce qu’on a réussi à leur inculquer l’idée que les Africains francophones sont incapables d’avoir une monnaie nationale bien gérée. Du coup, la plupart de ceux qui veulent se débarrasser du franc CFA excluent d’emblée toute idée de monnaie nationale. Donc, pour eux, il faut nécessairement une monnaie unique. Le problème est qu’une monnaie unique ne peut marcher sans le préalable du fédéralisme politique. Etant donné que les pays africains francophones ne se font pas confiance entre eux et que leur « solidarité » n’existe que quand elle est organisée par l’ancienne métropole, cela implique qu’ils vont toujours rester dans un entredeux colonial : ni monnaie nationale ni monnaie unique fédérale souveraine.

Dans notre livre, nous montrons que l’ECO est une grossière copie de l’Euro, une expérience monétaire peu concluante et à ne jamais imiter. Nous proposons, à la suite d’économistes africains de premier plan comme Samir Amin, Mamadou Diarra et Joseph Tchundjang Pouemi, un système de « monnaies nationales solidaires », c’est-à-dire un système qui permet d’obtenir les avantages attendus d’une monnaie unique tout en minimisant ses inconvénients notoires.

Concrètement, chaque pays de la zone franc devrait avoir sa propre monnaie nationale, gérée par sa banque centrale. La solidarité entre ces monnaies nationales pourrait être organisée à trois niveaux. Premièrement, elles seraient liées par une unité de compte commune qui servirait à régler les échanges entre eux. Deuxièmement, les réserves de change seraient en partie gérées de manière solidaire dans l’optique que les monnaies se soutiennent mutuellement. Enfin, des politiques communes pourraient être mises en œuvre pour obtenir l’autosuffisance alimentaire et énergétique, et donc limiter les importations dans ces deux secteurs. A la différence du projet ECO, ce système a l’avantage de permettre une solidarité entre pays africains et une flexibilité macroéconomique au niveau national.

Dans le cas particulier du Sénégal, les découvertes de pétrole et de gaz changent la donne. D’une part, les recettes attendues permettent à notre pays de se doter d’une monnaie nationale. D’autre part, il faut bien se rendre compte que le triptyque pétrole + libéralisation commerciale + franc CFA est un cocktail mortifère. Si le Sénégal ambitionne de se développer et de profiter utilement de son pétrole et de son gaz, il devra sortir du carcan du franc CFA et ne pas céder aux sirènes de la libéralisation commerciale tous azimuts.

Le débat sur le CFA est vieux et historique. Au-delà du symbole, il y a de nombreuses implications techniques. Comme vous, Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Demba Moussa Dembélé, Bruno Tinel, dans l’ouvrage Sortir l’Afrique de la servitude monétaire : A qui profite le franc CFA ? ont pressé les états de la zone CFA de sortir d’une servitude volontaire. Au niveau des opinions publiques, cette sortie est plébiscitée. Seules les institutions en charge, constituées elles aussi d’économistes, semblent sourdes à vos critiques et propositions. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce purement et simplement, un déficit de conscience, ou un confort de la part des dirigeants ?

Ce livre publié en 2016 a contribué de manière décisive à relancer le débat sur le franc CFA. J’ai eu le privilège d’y contribuer. C’est le fruit d’une belle collaboration entre des chercheurs africains et des chercheurs européens. Donc, un beau symbole de l’internationalisme des peuples – de la solidarité entre les peuples – que nous ne devons continuer d’encourager.

A mon avis, ceux qui défendent le franc CFA peuvent être motivés par (i) des intérêts personnels (dans le cas de ceux qui occupent des postes de pouvoir ou qui ont des relations avec des acteurs du système CFA) ou par (ii) l’adhésion à la vision économique orthodoxe de la monnaie (qui suppose que la monnaie a un impact économique neutre). Parfois, il peut s’agir (iii) d’une ignorance pure et simple. C’est le cas de ceux qui pensent que le franc CFA n’est pas un problème majeur et qu’il serait même un moindre mal étant donné la « mauvaise gouvernance » des dirigeants africains. Un piètre raisonnement car il n’y a pas de cas de « mauvaise gouvernance » plus avéré que le franc CFA. Parfois, nous avons affaire à de l’aliénation culturelle (iv). C’est par exemple le cas des intellectuels qui reprennent l’argument colonialiste à leur compte en soutenant que les pays africains ne sont pas capables de gérer une monnaie nationale.

Lionel Zinsou, candidat malheureux à l’élection présidentielle du Bénin et actuellement à la tête de la fondation Terra Nova – un laboratoire des idées progressistes – pointe pour sa part que le manque de compétitivité que l’on impute au CFA serait plutôt le fait des défectuosités des systèmes de formation. Il minimise ainsi la responsabilité du CFA. Que pensez-vous de sa vision ?

Lionel Zinsou est un loyal serviteur des intérêts français. Il est dans son rôle de « gardien du temple », celui de justifier le statu quo.  

A regarder la nature du débat sur le CFA, on a l’impression qu’il est captif de la seule question du « symbole », du lien avec l’ancienne puissance coloniale. En quoi est-ce une urgence est à votre avis, d’avoir une monnaie souveraine dans la configuration des économies africaines actuelles ?

Le symbole est important. Il est choquant et inacceptable que six décennies après les indépendances formelles une monnaie coloniale circule encore dans quatorze pays africains et aux Comores. A chaque fois que je sors du monde francophone et que j’ai l’occasion de parler du franc CFA, les gens – des économistes universitaires – sont généralement outrés. Ils me disent : où sont vos intellectuels, vos économistes, vos chefs d’entreprise ? Que font vos leaders politiques ? Qu’attendent-ils pour vous débarrasser de cette monnaie coloniale ? Ma réponse sobre est à chaque fois : nos leaders et économistes pensent que cette monnaie nous assure une « stabilité économique ». Pas besoin de vous dire à quel point le monde francophone est « spécial » sur le plan intellectuel…

Les militants panafricanistes ont donc raison de dénoncer l’illégitimité politique du franc CFA. Il faut les féliciter et les encourager. Ils ont eu le mérite d’avoir porté la question du franc CFA au niveau du débat public quotidien. Il est d’ailleurs révélateur que les « activistes » les plus engagés sont souvent mieux informés que les « experts de la monnaie » qui s’échinent à les démobiliser par des critiques généralement hors sujet.

L’abolition du franc CFA est une condition nécessaire mais non suffisante pour voir l’émergence de monnaies souveraines dans les anciennes colonies françaises. Avoir sa propre monnaie nationale et sa propre banque centrale est une condition de l’indépendance nationale. C’est la souveraineté monétaire sous son aspect formel. Mais elle ne suffit pas. Il faut compléter ce préalable par des politiques de mobilisation des ressources domestiques. Ce qui suppose un gouvernement qui contrôle le système bancaire et financier – et donc l’allocation du crédit domestique – et qui a une réelle souveraineté sur ses ressources économiques.

Une monnaie souveraine est une monnaie qui garantit l’indépendance financière du gouvernement. Les rares pays à disposer d’une monnaie souveraine sont les Etats-Unis, le Japon, la Chine, le Royaume-Uni, le Canada, la Suisse, l’Australie, etc. Leurs gouvernements ne s’endettent jamais en monnaie étrangère. Et comme ils ne peuvent jamais être insolvables dans leur propre monnaie, ils peuvent en principe financer, avec les termes qu’ils ont eux-mêmes déterminés, tous les projets utiles à la bonne santé de leurs économies. Il ne peut jamais manquer d’argent (c’est à dire des entrées électroniques sur les bilans de banque) pour la réalisation de projets d’intérêt public pour un pays qui a une monnaie souveraine. La contrainte principale qui se pose pour un pays ayant une monnaie souveraine est celle des ressources réelles : y a-t-il les terres, la main-d’œuvre, les ressources minérales, etc. ? En d’autres termes, la question du financement n’est jamais un problème pour un pays qui a une monnaie souveraine.

En Afrique, des monnaies souveraines nous dispenseraient de brader nos abondantes ressources physiques et humaines pour attirer des « financements extérieurs ». Au lieu de chercher des « financements extérieurs », nous devrions plutôt lutter pour conquérir cette souveraineté monétaire qui nous permettra de financer avec des fonds africains tous les projets désirables pour le continent et de créer des millions d’emplois décents.

Malheureusement, le débat sur le franc CFA n’est pas encore arrivé à ce niveau parce que les gardiens du temple ne savent pas ce qu’est une monnaie souveraine et ce qu’elle permet. Ils ont une compréhension erronée du rôle de la monnaie et de sa nature dans une économie moderne. Ils vont vous réciter les mythes suivants : la monnaie est née des inconvénients du troc ; la monnaie est une marchandise ; la monnaie a un impact neutre sur l’activité économique ; l’offre de fonds prêtables auxquels les agents économiques peuvent accéder est toujours limitée par définition ; les banques jouent le rôle d’intermédiaire entre les épargnants et les investisseurs ; l’épargne finance l’investissement ; les pays pauvres manquent de financements internes parce qu’ils sont pauvres et n’ont pas assez d’épargne ; etc.

Dès que vous leur parlez de souveraineté monétaire, ils vont tout de suite vous citer l’hyperinflation au Zimbabwe comme si cet exemple était représentatif.

Une chose cependant est claire pour le continent africain : sans des progrès en termes de souveraineté monétaire, l’indépendance politique et le développement économique demeureront illusoires.

Le CFA semble occulter tous les autres segments et sujets constitutifs du débat sur l’économie, quand on regarde les sujets de prédilection des économistes de la zone Franc. Un collectif dont vous êtes proche du leader, Guy Marius Sagna, « France Dégage », appelle à la rupture avec la France. Partagez-vous son avis ?

Guy Marius est un ami, frère et camarade de lutte. Il personnifie cette nouvelle génération d’Africains sans complexe aucun qui se bat pour que le continent dispose d’une souveraineté pleine et entière.

France Dégage ! est un slogan qui a une origine précise et un sens non-équivoque. Guy Marius et ses camarades l’ont employé au départ pour dire que la France doit sortir du système CFA. Moi-même j’avais parlé, bien avant eux, de Frexit. C’est donc une revendication spécifique liée au système CFA et non pas un appel à couper toutes les relations avec la France.  Par la suite, ce slogan a été mobilisé dans le combat contre l’implantation des grandes surfaces françaises au Sénégal et contre la présence militaire française en Afrique, au Sahel notamment.

Pour ma part, je pense que le continent africain ne peut se dire libre tant que le système CFA reste en place et que les bases militaires étrangères continuent d’y pulluler.

L’influence étrangère en Afrique n’est pas ou plus que le fait de la France. A travers les fondations, les ONG, une diplomatie d’influence accompagne beaucoup de mouvements civils et jeunes. Est-ce une « arme invisible » de conquête à votre avis ?

Pendant longtemps l’injonction a été faite aux tenants du capitalisme, de l’adapter aux logiques et aux spécificités des économies africaines. Avec l’arrivée de Orange et de Free au Sénégal, qui s’inscrivent dans les logiques propres de l’économie sénégalaise, comme par exemple dans son réseau informel de détaillants, jusqu’à l’investissement dans la langue pour mieux toucher les populations, comment jugez-vous ces mues du capitalisme en vue de conquérir les marchés locaux ? Est-ce à encourager ou à combattre, et comment ?

Qu’est-ce que la monnaie change concrètement pour un commerçant dans le secteur informel ?

Les économies modernes sont des « économies monétaires de production ». Cela veut dire que la production ne peut pas démarrer (et ne peut pas croître durablement) si l’entrepreneur n’a pas accès au crédit bancaire. Cela veut aussi dire que le producteur vend des biens et services pour obtenir de l’argent, de la monnaie. Les personnes qui évoluent dans les segments les plus vulnérables du secteur informel sont souvent celles qui n’ont pas accès à un crédit bancaire abordable. D’une certaine manière, l’ampleur du secteur informel dans nos pays est elle-même un indice que le système monétaire et financier ne fonctionne pas en faveur des populations.

Bien qu’on inclue souvent les gros commerçants actifs dans l’import-export dans le « secteur informel » cela ne me semble pas justifié.

Sinon, de manière générale, le franc CFA monnaie forte arrange les importateurs et pénalise les exportateurs, qu’ils soient de l’informel ou pas.

Vous êtes économiste et vos références sont souvent les mêmes que les économistes formés dans les écoles occidentales. Est-ce que vous partez, consciemment ou inconsciemment, avec la matrice d’une épistémologie économique qui lit le fait africain avec des lunettes autres ?

Comment expliquez-vous que les économistes africains semblent peu audibles dans la proposition de solutions concrètes pour accompagner l’économie du continent ?

L’un des problèmes de nos pays, c’est souvent l’incapacité de lever des fonds par des leviers endogènes, fiscalité faible : ce qui les rend captifs des flux extérieurs. IDE, APD, transferts de fonds ! Comment envisager une politique publique nourrie par une ingénierie nationale de la collecte ? quelles politiques fiscales pourraient être testées ?

La critique du libéralisme est très ancienne, la revue du Mauss entre autres – on peut citer Bourdieu et bien d’autres auteurs – s’attèle à déconstruire la figure de l’homo economicus. Dans le champ africain récemment, dans Afrotopia notamment, Felwine Sarr critique l’injonction à la croissance, et Kako Nubukpo dans L’urgence africaine reprend la même idée en affirmant que l’Afrique est le laboratoire du néolibéralisme. Comment expliquez-vous alors que les pays africains qui semblent s’en sortir actuellement (le Rwanda par exemple) s’inscrivent dans les standards du capitalisme et du libéralisme ?

Le Rwanda semble être pour beaucoup de nos compatriotes le symbole d’une Afrique audacieuse qui avance. Le Rwanda est encore un pays très pauvre, bien loin encore d’un pays classé parmi les pays les moins avancés (PMA) comme le Sénégal. Certes, des progrès économiques y ont été réalisés. Mais ceux-ci n’ont pas l’impact que les gens imaginent. En tout cas, le Rwanda, pays enclavé, a fait le choix d’être une terre d’hospitalité pour les multinationales qui veulent élargir leurs activités en Afrique ou profiter d’une main-d’œuvre bon marché. Que des automobiles puissent être montées au Rwanda, tant mieux ! Il est clair cependant que ces véhicules ne sont pas destinés au rwandais moyen. C’est  là que gît le problème. Quand le développement industriel ne se traduit pas par un élargissement des marchés intérieurs, donc des revenus des travailleurs, on reste encore dans une situation de sous-développement.

Je pense que le développement du continent est impossible dans le cadre du capitalisme qui, comme cela est de plus en plus apparent, est devenu une menace pour la survie de l’Humanité. La logique de l’accumulation pour l’accumulation conduit au gaspillage des ressources humaines et économiques, à la dévastation écologique, à des inégalités croissantes de revenus et de patrimoine, à la polarisation sociale et aux tensions entre les pays/les peuples/les nations.

En marge de la contrainte écologique, la croissance démographique importante attendue sur le continent au cours de ce siècle ainsi que les innovations technologiques, lesquelles tendent à réduire le besoin en main d’œuvre, doivent nous conduire à envisager un modèle de développement différent celui de l’Occident et des pays de l’Asie du Sud-Est. La croyance que la croissance économique peut créer des emplois décents pour tout le monde doit être sérieusement mise en question tout comme le principe sur laquelle elle se fonde : « tu ne travailles pas tu ne manges pas ».

Ma conviction est que toute politique de développement doit être guidée par le souci de faire tendre vers la gratuité tous les biens et services indispensables à une vie digne. Je ne dis pas que tout doit être gratuit. Je dis plutôt que la gratuité doit être l’horizon. Pour ceux qui ont un pouvoir d’achat, les biens et services indispensables doivent être accessibles. Pour ceux qui n’en ont pas ou pas suffisamment, parce qu’ils n’ont pas de travail ou sont handicapés ou sont âgés, etc. ils doivent être accessibles sur une base de gratuité.

Et, bien entendu, dans une société civilisée, le temps passé à travailler pour juste payer des factures doit être réduit dans la mesure du possible afin que le temps libéré puisse être consacré à des activités plus valorisantes individuellement et plus intégratrices socialement.

Entretien avec Moriba Magassouba

Entretien avec Moriba Magassouba, réalisé en Novembre 2019

NOTE PRÉLIMINAIRE: UN ENTRETIEN TÉLÉPHONIQUE A ÉGALEMENT EU LIEU. D’AUTRES QUESTIONS ONT PU ÊTRE POSÉES QUI N’ONT PAS NÉCESSAIREMENT OBTENU DE RÉPONSES. CE QUI SUIT EST LE COEUR DE L’ENTRETIEN ÉCRIT AVEC MORIBA MAGASSOUBA.

Pour ceux qui se sont intéressés à la chronologie de la montée du puritanisme au Sénégal, votre livre L’islam au Sénégal : demain les mollahs ?est une références essentielle. Qu’est-ce qui a motivé la rédaction de ce livre ? Dans les recensions qui sont disponibles, surtout dans les portails de sciences sociales, le livre est bien reçu, même si pour certain son titre est sensationnaliste. Quels sont les éléments factuels et contextuels que vous avez observés et qui ont présidé à l’écriture du livre ? Pourriez-vous nous décrire l’environnement de ce Sénégal dans les années 80 ?

R. C’est d’abord l’influence grandissante de l’islam confrérique dans ses échanges avec le pouvoir en place, s’accentuant avec l’arrestation de Mamadou Dia qui avait jusque-là réussi à tenir à distance les marabouts, et l’avènement de Senghor qui a pratiquement formalisé un système d’échanges entre le temporel et le spirituel qui remonte en fait à la période coloniale. Mais il y a aussi l’arrivée, à pas feutrés, sur ce « marché » porteur de jeunes arabisants formés en Arabie saoudite, en Egypte, au Soudan ou dans les pays du Golfe, et dépeints comme des fondamentalistes ou « intégristes » parce qu’opposés à l’islam soufi confrérique. Ce mouvement a pris de l’ampleur à partir de 1979 avec l’avènement de la République islamique d’Iran. C’est précisément à cette époque qu’est apparu le jeune marabout de la famille niassène de Kaolack Ahmed Khalifa Niasse qui a voulu créer un parti islamique, vite interdit par Senghor, et qui m’a accordé une interview pour le bimensuel  panafricain Demain l’Afrique dont j’étais le correspondant à Dakar. Le magazine fut interdit de vente au Sénégal pendant près de trois mois. Ahmed Khalifa Niasse, qui s’était réfugié en Gambie et à qui j’ai donné le sobriquet de l’ « Ayatollah de Kaolack », avait réagi en diffusant des cassettes audio appelant au soulèvement populaire contre le régime de Senghor. De Banjul il se rendit à Paris où je devais le retrouver puisque ayant été appelé au desk central suite à l’interdiction du journal. C’est de nos multiples rencontres dans la capitale française que m’est venue l’idée de reprendre mon mémoire de DEA d’histoire intitulé : « L’islam au Sénégal : les relations entre le pouvoir et les marabouts », soutenu à la Sorbonne, en 1984, avec la mention Très bien pour lui donner le titre plus racoleur de « L’islam au Sénégal, demain les mollahs ? ».

Comment votre livre a-t-il été reçu dans la presse et dans les débats intellectuels ?

R. Il a été accueilli avec un certain scepticisme par la presse mais aussi par la grande majorité des intellectuels à la notable exception du professeur Iba Der Thiam, à l’époque ministre de l’Education nationale, si mes souvenirs sont exacts, qui a publiquement déclaré qu’il allait organiser un débat sur l’ouvrage. J’étais évidemment prêt à y participer mais le débat n’eut jamais lieu. Je crois aussi qu’il y a eu quelques velléités de réaction au niveau du Club Nation et Développement présidé à l’époque par Djibo Leyti Ka, mais sans plus. Il y a eu des réactions tardives mais intéressantes comme celle de Madiambal Diagne, le patron de « Le Quotidien », qui a consacré un de ses « Lundis » (éditorial) à mon livre dans lequel il reconnaissait qu’après avoir été quelque peu sceptique à la lecture il lui semblait aujourd’hui qu’il a été…prémonitoire au constat de la montée de l’intolérance religieuse voire d’une sorte de fanatisme soft !!!

Vous vous en prenez notamment dans le livre à l’émergence de groupes islamiques plutôt à gauche qui réclament un état musulman. Faites-vous toujours référence à l’élite confrérique à ce sujet ? Vous vous en preniez aussi à ceux qui attaquent la laïcité, la franc-maçonnerie, dans la critique anti-occidentale habituelle. 30 ans après, le phénomène semble s’être intensifié, comment expliquez vous cela ?

R. Les groupes islamiques en question n’étaient pas vraiment de gauche mais c’étaient plutôt des islamo-conservateurs qui réclamaient effectivement la création d’un Etat islamique. D’où leurs violentes diatribes contre la  laïcité, la franc-maçonnerie, les homosexuels, le franc CFA, l’interdiction du port du voile… Bref tout ce qui, à leurs yeux, symbolisait cet Occident abhorré, rendu coupable de tous les maux du monde musulman et africain. Effectivement, ce mouvement s’est élargi aujourd’hui à une grande frange de la jeunesse sénégalaise qui se reconnait dans ce discours anti occidental voire anti français très musclé. Il est indéniable que le mouvement a pris de l’ampleur depuis quatre ans avec l’irruption  sur la scène politique du phénomène Ousmane Sonko qui prône la rupture radicale avec le système en place depuis l’indépendance qui pour eux est le symbole achevé de l’inféodation du Sénégal à l’Occident. 

Pourriez-vous nous raconter des anecdotes sur l’écriture du livre, son environnement, les conseils de vos proches ? Avez-vous eu peur ?

R. J’ai eu à raconter à des proches que j’ai écrit une bonne partie du livre dans un…chais, dans le bordelais, précisément dans le petit village de Montagoudin, à La Réole ! J’y ai passé trois bons mois entre…le rouge, le blanc et le rosé !!!  Quand je suis passé à l’émission Télé matin j’ai eu un téléspectateur privilégié en la personne du président Abdou Diouf alors en visite de travail en France, ainsi que me l’a rapporté mon estimé confrère Amadou Gaye qui faisait partie de la délégation. Il faut dire que quelques années plus tard j’ai eu à m’entretenir de la question avec M. Diouf lors d’une audience impromptue au Palais. Sans qu’il me l’ait dit ouvertement j’ai eu la nette impression qu’il adhérait quelque peu à la thèse que je développais dans l’ouvrage. Mais cela n’engage que moi. Quand à avoir eu peur, non! Jamais je n’ai fait l’objet de menaces de la part de qui que ce soit. Il reste que dans ma famille maternelle qui est mouride l’accueil a été plutôt frais ! Pour ne pas dire plus ! 

On dit souvent que cette période était celle d’un bouillonnement des idées, que les échanges intellectuels étaient plus intenses et plus pluriels, est-ce si vrai ? Auriez-vous des exemples en tête ?

R.Incontestablement, avec le Club Nation et Développement qui organisait régulièrement des débats à la Chambre de commerce de Dakar nous avons connu une période d’une incroyable densité intellectuelle. Par la force des choses, notre capitale était devenu le point de convergence obligé et régulier des têtes pensantes du monde francophone en général et africain en particulier. Feu le professeur Doudou Sine, le sociologue Pathé Diagne, le cinéaste Ousmane Sembène, Babacar Ba alors puissant ministre de l’Economie et des Finances, Alioune Sène « Mendez » le ministre de a Culture, le journaliste Philippe Decraene, Hervé Bourges, Fara Ndiaye, alors numéro 2 et député du PDS, le sociologue Pathé Diagne ou le philosophe Pathé Sémou Guèye étaient les principaux animateurs de cette espèce de brain-trust qui appartient, hélas, à une époque révolue.

La cohabitation religieuse sénégalaise est souvent présentée comme un modèle, un grand acquis du soufisme. Dans votre livre, vous prenez la précaution de le mentionner. Dans quelle mesure dans ce cas, pouvait-on, dans cette période, parler de montée des périls ? Etaient-ils le fait uniquement de forces exogènes ? Pourriez-vous détailler ?

R.Je crois avoir déjà répondu à cette question en abordant l’intrusion des arabisants, notamment les moustarchidins et les wahabias pour ne citer que ceux-là, sur la scène politique, sociale et religieuse avec la construction de mosquées, d’écoles et la fourniture d’aides sociales aux plus défavorisés. Parce qu’ils étaient porteurs d’idées remettant en cause certaines pratiques confrériques qu’ils jugeaient hérétiques, ces intellectuels arabisant constituaient manifestement une certaine gêne pour l’islam confrérique dont ils contestaient jusqu’au mode de désignation des khalifes qui, assurent-ils, est contraire à l’islam des origines où la succession du chef se faisait non pas par la filiation, le sang, mais par la piété, la connaissance des fondamentaux de l’islam, en fait le savoir, et la bonne moralité. Les dignitaires des confréries ont tout de suite perçu le danger qui, comme à Touba, ont même procédé à la fermeture de mosquées tenues par ceux qu’ils qualifiaient d’intégristes. Le pouvoir de son côté a procédé régulièrement à l’expulsion de certains prédicateurs arabes et a mis sous surveillance le mode de financement de certaines ONG islamiques qui officiaient en banlieue et les quartiers populaires et même à l’intérieur du pays.

On assiste sur plusieurs fronts sociétaux à une vraie montée de l’intolérance fondée sur les prescriptions religieuses. Ecririez-vous le même livre aujourd’hui ? Si oui, quels sont les signes qui vous alarment ?

R. Absolument ! J’aurais écrit exactement le même ouvrage en pointant précisément la montée de l’intolérance  sur la base de faux préceptes religieux, comme cela a été récemment le cas avec l’affaire de l’interdiction du voile au collège Sainte Jeanne d’Arc qui a défrayé la chronique ou celle de la pharmacie Guignon qui a suscité une véritable levée de boucliers sans la moindre raison. Les pouvoirs publics n’ont pas eu, à mon sens, la réaction appropriée contre les dérives langagières suscitées par ce climat d’intolérance qui a même frisé, par moments, la haine religieuse !

On a vu que des sociétés où le soufisme était implanté (Nigéria, Mali) ont quand même été touchées par la question du fanatisme violent. Le soufisme est-il donc toujours un rempart contre le djihadisme comme il est souvent avancé ?

R Je crains fort que non ! Aujourd’hui dans les pays que vous évoquez il y a bel et bien, à côté d’un islam chiite pur et dur, un soufisme…militant sinon fondamentaliste, bref politique dans la mesure où ce courant combat un système qu’il qualifie de corrompu et non-musulman dans lequel il met les dignitaires de l’islam soufi qui tirent profit de leur collaboration avec le pouvoir politique rendu responsable de la paupérisations des masses au sein desquelles il trouve de plus en plus une oreille attentive.

Comment appréciez-vous le fanatisme au Sénégal actuellement ? Est-il opportun de parler de « fanatisme mou » ?

R. Effectivement, on assiste depuis quelque temps au développement d’un fanatisme soft à travers le pays, mais surtout dans les réseaux sociaux où tout est devenu prétexte aux attaques verbales haineuses et violentes et à l’intolérance religieuse sinon aux pires injures. Des Tartuffe de moralité s’érigent en procureurs sur les plateaux de télévision allant jusqu’à justifier le…viol sur des jeunes filles à la tenue jugée peu décente ! Le fait de critiquer un ministre du culte est perçu comme un délit et peut vous valoir une peine de prison. Une chanteuse, Déesse Major pour ne pas la nommer, a été retenue pendant tout un week-end au commissariat pour une simple vidéo publiée sur Youtube. On pourrait multiplier à l’envi des exemples de ce genre qui renseignent à souhait sur les dérives de plus en plus fréquentes dont se rendent coupables de soi-disant bons-pensants sous le couvert de la morale et de la religion. A cela s’ajoute l’extrême frilosité du pouvoir politique qui, soucieux de ne pas déplaire aux chefs religieux et à leurs ouailles, actionne souvent la justice pour des cas qui relèvent le plus souvent de la liberté d’expression. Et cela est extrêmement préoccupant !

Quelle place doit occuper la question religieuse dans les  sociétés africaines avec la montée des fondamentalismes chrétiens et musulmans ? Que pensez-vous des foyers djihadistes au Burkina et de la persistance du phénomène Boko Haram ?

R.Il est indéniable que la religiosité est consubstantielle à l’existence même des sociétés africaines qui font partie des peuples les plus croyants de l’univers. Et cela, entendu, avant l’avènement de l’islam et du christianisme. La montée des fondamentalismes  chrétien et musulman est une forme de perversion de ces deux religions du Livre. Ce n’est pas en fait un problème nouveau car le christianisme et l’islam ont connu, à des périodes déterminées de leur histoire, des schismes plus ou moins profonds. Quand aux foyers djihadistes ils persisteront aussi longtemps que les autorités des pays qui les subissent n’auront pas trouvé la réponse appropriée à ce mouvement pour qui l’extrême pauvreté qui frappe les populations constitue le terreau fertile à sa propagation. 

Que pensez-vous des échanges intellectuels dans le continent actuellement. Vous qui vivez sur le continent, pensez-vous qu’il y a un décalage entre l’agenda de la diaspora et les urgences locales ?

R. Dakar vient de vivre les « Ateliers de la pensée », manifestation qui a vu la participation d’intellectuels de renom comme nos compatriotes Souleymane Bachir Diagne et Felwine Sarr, Achille Mbembé et d’autres sur des thèmes et des questionnements qui nous interpellent tous en ce sens qu’ils devraient, à mon humble avis, tourner autour du combat que nous devons accentuer contre l’inféodation aux puissances extérieures quelles qu’elles soient en traçant la voie d’un développement auto-centré. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres.

Quelle a été votre formation intellectuelle ? Qui ont été vos modèles ?

R.Après mes études de journalisme à Dakar, Montréal, à l’Université de Kansas City et à l’Institut français de presse (IFP) et après avoir fait mes premières armes dans la presse à Dakar et à Paris je me suis inscrit en sociologie à l’Université Lille 2 de Villeneuve d’Ascq où j’ai obtenu un DEA en 1982. Ensuite je suis monté à Paris pour suivre des cours d’histoire à la Sorbonne, Paris 1, sanctionnés également par un DEA avec la mention très bien en 1984.

Feu Doudou Sine, mon prof de philo en terminale à Van Vo, l’un des plus brillants intellectuels africains de sa génération, a été mon maître à penser. Ce marxiste libéral, comme il se définissait lui-même, a joué un rôle prépondérant dans ma formation intellectuelle. C’est lui qui, en orientant mes lectures, m’a fait découvrir des auteurs, penseurs ou hommes de lettres comme Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Camus, Frantz Fanon, Malraux, Gide, entre autres, qui m’ont beaucoup inspiré. J’ai également longtemps côtoyé le sociologue Pathé Diagne, un intellectuel de renom et oncle de Souleymane Bachir Diagne, une véritable encyclopédie vivante, qui m’a beaucoup marqué

Vous vivez entre le Sénégal et la Côte d’ivoire, pouvez-vous nous éclairer sur cette trajectoire ? Quels ont été vos engagements professionnels au long de votre carrière ?

R. Je suis arrivé en Côte d’Ivoire en 1990 comme correspondant régional de Jeune Afrique, précisément à l’époque ou Alassane Ouatttara venait d’être nommé Premier ministre. Et j’y réside depuis car c’est ma patrie d’adoption et je m’y plais énormément. Après JA je me suis lancé dans la « consultance » en travaillant notamment pour la BAD, Hunger project, l’USAID et le PNUD. Mais le virus de la presse a repris le dessus et je me suis engagé avec l’Agence panafricaine de presse (PANAPRESS) qui m’a confié son bureau régional à Abidjan. Ce fut une expérience professionnelle riche et exaltante qui m’a conduit à couvrir les guerres en Sierra Leone, au Libéria, en Guinée (attaques de mercenaires) et la rébellion en Côte d’Ivoire. Mais  mon cœur est bien sûr resté à Dakar où je me rends régulièrement puisque j’y ai de la famille et beaucoup d’amis. Je dois ajouter qu’après avoir fait mes débuts au quotidien national Le Soleil dont j’ai été viré au bout d’un an (en 1975) par le président Senghor, je n’ai pas eu le temps de chômer car j’ai été immédiatement engagé par Joël Décupper le patron d’Africa international qui, pour la petite histoire, m’avait envoyé un courrier pour me féliciter après la publication de mon article sur le scandale de la cola (article qui m’a d’ailleurs valu mon licenciement) ! Je me suis engagé avec Demain l’Afrique qui venait d’être créé à Paris comme correspondant à Dakar. Mais à la suite de mon article sur Ahmed Khalifa Niasse, l’ « ayatollah de Kaolack »  le journal a été interdit de vente au Sénégal. La direction de la rédaction m’a donc fait monter à Paris comme grand reporter. Un poste passionnant qui m’a permis de voyager énormément à travers le continent, en Europe et même au Moyen-Orient. Après la disparition brutale de Demain l’Afrique à cause de graves fautes de gestion, en 1981, j’ai  repris le chemin de la Fac avant de revenir au journalisme comme correspondant en France d’Africa international. Mais en 1987 Joël  Décupper me propose de rentrer au Sénégal comme rédacteur chef chargé du desk politique et économique à côté de feu Noël Ebony qui s’ occupait lui du desk culture et société. Mais suite à de nombreuses mésententes avec Décupper je me suis vu contraint de démissionner et de reprendre du service avec Jeune Afrique comme correspondant régional à Abidjan.

Vous êtes sénégalo-guinéen, est-ce que cette double nationalité vous a permis de prendre du recul pour mieux observer la société sénégalaise ?

Non ! Je suis de nationalité sénégalaise à titre exclusif même si j’ai des origines guinéennes du côté de mon défunt père qui a fait toute sa carrière dans la marine française, à l’escadre de Dakar, la ville qui m’a vu naître et où il a été enterré. Il n’empêche, j’ai des attaches en Guinée et je m’y suis rendu à de nombreuses reprises.

Croyez-vous en Dieu ? Si oui, comment conciliez-vous un exercice critique de la religion et la foi ?

R. Oui je crois en Dieu et suis même musulman pratiquant mais je pratique l’itjihad ou réflexion critique recommandée même par le saint Coran. J’ai horreur des dogmes quels qu’ils soient et je me refuse à prendre pour argent comptant tous les hadits dont la plupart ne sont que des interprétations et sont donc sujettes à caution.

Quelles sont vos passions dans la vie ?

R.Ma passion première c’est incontestablement la lecture. Cela va des thrillers aux ouvrages classiques en passant par les biographies de personnalités qui ont marqué l’histoire, notamment des souverains, des hommes politiques ou de religieux voire de célèbres criminels. Car derrière tout cela il y a ma passion pour l’homme. J’aime l’homme dans tout ce qu’il peut faire de bien ou de mal, car c’est précisément cette dualité, cette ambivalence, qui fait son humanité !

Entretien avec El Hadj Hamidou Kassé

Entretien avec El Hadj Hamidou Kassé, réalisé en Octobre 2019

NOTE PRÉLIMINAIRE: UN ENTRETIEN TÉLÉPHONIQUE A ÉGALEMENT EU LIEU. D’AUTRES QUESTIONS ONT PU ÊTRE POSÉES QUI N’ONT PAS NÉCESSAIREMENT OBTENU DE RÉPONSES. CE QUI SUIT EST LE COEUR DE L’ENTRETIEN ÉCRIT AVEC EL HADJ HAMIDOU KASSE.

L’actualité, c’est le sommet Russie-Afrique à Sotchi auquel prend part le Sénégal. Le président Macky Sall a par d’ailleurs pour apprécier la tenue de l’évènement évoqué la nécessité de diversifier les partenariats pour un bénéfice mutuel. Le sommet est néanmoins vu par beaucoup d’observateurs, avertis ou non, comme la prolongation de la relation asymétrique que l’Afrique en tant que continent (avec ses nombreux Etats) entretient avec les puissances occidentales ou orientales (en tant que pays). Quelle lecture faites-vous de ce sommet, une première ? Que répondez-vous aux sceptiques qui voient dans la mise en scène une autre infantilisation de l’Afrique ?

J’étais avec le Président Macky Sall à Sotchi. J’ai suivi le discours du Président russe et enregistré quelques réactions d’Africains. Globalement, le Sommet a ouvert des perspectives intéressantes et pour l’Afrique et pour la Russie. On oublie souvent que l’Afrique est le continent sans doute le plus riche du monde, mais aussi celui où tout est à faire, et où les capitaux pour le faire manquent énormément. C’est une réalité. C’est la raison pour laquelle la diversification des partenariats gagnant-gagnant est un impératif si l’Afrique veut achever la construction des bases de son développement, en l’occurrence les infrastructures dans leur diversité, et développer son système d’éducation et de formation qui est un aspect essentiel de progrès, sinon l’aspect par excellence. Le partenariat avec la Russie est aujourd’hui très faible, à peine un volume d’échange de  $20 milliards. Le Sommet de Sotchi peut stimuler les échanges entre Etats et entre secteurs privés. L’histoire de la Russie et ses rapports avec l’Afrique peut aider à construire une relation solidaire et égalitaire. Il ne faut pas oublier que le transcendantal colonial est absent de cette histoire. Dans la géopolitique mondiale, la Russie a besoin de l’Afrique et l’Afrique a besoin de la Russie. Même s’il n’y a pas eu d’annonce spectaculaire, j’ai espoir que les uns et les autres mettront à profit ce nouvel axe. Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une autre infantilisation de l’Afrique. C’est plutôt la peur de rencontrer l’autre qui relève de l’infantilisme au sens où Lénine parlait du « gauchisme » qu’il assimilait à « la maladie infantile du communisme ». L’essentiel, pour ma part, est la capacité politique des dirigeants africains à saisir les opportunités de partenariat et à défendre les intérêts de l’Afrique. Au Sénégal, nous avons renforcé cette stratégie de diversification de nos partenaires depuis 2012, ce qui nous a valu des résultats importants, pour ne pas dire exceptionnels. Le Sénégal n’a jamais créé autant de richesses et lancé autant de chantiers utiles pour la transformation structurelle de notre économie et la vie des populations.

La diversification des partenariats, avec la notamment Chine, et la Russie maintenant, ainsi que dans une moindre mesure avec le Maroc, suscite différentes réactions. Les plus enthousiastes font part du décrochage de l’occident classique, particulièrement de la France, au profit de ces nouveaux partenaires pour casser le relent colonial. D’autres réactions sont plus mesurées et pointent le même schéma de prédation à l’œuvre comme l’avance notamment l’anthropologue Tidiane Ndiaye dans son livre Le jaune et le noir sur la Chinafrique. Quelle est votre conviction propre ?

Ce que vous appelez le relent colonial est fatalement voué à la péremption. Cette rupture peut paraître lente. Et cette lenteur suscite, à juste raison, l’impatience coléreuse d’une bonne partie des élites africaines. Mais cette rupture suit son cours, l’Afrique tenant compte des rapports de force qu’elle est en train de changer intelligemment. A moins de déclencher des « révolutions anti-impéralistes » comme on l’envisageait dans les années 70 du siècle dernier. Or, la configuration mondiale actuelle se prête difficilement à cette stratégie et, de toutes les façons, l’histoire est « irrépétable ». Je pense, personnellement, que la rupture est progressive, graduelle et séquentielle. Je pense aussi que la pression des forces progressistes à travers le monde et la détermination politique de beaucoup de dirigeants africains vont accélérer le processus d’autant plus que tout le monde sait maintenant que le maintien de l’Afrique dans la situation actuelle est une menace pour la paix et la sécurité dans le monde, mais aussi un facteur très contraignant pour la croissance de l’économie mondiale. Vous me demandez ma conviction. Alors, je réponds : la politique comme pensée et pratique d’une stratégie de rupture est d’abord l’intelligence des rapports de force. Elle est loin du slogan, même si le slogan, comme levier de mobilisation et d’enchantement, est absolument nécessaire.

L’autre actualité marquante des dernières semaines, c’est l’inauguration de la mosquée des mourides à Dakar. Certains analystes ont parlé de pacte de Massalikul Jinaan pour évoquer l’apaisement politique qui s’en est suivi, avec la libération de Khalifa Sall notamment. Sur le plan spirituel politique et symbolique, que représente cette mosquée pour les mourides et plus globalement pour le Sénégal selon vous ?

L’inauguration de la Mosquée Massalikul Jinaan a concerné tous les Sénégalais dans leur diversité. Ce qui est un très bon signe pour le vivre-ensemble qui caractérise la société sénégalaise. J’ai lu récemment le livre entretien des sociologues Souleymane Gomis et feu Pr Boubakar Ly qui a décrit Dakar Plateau en période coloniale. Diverses nationalités, ethnies, langues, religions, appartenances politiques, professions, ont trouvé dans les rues et les carrés lébous des espaces de voisinage lisse, chaleureux et paisible. J’ai trouvé le même climat à Massalikul Jinaan. Moi qui suis à la quête de l’universel, une telle célébration de la traversée des différences est plutôt une merveille. Puisse cet esprit continuer à illuminer les cœurs et confirmer que les Sénégalais sont rétifs à tous les extrémismes exclusivistes. Cette mosquée est donc, pour moi, une expression du vivre-ensemble, une illustration de l’en-commun qui est la vocation de toute société désireuse du bien-être pour tous. Et la formidable capacité de levée de fonds de la communauté mouride pour bâtir ce joyau qu’est Massalikul Jinaan est une fierté pour tous les Sénégalais.

La critique contre la France se fait de plus en plus vive. Portée par des intellectuels, des activistes, elle coïncide curieusement avec la période, après la décolonisation, où la présence française est la forte dans les champs stratégiques de l’économie. La France est-elle alors un allié fort, ou le symbole de notre soumission ? Comment voyez-vous cette relation ?

Je vous disais que la politique est l’intelligence des rapports de force. Lénine parlerait « d’analyse concrète de la situation concrète ». Des réformes vont être introduites dans le domaine monétaire, notamment dans ce lien très singulier qu’est le FCFA. Le décrochage est inévitable, mais encore une fois il ne sera pas sous la forme d’une rupture révolutionnaire telle que nous l’envisagions alors dans les années 70 du siècle dernier. Le décrochage a bien commencé avec la diversification des partenariats, l’émergence de nouvelles élites et de forces progressistes de part et d’autre. Je pense également que le décrochage ne signifie nullement la rupture avec la France. La France est un allié comme les Etats Unis, la Chine, la Turquie, l’Inde ou encore la Russie. Le décrochage renvoie juste à des rapports plus équilibrés. Je sais que c’est un souci que les Présidents Macky Sall et Emmanuel Macron partagent. Je respecte ceux qui critiquent la France. Mais je suis très attentif, à mon niveau d’information, à ce qui se fait au quotidien pour un partenariat gagnant-gagnant.

Le mélange des genres, à savoir la collision régulière entre le temporel et le spirituel dans le champ du pouvoir, est une marque de fabrique sénégalaise depuis longtemps, avec Senghor notamment. Il suscite curieusement à la fois une défiance et une espérance. A votre avis, la république est-elle encore un idéal qui doit s’émanciper des tentations hégémoniques religieuses, ou doit-elle accepter les compromis voire compromissions pour assurer sa viabilité voire évoluer dans un mode hybride ?

Attention, nous utilisons certes le vocale République. Mais nous devons toujours considérer cette forme de régime à l’aune de nos réalités sociologiques, de notre histoire et de notre univers anthropologique. Je ne crois pas juste d’opposer Religion et République pour la bonne et simple raison que la République est justement la possibilité d’une diversité en bonne coexistence ou voisinage. C’est le tout et sa partie, et cette dialectique devrait être considérée sous l’angle de l’harmonie et non du conflit. Je vous parlais tantôt du dialogue entre Soulyemane Gomis et feu Boubakar Ly. Dans quel monde voulons-nous vivre ? Je réponds sans hésiter : un monde qui célèbre l’en-commun et dépose les différences comme une évidence. En d’autres termes, « mon » monde travaille chaque jour à faire émerger ce qui dépend de nous tout en considérant que nos différences sont de l’ordre de la nature. C’est un argument qu’on peut dire normatif et imparable. Maintenant, dans toute république il y a des jeux d’influence politiques, économiques, culturels. Les religieux jouent leur jeu comme les acteurs économiques et les politiques. Pourvu que ces jeux d’influence n’excèdent pas la norme qui nous institue comme communauté à la fois plurielle et une.

Politique nationale

Le président Macky Sall a déclaré à son accession au pouvoir que les marabouts étaient des citoyens comme des autres. Il s’est ravisé depuis et s’inscrit désormais dans la tradition des relations étatiques avec les cités religieuses. Cette phrase était-elle philosophiquement et politiquement vraie ? La dédite ne marque-t-elle pas un recul du courage et de la souveraineté étatique ?

Je dois rétablir les faits. C’est dans l’entre-deux tours, lors de sa conférence de presse dans un hôtel dakarois que le Président Sall a dit que les marabouts sont des citoyens justiciables comme tout autre citoyen tout en disant clairement qu’il les respectait. Il n’a jamais dit qu’il allait rompre avec les marabouts une fois au pouvoir. Ce sont nos adversaires d’alors qui avaient pensé que le détournement des propos de notre candidat allait nous aliéner le soutien d’une partie de l’électorat. Je ne pense nullement qu’il y ait dédite. Les relations entre l’Etat et les « maisons religieuses » (kër diine) sont anciennes et profondément enracinées du fait même de la nature de la société sénégalaise et de son vécu religieux. Les citoyens se reconnaissent dans des confréries, pour ce qui est des Sénégalais d’obédience musulmane. Les marabouts ont offert durant la période coloniale un refuge aux citoyens confrontés à la violence des colons et désireux de préserver leurs valeurs culturelles. Des révolutions ont été conduites par des chefs religieux pour libérer les populations de la domination. Je peux citer la révolution de 1776 au Fouta : contre la dynastie alors régnante et ses alliés maures, mais aussi contre les négriers qui longeaient les côtes du fleuve Sénégal à la recherche d’esclaves. L’Etat ne peut nullement ignorer une telle réalité sous peine d’exclure une partie importante de la population. Or, l’Etat est l’expression de l’intérêt, garant du vivre-ensemble et de l’impératif d’inclusion de tous les citoyens sans exception, indépendamment de leurs croyances, de leurs statuts et de leurs conditions. Son rôle est donc d’inclure et non d’exclure.

J’ai eu le plaisir de vous recevoir dans Confluences à la veille du scrutin présidentiel. Sur les réformes engagées par les gouvernements de Macky Sall, vous avez notamment parlé du caractère structurel des réformes, et donc de la nécessité de la patience. A l’entame de ce second mandat, si la croissance semble au rendez-vous, beaucoup d’autres indicateurs soulignent la persistance des mêmes problèmes, en particulier le chômage et les questions de pauvreté. Pensez-vous que les urgences ont été traitées comme il se doit ?

Vous conviendrez avec moi qu’on ne peut pas changer complètement la donne en sept ans. Tous les Sénégalais, les observateurs indépendants et les étrangers qui ont l’habitude de venir au Sénégal peuvent constater des progrès réels et exceptionnels (sans langue de bois) réalisés en sept ans. Nous avons créé plus de cinq cent mille emplois, non compris les emplois agricoles. Le président a créé la Délégation à l’entreprenariat rapide (DER) pour financer les jeunes et les femmes porteurs de projets d’entreprise. Nous avons sorti plusieurs familles de l’extrême dénuement grâce aux filets sociaux comme la Couverture maladie universelle, les bourses de sécurité famille, la carte d’égalité des chances, les programmes d’urgence comme le PUDC, le PUMA et Promovilles qui ont réalisé un peu partout des infrastructures de base et fait accéder les populations aux services sociaux de base comme l’eau potable, l’électricité et les soins de santé. Tout cela est vérifiable. Dans le même temps, nous avons attaqué les fondamentaux pour le développement de notre pays. Nous avons notamment opéré une révolution dans le secteur de l’énergie en portant notre production de 500 mégas en 2012 à plus de 1200 mégas aujourd’hui avec plus de 200 mégas en énergie propre. Nous avons boosté les autoroutes, passant de 32 km à plus de 250 km. Tout cela participe à la transformation structurelle de l’économie qui touche également aux modes de production dans le secteur agricole. Une politique hardie en matière de formation a été déployée. Nous avons un sérieux problème de profil des jeunes sénégalais. En dehors de ceux qui n’ont aucune qualification, nous avons beaucoup de jeunes qui viennent sur le marché du travail avec des profils peu adaptés à la demande. C’est pourquoi, l’objectif est d’orienter 30% des jeunes vers les filières « professionnalisantes » aussi bien à l’université que dans les Instituts supérieurs d’enseignement professionnel (ISEP) en sus d’autres niveaux intermédiaires et des lycées techniques professionnels. Ceci dit, le chantier de ce qui reste à faire est immense. C’est la raison pour laquelle, le Président de la République poursuit, avec son deuxième mandat, la transformation structurelle de l’économie, la promotion du capital humain et la modernisation de la gouvernance. Ce nouvel horizon qui correspond à la phase 2 du Plan Sénégal Emergent (PSE) comprend 5 grandes initiatives (Priorité jeunesse, économie sociale et solidaire, économie numérique inclusive, reforestation nationale et industrialisation), 3 nouveaux programmes (Zéro déchet, Zéro bidonville et Villes créatives) et 5 accès universels (Eau et assainissement, Electricité, Services sociaux de base, Services de mobilité collective et Services sportifs et culturels). Je pense donc que nous sommes dans la bonne direction. Le défi est de transformer structurellement notre économie afin de la rendre plus ouverte, plus dynamique et plus compétitive. Les réformes dans le système d’éducation et de formation, les efforts de gestion saine des ressources publiques ainsi que la découverte du gaz et du pétrole sont des accélérateurs de notre marche vers l’émergence. Mais je comprends l’impatience populaire, celle des jeunes en particulier. Nous devons tous savoir que l’émergence pour tous est une bataille de longue haleine.

Sur le chantier de la transformation politique, la scène nationale est illisible. L’opposition est réduite à une portion peu importante. Le dialogue lancé ne semble pas susciter une passion vive. Est-ce que l’échec n’est pas total dans la gestion et la consolidation des acquis démocratiques ?

Attention, la vérité est que notre pays a enregistré beaucoup d’avancées dans la modernisation de notre système démocratique. La dernière révision constitutionnelle recèle des acquis essentiels qui fortifient la démocratie avec des dispositions d’éternité relative à la matière électorale, le statut de l’opposition et de son chef, l’élargissement des pouvoirs de l’Assemblée nationale, entre autres. La réforme a également introduit de nouvelles normes de transparence dans la gouvernance tout en élargissant les droits des citoyens. Plusieurs dispositions de cette constitution, révisée à l’issue d’un référendum, consacrent des droits non pas seulement politiques mais aussi économiques, environnementaux et sociaux. Ce sont des faits et les interprétations des uns et des autres en fonction des intérêts politiques du moment ne doivent pas oblitérer la portée de ces avancées démocratiques. L’autre aspect de la question concerne l’opposition. La politique, surtout en mode électoral, relève du rapport de forces entre mouvements et organisations. Et ce rapport concerne l’adhésion des citoyens aux propositions et projets. Objectivement, la dernière élection présidentielle a consacré la suprématie de la majorité présidentielle actuelle. Cela veut dire que le référentiel proposé aux populations par le Président Macky Sall n’est pas épuisé, que nous continuons de tirer des traites de l’histoire, que la légitimité du Président est intacte. L’opposition n’est donc pas réduite à une portion peu importante. C’est la volonté populaire qui la confine dans cette position. Le jour où la volonté populaire change, le rapport de force change. Au-delà de nos choix, forcément subjectifs, l’analyse conduirait n’importe quel spécialiste des sciences et pratiques politiques à cette conclusion. Le dernier aspect de la question concerne le dialogue national. Je fais remarquer que tous les partis politiques participent au dialogue politique aux côtés de la société civile. Le dialogue national est plus englobant. Il réunit les acteurs politiques, économiques et sociaux. Il touche à toutes les questions d’intérêt national. Le Président de la République a nommé Monsieur Famara Ibrahima Sagna à la tête du Comité national de pilotage du dialogue national. Ce Comité travaillera sur la base de termes de référence pour ce qui est des contenus et de commissions pour ce qui est de l’aspect fonctionnel. La mission confiée à M. Sagna et aux membres du Comité devrait bientôt entrer dans la phase opérationnelle. On ne peut donc dire que le dialogue national, dont la partie politique est en cours, ne suscite pas de passion vive dans la mesure où il n’a pas encore commencé. Le dialogue national est une forte demande de notre nation dans sa diversité. Pourquoi la poignée de main entre le Président de la République et son prédécesseur a-t-elle été unanimement saluée par notre peuple ? Idem pour la grâce accordée à l’ancien maire de Dakar ? Eh bien, c’est justement parce que le besoin et le désir de dialogue sont des attentes du peuple sénégalais dans son ensemble. Nous n’avons pas assez d’espace pour l’étayer à partir de l’expérience historique et de ce que je sais de la sociologie des formes de conscience chez nous. Mais je tiens à l’hypothèse forte que la société sénégalaise est rétive aux radicalités extrémistes. En d’autres termes, il existe encore trop de dynamiques sociales de connivence et de proximité, mais aussi de ressorts et de mécanismes d’atténuation des contradictions et des conflits que les logiques de déconnexion extrême sont fatalement vouées à l’échec. Nous, de tradition extrême gauche, mais aussi le Pds dans ses phases de radicalisation excessive, en savons quelque chose. A chaque fois qu’on est au bord de la rupture, le corps social a dit stop! Je ne dis pas que c’est l’essence de notre société et sur ce plan je suis un sartrien, je dis simplement que cette culture de la société sénégalaise, qui tire sa source de notre histoire propre de brassage de toutes sortes et d’assimilation des grandes religions monothéistes, notamment l’islam et le christianisme, encourage les consensus et ce que d’aucuns appellent le « masla ». Les wolofs disent: « reero amul, ñakka waxtaan moo am« . On trouve des variantes de cette sagesse populaire dans toutes nos langues. Par ailleurs, et je termine avec cette question par ces considérations, le dialogue national a été, en réalité, lancé depuis 2016 par le Président de la République, au lendemain du référendum constitutionnel. Pour le Président Sall, le conflit n’est pas forcément à la base de la démocratie. En d’autres termes, la démocratie ne se réduit pas à une confrontation permanente entre des majorités et des minorités. La démocratie est également la quête de convergences minimales et de consensus dynamiques qui confèrent aux décisions prises par l’autorité plus de force et de légitimité. De plus, cette manière de considérer la démocratie est une stratégie salutaire de réduction et/ou d’anticipation des conflits. Voilà pourquoi le dialogue national, dans l’expérience sénégalaise, n’est pas le résultat d’une crise comme avec les conférences ou assises nationales. C’est une option stratégique qui apporte de la fraicheur à la démocratie. J’invite d’ailleurs les intellectuels et les spécialistes des sciences et pratiques sociales à s’intéresser davantage à cette problématique pour capitaliser l’expérience et contribuer à son appropriation par les pays africains confrontés à des crises ou encore d’autres dont les fragilités exposent à des crises.

Il ne semble pas exister aujourd’hui de ponts entre la gouvernance politique et les universités, ou plus largement les producteurs de savoirs. Votre parcours personnel fait de vous un témoin de premier plan, avec votre appétence pour les questions intellectuelles. Qu’est-ce qui explique aujourd’hui que le cordon semble rompu ? Que les concepts intellectuels ne soient pas traduits dans le champ politique ?

C’est un peu cela que je vise, le rapport à la politique en tant qu’expérience au quotidien de conception, de gestion et de réalisation pour répondre à des attentes, lorsque j’interpelle les intellectuels et les spécialistes sur la question de la démocratie et de sa nécessaire réinvention. Je regrette que, passées la séquence des années 70 du siècle dernier et le début 80 du siècle dernier, les intellectuels et les universitaires désertent le champ politique. Je note une sorte de distance qui a fini de créer un malentendu sourd. Il ne faut tout de même pas croire que les politiques iront eux-mêmes dans les universités chercher des concepts. Je conçois le rapport comme une dialectique concrète. C’est aux intellectuels et universitaires d’investir le champ politique pour l’expérimentation de leurs conclusions conceptuelles et méthodologiques. Notre histoire regorge de séquences qui ont vu des intellectuels et des universitaires, au pouvoir comme dans l’opposition, s’investir activement dans le champ politique. Cheikh Anta Diop et Senghor, mais aussi Majmouth Diop et Abdoulaye Ly, pour rester dans le monde de nos grands morts, sont emblématiques de ces intellectuels et universitaires qui ont voulu laisser des gestes et des énoncés dans le grand livre de gloire de notre histoire. Nous devons reprendre le fil de cette tradition.

La récente disparition d’Amath Dansokho a été l’occasion de déplorer le manque de legs du capital politique aux jeunes générations. Les idées politiques comme le marxisme, qui ont eu un grand écho au Sénégal, ne semblent pas avoir d’héritiers. Le tournant libéral de la veille des années 2000, après les ajustements structurels, ont coïncidé avec ce que certains ont appelé la fin des idéologies ou même de l’Histoire pour reprendre Francis Fukuyama. A quelle idéologie historique vous affiliez-vous ? Quelle gauche au Sénégal et quelle droite ? Ne se trouve-t-on pas dans l’importation des catégories occidentales ? Plus généralement, partagez-vous ce constat de la fin des corpus idéologiques qui élevaient la politique en bataille d’idée, de concept, et de valeurs ?

La crise de la transmission n’est propre au Sénégal. Et elle remonte au début des années 80 du siècle dernier. En vérité, c’est avec l’ouverture démocratique intégrale que nous avons assisté progressivement à une sorte d’opacité référentielle. Les lignes de démarcation ont commencé à s’estomper. Dans la clandestinité, nous bataillions ferme sur des questions qui nous paraissaient cruciales. Quand je dis nous, je parle des partis et militants d’obédience marxiste. Moi, j’étais dans la mouvance maoïste qui tenait la révolution chinoise qui a abouti, en 1949, à la création de la République populaire de Chine, et la Révolution culturelle prolétarienne chinoise (GRCP) comme des références, pour ne pas dire des modèles appropriés pour nos types de pays. Nous pensions alors que la guerre populaire prolongée, soutenue dans la durée par le Front uni révolutionnaire dirigé par le Parti communiste, était la voie pour libérer notre pays de l’impérialisme, bâtir une démocratie nouvelle et en faire une transition vers le socialisme, puis le communisme. Il y avait les marxistes tendance soviétique et d’autres plutôt d’inspiration trotskyste. Il y avait, durant ces années années 70 des lignes de démarcation claires quant au type de révolution à mener, au type de stratégie et au système d’alliance sur la scène internationale. Sur les campus, et même dans les lycées et collèges, dans les associations culturelles et sportives, dans certains syndicats, les batailles idéologiques faisaient rage entre les différentes mouvances marxistes, et politiques en général. Cette lisibilité des lignes entre en crise à partir de 1981 lorsque les partis d’obédience communiste, le Rassemblement national démocratique et les diaistes sortent de la clandestinité. Ils adhèrent tous, malgré les réserves et les difficultés d’adaptation, à la stratégie électorale comme voie pour la prise du pouvoir. Le référentiel marxiste entre l’ère de son déclin chez nous comme sur le plan international avec le malaise dans les pays communistes, la poussée du mouvement ouvrier et social polonais amené par la figure ouvrière Lech Walesa et celle intellectuelle Adam Michnik. En 1985, alors que j’étais en deuxième année au Département de Philo de l’Université de Dakar, je soumets à mon maître et ami, le Pr Mamoussé Diagne, un projet d’article sur la Crise du marxisme qui deviendra, en 1986-1987, le sujet de mon mémoire de maîtrise. M’inspirant de notre propre expérience historique et de lectures de diverses obédiences marxistes, politico-idéologiques comme académiques, je soutenais, entre autres, que l’éclatement du marxisme en autant d’interprétations et le devenir critique des pays socialistes étaient des signes tangibles de la crise du marxisme dans la mesure où ces « pathologies » introduisaient une opacité référentielle irréversible. Je ne vais pas aller plus loin parce que le développement risque d’être long. Que reste-t-il, aujourd’hui, de cet héritage ? J’ai participé, il y a quelques semaines à deux événements : les anciens de And Jëf/Mouvement révolutionnaire pour la démocratie nouvelle (AJ-MRDN) rendaient un hommage posthume aux camarades disparus tandis que les responsables, militants et amis du Parti de l’indépendance et du travail (PIT) faisaient de même pour Amath Dansoko. J’étais dans les deux cérémonies très émouvantes où j’ai rencontré plusieurs figures parmi celles qui ont porté l’idéal héroïque. Ces commémorations illustraient plutôt le signe funéraire d’un manque, le deuil et notre douleur d’avoir perdu des camarades, des amis, des compagnons. Il manque l’affirmation d’une possibilité en actes comme l’était, de 1848 à Mai 1968, et dans la petite séquence des années 70, le marxisme militant. Dans ces conditions, transmettre oui, comme vous semblez le suggérer, mais transmettre quoi ? Nous avions un projet politique, nous et nos ascendants, un projet révolutionnaire chevillé à de très fortes conviction, un projet qui n’excluait pas la mort héroïque comme une conclusion possible de nos parcours, un projet qui nous a valu des exils, des emprisonnements, des morts et des errances tragiques. Il y a de l’intransmissible dans tout ça. Nous sommes dans des contextes différents, les figures de l’engagement ne sont pas les mêmes. Le monde a beaucoup changé en moins d’un demi-siècle. En revanche, héritiers de ces temps inouïs, des passions généreuses qui les ont ponctuées et de leurs ruines, nous devons toujours tenir sur l’impératif d’égalité et de justice qui est, pour le philosophe que je suis, ayant vécu l’expérience de l’engagement communiste, l’horizon indépassable de la politique d’émancipation. Il faut tenir ferme sur cette proposition car autrement le monde serait bien triste. Il s’agit, toutefois, d’en renouveler les formes et les modalités d’effectuation. Césaire suggérait, dans une lettre à son ami Senghor alors vieux de 90 ans, « de devoir avec les maux de l’âge mûr accepter l’autre visage de la nostalgie, celui que nous imposent les pesanteurs et les déconvenues à l’aune desquelles il nous faut mesurer la folie de notre utopie nécessaire ». Si la nécessité de l’utopie ne se discute guère, pour nous qui croyons à l’idéal égalitaire, les chemins qui mènent aux cités de lumière diffèrent d’une époque à une autre. C’est sans doute dans la confrontation des différentes perspectives intéressées par ces questions que des débats de haut niveau verront à nouveau des printemps inédits, répondant à l’impératif « Que cents fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ».

Iconoclaste

Vous suscitez l’admiration de beaucoup pour votre trajectoire touche-à-tout et votre disponibilité. Votre goût pour le dialogue pendant vos fonctions de ministre conseiller a fait de vous une cible de choix sur les réseaux sociaux. Quels enseignements tirez-vous de la nécessité de pédagogie sur les nouveaux médias, et la ligne de discrétion et de professionnalisme qui doit caractériser une figure politique solennelle ?

Je suis encore ministre, conseiller en arts et culture (sourire). Ma conviction est que nous, politiques, avons le devoir, pour ne pas dire l’obligation, d’être en contact permanent avec les gens de diverses manières. Les réseaux sociaux sont un mode possible de cette relation. Il se trouve que depuis l’aventure de Metissacana, je suis dans cet univers des interactions virtuelles. Déjà en 1990, ma petite organisation PRAVED (Programme audiovisuel pour l’éducation et le développement) avait géré la logistique et une partie des contenus d’un séminaire de démonstration de la messagerie électronique à l’adresse des ONG ici à Dakar. Ensuite d’autres et d’autres expériences jusqu’à mon passage au Soleil dont le site web était classé parmi les meilleurs dans l’espace francophone. Après Le Soleil j’ai développé le site personnel http://www.assekasse.com et dans le même temps j’étais dans le dispositif stratégique de la campagne électorale du Président Amadou Toumani Touré en 2007, campagne qui a été très marquée par le web et dont j’ai capitalisé l’expérience dans mon petit livre intitulé « La communication en temps de campagne électorale, le style ATT ». Et ensuite, tout le reste. C’est dire que mon rapport aux réseaux sociaux remonte. Ces réseaux demandent beaucoup de patience, de tact, de souplesse mais aussi, dans certains cas, beaucoup de fermeté. C’est comme dans la vie quotidienne, vous rencontrez toutes sortes de profils psychologiques. Les traits s’accentuent ici cependant, car nous sommes dans le virtuel, derrière le clavier, pas le face to face, et, dès fois,  avec la commode couverture qu’est l’anonymat. Les réseaux sociaux permettent, dans une certaine mesure, d’enregistrer les plaintes et les complaintes des gens, et moi, j’en ai remonté plusieurs fois à l’autorité et des suites favorables ont été données. J’ai pu développer de nouvelles relations très intéressantes avec des jeunes qui, au début, étaient très offensifs, d’autres carrément hostiles, d’autres encore plutôt curieux de savoir ce que le « grand » ou le « père » ou encore le « tonton », ministre et homme politique, d’autres disent « intellectuel », fait dans ces espaces plutôt difficiles ! L’éthique des réseaux sociaux, si on peut parler d’éthique, c’est de briser les enclos de la peur pour croiser « l’autre » sous ses différentes figures. On célébrera alors la joie de la rencontre. Et on oubliera les petits moments d’agressivité. Je continue, mais avec une tendance dominée par le partage de mes pratiques artistiques et intellectuelles moins « clivantes » et de positions politiques sans approche polémique, des suggestions de lecture, entre autres. Je ne me plains pas, parce que de nombreux jeunes apprécient ce que je partage avec eux, surtout la poésie, ce qui est plutôt bon signe.

Vous avez dirigé le Soleil pendant de nombreuses années après avoir commencé à Walf en passant par le groupe Sud communication. Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venu au journalisme ?

Quant je suis rentré au Sénégal en 1989, après un DEA en Sociologie de l’information et de communication, j’avais décidé de faire du journalisme dans le secteur privé au lieu de chercher un boulot dans la fonction publique ou le secteur parapublic, ayant fait mon stage à la SENELEC en vue de produire un rapport sur les déterminismes socioculturels de la communication d’entreprise. Dans la mesure où j’avais déjà des contacts avec quelques dirigeants de Sud Communication, notamment feu Ibrahima Fall, je suis allé directement les voir pour proposer mes services à Sud Hebdo. Voilà !   

Le Soleil malgré la présence de nombreux journalisme est un journal peu critique du gouvernment. Il est dès fois pris dans des contradictions entre son rôle supposé de phare et la réalité de sa docilité. Comment faire correspondre un idéal du journalisme libre et indépendant tout en étant soumis à l’Etat ? Avez-vous été un commis de l’Etat ?

J’ai bien peur qu’il y ait un malentendu persistant lorsqu’on parle du Soleil et de, la Rts. Le Soleil et la Rts, ou encore l’APS, sont des médias du service public d’information. Cela veut dire que leur fonction première est de fournir une information de qualité sur les actions du gouvernement afin que les citoyens sachent ce que leurs mandataires sont en tain de faire. Le ministère de l’intérieur veille sur la sécurité des citoyens, l’éducation nationale sur l’éducation des enfants, le ministère de la communication, entre autres, et par le biais des organes que j’ai cités, sur l’information exhaustive des populations. Ce sont des médias financés par l’Etat pour remplir une mission bien définie. On peut les critiques s’ils ne remplissent pas cette mission. Mais on ne peut, en toute rigueur, leur reprocher de ne pas faire comme la presse privée. Etre libre, c’est être cohérent avec la logique de l’institution qu’on a accepté de servir. Le jour où nos convictions ne correspondent plus à ce que nous faisons mais que nous continuons à le faire, c’en est fini de notre liberté et de notre indépendance. C’est le vieil Engels qui disait que « la liberté, c’est la nécessité comprise ». Oui, Directeur Général du Soleil, j’ai été très engagé et loyal dans le cadre défini de la mission de service public d’information. De ce point de vue vue, j’étais bien un « commis de l’Etat ». Et d’ailleurs, je ne pense pas qu’être commis de l’Etat soit moins valorisant qu’être commis du privé (sourire) !    

Des années après la génération d’or du journalisme dans les années 70 – 80 avec la multiplication des journaux, on note aujourd’hui peu d’articles de grande envergure et d’enquêtes dérangeantes pour les secrets des puissants. Le droit à l’information ne semble pas être l’idéal le plus pourchassé. A quoi attribuez-vous la pauvreté des contenus, le règne du buzz et l’absence de grands moments journalistiques qui font école pour les aspirants à ce métier au Sénégal ?

J’ai toujours évité les comparaisons de ce genre. Je pense que pour des périodes différentes, il faut toujours considérer l’historicité. Les aînés ont fait ce qui s’imposait à eux, dans des contextes singuliers aux plans politique, économique, professionnel et technologique. Le journalisme du temps long, avec ses baroudeurs, ses enquêtes patientes et son idéal héroïque, était tout à fait homogène à l’époque. Mais le monde a changé et ce modèle de journalisme, sauf à accepter la marge, survit difficilement à l’heure de la concurrence sauvage, du changement des paradigmes en matière de collecte, de traitement et de diffusion de l’information, de l’émergence des réseaux sociaux et de ce que j’appelle le citoyen-média. On peut regretter, pour ceux qui sont nostalgiques de la période « héroïque », mais hélas l’histoire ne se répète pas. Je préfère lire sans œillères ce qui se passe, en considérer l’historicité propre et effective pour être à même d’animer une nouvelle hypothèse qui n’est pas dans la logique nostalgique de répétition mais dans l’élément de l’invention et de l’innovation.

Votre ouvrage Misères de la presse fait un état des lieux complet. Mais il semble manquer une introspection. Est-ce que le fait que le journal le plus puissant soit captif, n’annonçait pas les chapelles journalistiques très politisées que l’on voit actuellement ?

Les « chapelles journalistiques très politisées » existent depuis longtemps, bien avant Le Soleil. Ndiaga Loum et Diégane Sène ont fait des thèses très intéressantes sur l’histoire et la sociologie de notre presse qui informent sur les rapports entre celle-ci et les dynamiques politiques. C’est du fait de la charge très sensible qu’elle a que l’information politique donne l’impression d’une surreprésentation dans les médias. Pourtant, dans la surface rédactionnelle globale des quotidiens ou des grilles dans l’audiovisuel, l’information politique occupe une place plutôt marginale, comparée à l’espace cumulé de l’information sociale, sociétale, économique, sportive, culturelle, internationale. Par ailleurs, le journalisme a pris très tôt, chez nous, les figures de l’engagement politique avec des journaux lancés par des acteurs politiques. Jusqu’en 2012, il existait encore des journaux de ce genre créés par des notables de l’ancien régime. Je sais aussi que la plupart des figures emblématiques de la presse sénégalaise ont côtoyé les partis politiques même si elles n’y ont pas assumé des responsabilités éminentes. Enfin, les responsables éditoriaux considèrent en général que les politiques sont les plus grands consommateurs d’information. Logique alors, du point de vue de la quête de pénétration, que les vitrines des journaux, des médias en général, soient dominées par les actualités politiques. Cette survalorisation expose naturellement les éditorialistes, les commentateurs et les chroniqueurs politiques. Je dois préciser cependant que Le Soleil, en tant qu’organe d’information de service public, est le journal dont la vitrine est la plus diversifiée. Il peut titrer sur la campagne de vaccination des enfants sénégalais de 0 à 5 ans. Vous avez votre propre expérience du journalisme et vous savez que l’ouverture avec un sujet si utile socialement n’est pas médiatiquement vendable. Eh bien, en tant que quotidien du service public d’information, Le Soleil est obligé de faire des Unes dominées par ce genre de sujets. C’est comme la RTS où toutes les langues nationales sont présentes car en tant que média public, elle est tenue de respecter la diversité de la nation sénégalaise. Vous n’avez pas un seul média privé, chez nous, qui développe une diversité éditoriale aussi prononcée. Mon passage au Soleil a été marqué par un tentative d’accentuer la diversité éditoriale, surtout au plan politique, de renforcer les autres pôles d’information économique, sociale, sportive, culturelle et artistique, scientifique et technique, géopolitique. En somme, le défi était de combiner le socialement utile mais peu vendable et le médiatiquement vendable dans perspective d’équilibrer les comptes de l’entreprise. Aujourd’hui encore, ouvrez Le Soleil, vous retrouverez cette diversité et sur le plan politique vous pouvez prendre connaissance des activités de tous les partis. Maintenant, on ne peut vraiment pas reprocher au Soleil d’ouvrir sur des actualités du Chef de l’Etat ou d’autres entités de l’Etat. Je rappelle encore que la mission de ce quotidien du service public d’information est de diffuser de l’information sur les actualités du service public et des sujets d’intérêt public.

Quelle distinction faites-vous entre journalisme et communication, vous qui avez-vous connu les deux, mais toujours en quelque sorte sous le contrôle de l’exécutif. Quelle a été votre marge de manœuvre ?

J’ai été à Sud Communication qui est un groupe privé. C’est là que j’ai appris le journalisme avec des maîtres exceptionnels, aussi rigoureux que généreux. Mon petit livre « Misères de la presse » est d’ailleurs, en partie, une reconnaissance de dette. Ceci dit, et très simplement, je dirai que le journalisme, c’est d’abord un effort de collecte et de traitement de faits et d’événements en vue de l’information des citoyens. La communication, quant à elle, est une stratégie de séduction pour façonner des consciences en vue d’une adhésion à une cause ou d’une action toujours bénéfique pour celui qui communique, qu’il soit dans la sphère politique, économique, idéologique, culturelle ou tout simplement individuelle. Dans le journalisme comme dans la communication, il faut une éthique de la responsabilité que je définis ici comme l’impératif d’être en cohérence avec les principes qui gouvernent ce que nous faisons.

Vous avez aussi une société de communication politique et on observe une tendance, c’est la transhumance de journaliste de métier vers la communication des cabinets. Comment jugez-vous ce mélange ?

J’étais cofondateur et directeur associé d’une entreprise de communication globale, donc pas seulement de communication politique. Je me suis libéré depuis 2012. Je le disais tantôt, il faut dans tous les cas être à cheval sur l’éthique de la responsabilité. C’est l’essentiel. Dans ma propre expérience, le défi est d’être transparent et de faire le maximum pour répondre aux attentes des publics interlocuteurs. Maintenant, la liberté de « transhumer » est la chose la mieux partagée dans le domaine professionnel. Certains y vont par vocation, d’autres par désir de se faire de l’argent. Encore une fois, l’essentiel est d’être en paix avec sa conscience, de respecter l’esprit et la lettre de ce qu’on fait, de faire le maximum pour être efficace et performant.  

Parcours et passions

Dans quel contexte sénégalais avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ? Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre parcours ?

J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence au Fouta, notamment à Matam, une région naturelle du Sénégal très riche par son histoire et sa diversité ethnique et linguistique. Matam de mon enfance était une ville agréable, très urbanisée, chaleureuse et très commerciale. Frontalière de la Mauritanie, elle surplombe le fleuve Sénégal qui était alors ouvert à la navigation fluviale de Saint-Louis à Kayes, en passant par Podor et Matam. J’ai grandi là, entre le fleuve, et les rivières et marigots du village natal de mon père, Sinthiou Mogo.

Mon père voulait que je fasse plutôt des études coraniques pour devenir un grand marabout. Je porte d’ailleurs le nom d’un de ses amis qui fut un des plus grands érudits foutankais, en l’occurrence Thierno Hamidou Sy de Fanaye. Pour vous dire comment mon père tenait à mon « devenir érudit » en coran, je porte le même nom que mon frère aîné qui est hélas parti très tôt. A côté de l’école coranique, et très jeune, j’ai fait beaucoup de « métiers » : bijoutier, cordonnier, pêcheur, jardinier, lutteur et organisateur de petits combats de lutte, aide-commerçant aux côtés de ma mère, réparateur d’appareils divers, apprenti boucher auprès d’un homme originaire du Baol qui m’aimait beaucoup et qui s’appelle Saer Mbengue, potier, et quoi encore ! Je gagnais vraiment de l’argent au point qu’en 1994, période de bradage du bétail du fait la sécheresse, j’avais douze ans, j’ai acheté avec mon propre argent une vache qui m’a, par la suite, rapporté beaucoup jusqu’au milieu des années 80 du siècle dernier. Je conduisais moi-même la vache à laquelle ma tante, la sœur de mon père qui était ma confidente et ma « banquière », avait donné le nom de « hokkeré » qui signifie sécheresse en pulaar. Ce qu’il faut dire également, c’est qu’il arrivait des années, ma famille allait au village où mon père avait encore des attaches familiales, notamment ses frères et cousins. Nous allions alors aux champs. Donc je dois ajouter à mes « profils professionnels » d’enfance « éleveur » et « agriculteur ». Au village, je continuais mes humanités coraniques. Dans le même temps, mes deux frères aînés étaient à l’école française, l’un à Dakar au lycée Van qui accueillait les meilleurs élèves des régions après l’entrée en 6e et l’autre à St-Louis au Lycée Charles de Gaulle. Enfant très curieux de tout, j’ai « appris » beaucoup avec leurs livres et cahiers, en recopiant tout simplement, ayant des prédispositions avec ma petite expérience de l’école coranique. C’est un ami de mon père, alors Directeur d’école à l’école I de Matam, qui m’a finalement inscrit. J’ai eu un maître généreux en la personne de Samuel Dionne qui a estimé que je devais doubler de classe compte tenu du niveau que j’avais. J’ai donc été en avance par rapport à mes petits camarades. Malgré tout, après mon entrée en 6e, je suis allé au Collège de Matam avant d’aller au Lycée Charles de Gaulle de St-Louis sur les traces de mon frère aîné déjà enseignant et, ensuite, à l’Université de Dakar. Quelles valeurs familiales m’ont marqué ? J’ai eu des parents très généreux. Notre maison, comme la plupart des maisons au Fouta, n’était jamais fermée et était toujours remplie de monde. Je dis souvent à mes jeunes enfants que nous n’avions pas beaucoup de moyens mais que nous vivions plutôt bien, nos parents se payant même le luxe de largesses pour beaucoup de personnes. Mon père était un homme discret, distant et austère d’apparence, mais chaleureux, très pieux, adepte du partage et foncièrement honnête. Ma mère, quant à elle, avait beaucoup d’humour, très ouverte et compréhensive, démocrate et souvent en phase avec notre modernité. Je fais remarquer, pour terminer avec ce chapitre, que c’est à Matam, que j’ai su confusément qu’un étudiant du nom de Oumar Blondin Diop était mort, tragédie ayant occasionné des manifestations dans ma  ville, que j’ai rencontré la politique notamment dans son versant marxiste maoïste avec des livres d’un de me frères aînés et l’encadrement d’un de mes professeurs au Collège nommé Iba Guèye, disparu il y a un an et qui, en l’absence de mes frères aînés, fut le veilleur généreux sur mes jeunes années. J’ai traversé cette période à Matam en militant révolutionnaire, avec de nombreux jeunes de ma génération et d’autres plus âgés. J’en nommerai une seule qui, quelque part, fut ma jumelle. Elle s’appelle Bintou Wahabine Bâ, une grande militante d’un courage peu commun, généreuse et porteuse résolue de l’idéale d’égalité et de justice. Nous avons, ensemble et très jeunes, créé et dirigé beaucoup de choses, troupes théâtrales, associations de jeunes, et autres clubs de discussions à des fins d’enrôlement politique. Bintou Wahabine est hélas partie très jeune, alors mariée mais sans enfant, et sa disparition fut une grande perte. Je ressens encore une douleur silencieuse, sombre et essentielle, car ce genre de compagnonnage fait de générosité, de désintéressement, d’amitié pure, stellaire et d’idéal commun laisse des marques indélébiles.

Un autre trait de votre personnalité séduit beaucoup, c’est votre goût pour la poésie et pour la peinture. Vous en partagez avec parcimonie quelques extraits de temps à autres. Ces passions sont-elles une soupape de décompressions, des moments d’évasion ? Quand et comment ont débuté ces passions ?

J’écris depuis le collège. Pour les besoins de nos représentations théâtrales très militantes, j’écrivais des chansons, des poèmes et des pièces en français et en pulaar mais surtout en pulaar. Donc c’est une passion née de l’action politique. Mais j’étais aussi sous condition des options de mes frères. L’un a basculé vers la filière lettres, option langue portugaise, après un brillant parcours en série scientifique, l’autre a suivi la filière littéraire et a fait philosophie. J’avais pensé, très jeune, qu’ils allaient écrire des livres, comme Cheikh Hamidou Kane, qui fait partie de ceux qui m’ont éveillé en littérature. C’est peut-être parce qu’ils n’ont pas écrit que j’ai été poussé à l’écriture ! Oui, l’écriture est, toujours et par excellence, une expérience exceptionnelle de liberté. Non, ce n’est ni un besoin de décompression ni un moment d’évasion. Plutôt une sorte d’exhortation intérieure, une injonction qui devient un jeu libre avec le monde tel qu’il est et tel que nous en créons de possibles, ce qui nous met en face de cet océan sans égal qu’est l’infini. Nous pouvons dire ainsi que l’écriture est une exploration libre de l’infini pour en tirer des mondes. C’est la même chose lorsqu’on peint. J’ai appris les bases de la peinture chez mon cousin et ami le peintre Kalidou Kassé, avec une inclinaison nette vers l’abstrait qui exprime le mieux à ma manière de voir. Mais il ne faut pas se méprendre : dans l’abstrait, il y a bien le concret. Donc, je partage des morceaux ou des fragments d’infini. Au Sénégal, nous avons des milliers de jeunes qui écrivent. Je m’en rends compte à la lecture des commentaires des uns qui suivent mes publications et les messages privés que je reçois de jeunes qui ont des manuscrits. Je suis d’ailleurs en train de lire un beau texte qu’une jeune dame m’a envoyé. Le partage, c’est affronter le regard de l’autre, c’est accepter son objection, sa critique, voire sa violence. Moi, je suis d’abord philosophe et je dois, en toutes circonstances, accepter le regard critique de l’autre, même si je m’impose des limites lorsque je sens une incompatibilité du fait de charges négatives qui obstruent toutes les lignes de communication. C’est, peut-être, cette éthique du courage qui est à la base de toute démarche de partage, que mes jeunes amis des réseaux, compagnons et adversaires politiques, apprécient.

Vous avez écrit les mamelles de Thiendella, un beau titre qui souligne entre autres votre côté dandy. Cette vocation de poète, la forgez-vous au quotidien (vous annoncez un recueil à paraître du reste) ou est-elle juste intermittente ?

Si j’écris depuis 40 ans au moins, ce n’est plus de l’intermittence. J’ai l’habitude de dire à mes amis que mon métier, c’est penser, lire, écrire. J’ai publié Les Mamelles de Thiendella en 1994, versant très dandy, oui, parce que c’est un peu la joie de vivre visitée de temps en temps par l’angoisse, ce sont des rencontres très singulières, c’est le jazz, l’ivresse poétique, les marges, la solitude, en somme des personnages seuls, très seuls, très singuliers. J’étais moi-même jeune quand j’écrivais ce livre et je considérais la vie comme un long poème. Après j’ai écrit deux livres, Clair désir ici-bas en 2001 et Les nuits de Salam en 2003. J’ai fini un manuscrit en 2007 « Demain en face, Lettre à ma fille », préfacé par le philosophe sénégalais Djibril Samb, manuscrit que je suis en train de relire pour le publier. J’ai basculé en 2010 vers l’essai et j’ai publié « La communication en temps de campagne électorale, le style ATT ». J’ai entassé quelques manuscrits plutôt versant politique et philosophique de mon parcours intellectuel ; mais ce sont des hypothèses qu’il faut laisser mûrir car chaque détour doit être conceptuellement robuste et résistant à la critique. Il y a quelques mois, j’ai enfin publié « Les emblèmes du désir », un recueil de poésie et de « poésophie » (sourire) aux éditions Maguilène. En ce moment, je suis sur deux livres de poésie qui signent un basculement dans les contenus comme dans les styles. Vous voyez donc bien que je suis loin de l’intermittence ! (re-sourire).  

Vous avez suivi des études de philosophie à Dakar et ensuite à Paris. Quel souvenir gardez-vous de cette période ? Pourquoi la philosophie ?

J’ai quitté Saint-Louis en 1983 pour l’Université de Dakar où j’envisageais de faire des études de sociologie. Mais la promesse d’ouvrir le département de sociologue n’a pas été tenue. Alors j’ai fait philosophie en tronc commun. J’ai fait une maîtrise complète en philosophie avec une option en philosophie politique. J’ai soutenu un mémoire de maîtrise sur la « Crise du marxisme » en 1987, mémoire que j’ai commencé à rédiger lorsque j’étais en deuxième année avec l’appui de mon maître Mamoussé Diagne. A côté de la maîtrise en philo, j’ai fait un Certificat de spécialisation, qui équivaut au niveau licence, en Psychologie, option Psychopathologie africaine que mon Professeur et ami Mamadou Mbodj m’a fait aimer. A l’Université de Dakar, j’ai continué ma vie militante et de 1984 à 1987, j’ai fait partie des principaux dirigeants du mouvement étudiant comme je le fus, à Matam et Saint-Louis, dans le mouvement élève. Nos assemblées générales étaient de véritables scènes d’art oratoire à la manière des harangues révolutionnaires. Les différentes chapelles politiques jouaient aussi pour plus d’influence sur les élèves et étudiants. Mais nous étions résolument et très sincèrement engagés pour de meilleures conditions de vie et d’études de nos camarades. A Paris, j’étais à Jussieu Paris 7, notamment à l’UFR Sciences sociales où je faisais un DEA. Je suivais aussi les cours du philosophe Alain Badiou à l’Ecole normale des jeunes filles, un cours ardu sur l’Ontologie où les formules mathématiques côtoient un poème de Mallarmé, où Paul Ceylan est mis en face de Lacan. Ma rencontre avec Alain Badiou, que je suivais depuis 1981, dans un Café du boulevard Jourdan, un soir du mois de novembre 1987, m’a laissé un souvenir merveilleux. Pour le jeune étudiant, que j’étais, c’était une offrande, honneur de rencontrer un philosophe de la dimension de Badiou.

Quelle lecture faite vous de l’enseignement de la philosophie au Sénégal actuellement ? Permet-elle d’émanciper les esprits, les individus ? Quel bénéfice à enseigner cette matière dans un pays acquis à la religion comme horizon indépassable ?

Je ne suis pas dans l’enseignement, donc il m’est difficile d’avoir un avis informé. Du peu que j’en sais, les nouvelles ne sont pas trop bonnes. Depuis quelques années, il n’y a pas de lauréats en philo au concours général. Des amis enseignants me disent que le niveau est un peu juste. C’est dû à quoi ? Je ne sais vraiment pas. Mais il est impératif de faire aimer la philosophie à nos enfants. Il faut sans doute revoir la manière d’enseigner la philosophie, c’est important. Mon maître Mamoussé Diagne disait que l’enseignement de la Philosophie est une entreprise de séduction. Je pense que c’est l’enseignement en général qui est une entreprise de séduction. Je pense toujours à un projet de « Philo Dans la Cité », des enseignements ouverts, libres et gratuits pour permettre à tous ceux qui veulent donner et recevoir de se croiser. Notre société est certes très portée vers le religieux. Mais la religion n’est pas un obstacle au déploiement de la philosophie, parce que dans l’histoire, et aujourd’hui, encore de nombreux penseurs d’obédience islamique sont dans l’exercice philosophique. Pour ne pas aller trop loin de chez nous, on peut lire ce que le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a écrit là-dessus ainsi que de nombreux travaux sous l’égide de l’Unesco, entre autres. D’ailleurs, dans notre propre histoire, les éminents guides religieux ont produit des œuvres essentielles. Je préfère ne pas citer car toute citation est incomplète. On peut parfaitement tirer profit d’une lecture de ces textes pour enrichir nos dispositifs conceptuels. J’ai toujours pensé que le dialogue entre les traditions intellectuelles qui nous sont propres, les pensées d’inspiration islamique et chrétienne et celle du canal occidental est un impératif pour enrichir nos trajectoires de pensée et offrir à notre société l’opportunité de briser le parallélisme des monologues entre ces différentes manières de penser le monde. C’est la voie, d’ailleurs, pour parer aux bouffées obscurantistes, lever certains malentendus entre intellectuels de traditions différentes et créer plus d’équilibre dans la circulation de la pensée. Je suis entièrement en phase avec la ligne de pensée de Souleymane Bachir Diagne sur la traduction comme opérateur d’un universalisme possible. J’ai suivi un peu le dialogue inédit entre Samba Diabaré Samb et Mamoussé Diagne organisé alors par notre regrettée Aminata Diaw Cissé, je lis beaucoup de textes de nos érudits de tradition islamique et, naturellement, ma formation m’oblige à fréquenter la philosophie de filiation occidentale. C’est une richesse car la pensée, par essence, refuse l’enfermement. Elle est une exigeante traversée des identités particulières même si ses énoncés surgissent dans des circonstances historiques, par des auteurs identifiés et dans des localités on dirait aujourd’hui « géolocalisables » (sourire). En somme, il nous faut repenser les conditions d’exercice de la philosophie et, forcément, les modes de sa transmission, c’est-à-dire de son enseignement.

Comment appréhendez-vous la foi et la raison sans nier ni amoindrir l’une ou l’autre ? Comment le philosophe en vous fait-il pour trouver un équilibre entre la pratique, et le recul et la distance nécessaires par appréhender le religieux ?

Quand j’étais jeune, je croyais que la philosophie était la négation de Dieu ! C’est le cas, d’ailleurs, dans l’imagerie populaire. On dit ainsi que les philosophes sont des fous, des « philodophes » (sourire). Au département de philo, d’ailleurs, certains étudiants jouaient aux pensifs marginaux (et non penseurs) pour sans doute chercher Dieu ou confirmer, dans l’angoisse de la solitude, sa mort, à la manière de Nietzsche (sourire) ! La philosophie n’est pas et n’a jamais été sous condition de la religion, c’est-à-dire que cette dernière n’en détermine ni l’existence ni le déploiement. La religion comme telle relève d’une foi qui est une détermination intérieure tandis que la philosophie est d’abord une opération d’essence conceptuelle, forcément distante et libre, rationnelle dans ses démonstrations. Même la philosophie en contexte islamique dont parle Souleymane Bachir Diagne et d’autres auteurs. Je vous renvoie à une excellente publication très accessible sous l’égide de l’UNESCO (2010) intitulée « La civilisation arabo-musulmane au miroir de l’universel : perspectives philosophiques ». La philosophie est un travail sur des concepts à partir de configurations de pensée comme la science, la mathématique en particulier, l’art, la politique et l’amour, ce que Alain Badiou appelle les « quatre procédures de vérité ». La philosophie fait coexister les vérités générées par ces quatre pratiques. C’est pourquoi Badiou les appelle des procédures génériques. On trouve la même disposition doctrinale chez Platon : toute son œuvre est le déploiement de ces quatre procédures. Il devient clair ainsi que la philosophie peut s’exercer indépendamment de la foi et le philosophe peut vivre pleinement sa foi tout en menant son activité. La philosophie est tout juste ce qui échappe aux configurations « naturelles » pour se déployer dans l’univers « laïc » des concepts. Toutefois, les textes religieux peuvent être des points d’appui pour démontrer des énoncés. Je donne l’exemple du texte Badiou « Saint Paul. La fondation de l’universalisme » où il soumet les épitres de l’apôtre à une « exploitation » très rigoureuse.

Comment le philosophe voit-il le paysage religieux sénégalais ?

En tant que philosophe, ça m’est indifférent, et je viens d’indiquer, indirectement, pourquoi. Un sociologue ou un anthropologue pourrait vous en dire de plus consistant. Ceci dit, en tant que citoyen, acteur politique et soucieux de penser sa société, je considère notre paysage religieux plutôt rassurant si vous visez la dimension politique, c’est-à-dire relativement aux nouvelles menaces terroristes. Notre modèle islalmique est confrérique avec une longue tradition soufie ouverte et tolérante. Tout comme la religion chrétienne, l’islam au Sénégal est profondément ancré dans le tissu social qui est caractérisé par le brassage. On trouve beaucoup de familles « métisses » dans notre pays. Ce n’est pas une dimension séparée de la vie. La preuve, c’est que les grandes dates de chaque confession sont célébrées par tous.

L’existence d’une philosophie africaine a été l’objet de vifs débats, avec des relents racistes. Pensez-vous qu’il existe une philosophie africaine authentique et inaltérée ? Que pensez-vous du livre La philosophie Bantoue, du père Temples, et des œuvres de Souleymane Bachir Diagne et Paulin Hountondji ?

Voilà une question qui nécessite de longs développements. Mais nous sommes dans le cadre d’un entretien et il faut aller vite. J’avais fait un exposé exhaustif sur le livre du Révérend père Tempels, La philosophie bantoue. C’était en 1986. Le Pr Alassane Ndao, dont le cours portait sur la « pensée africaine », m’avait surnommé « Le Muntu » (l’homme en langues du groupe kongo). On ne l’a pas assez dit, mais le père Temples s’inscrit dans une sorte de philosophie du langage qui postule que les langues véhiculent des conceptions du monde qu’il faut relever par une patiente investigation et interprétation. Cette approche touche un peu à la philosophie analytique. C’est l’exercice auquel se livre père Tempels avec comme « matière » le groupe bantou dont la langue véhicule une conception du monde qui veut que l’être soit une force, dynamique, liée et solidaire à d’autres forces. La philosophie ou la sagesse bantoue, c’est la connaissance de cette architecture de forces. Tempels « réhabilite » les noirs dont Hegel et autres ethnologues disaient qu’ils étaient en dehors de l’histoire et de la pensée. Ce n’est pas étonnant que La philosophie bantoue soit le premier livre publié par Présence Africaine qui venait de naître en 1949 dans un contexte particulier décrit ainsi par Césaire, encore dans sa lettre à son ami Senghor : « T’en souvient-il, Léopold, de ces fiévreuses années où dans le monde de l’après-guerre, à l’âge où l’on se forme et l’on peut rêver sa vie, nos cœurs et nos esprits cherchaient à démêler les fils d’une histoire universelle où la page africaine restait vide, et où l’on déniait à l’homme noir le droit à l’humanisation ». Personnellement, je ne crois pas à une philosophie qui serait déposée dans la culture ou la langue d’un groupe, philosophie collective qu’il s’agirait de libérer de ces « gangues » grâce à la saisie de leur logique interne pour la mettre à la lumière du jour. Je n’ai nullement besoin de parler grec pour affronter Platon ou Aristote traduits en pulaar, wolof, français ou anglais. Tempels peut sans doute aider à connaître les bantous, encore que son entreprise était vouée à l’évangélisation. De ce point de vue, je suis plus poche du Pr Hountoundji qui dit plutôt que la philosophie africaine, c’est juste l’ensemble des textes produits par les philosophes africains. Je crois d’ailleurs que ce débat des années 70 du siècle dernier est quasiment clos. Et cette clôture ouvre de nouvelles perspectives telle que, entre autres, l’entreprise de Souleymane Bachir Diagne. Je pense que sa thèse sur la « traduction » est absolument moderne et très heuristique. La circulation des savoirs entre les langues et cultures ou encore les passages d’une discipline à une autre ne sont pas de simples gestes de transmission. Ce sont des opérations intellectuelles qui décentrent et cassent le monopole sur le savoir, indiquant, de ce fait, que c’est par la traduction qu’émerge cette « civilisation du donner et du recevoir » ou encore « la civilisation de l’universel » dont parle Senghor. S. Bachir Diagne montre d’ailleurs que la traduction a traversé l’histoire des savoirs et lui-même la pratique actuellement en nous transmettant des « mises en scènes » très actuelles comme son travail sur l’islam, en particulier, pour ma part, son magnifique ouvrage sur Muhammad Iqbal.

Votre expérience politique a été marquée par un diplomatique remaniement qui vous a vu quitter vos fonctions de conseiller à la suite de l’enquête de la BBC sur le pétrole. Est-ce un désaveu ? Comment voyez vous la suite du compagnonnage avec le président pour qui vous semblez garder une affection particulière ?

Je n’ai jamais quitté mes fonctions de Conseiller. J’ai quitté la communication pour m’occuper désormais du conseil en arts et culture. J’avais d’ailleurs confié à des amis, après la victoire du Président Macky Sall à la dernière élection de février 2019, que j’allais formuler la demande de basculer vers la culture et les arts pour me permettre de reprendre mes activités intellectuelles, littéraires et artistiques. La polémique qui a suivi mon entretien sur TV5 a accéléré cette « migration choisie » (rire) ! Mais une page est ouverte depuis. Vous êtes vous-même un écrivain talentueux, vous savez mieux que moi que c’est en ouvrant de nouvelles pages qu’on avance dans l’écriture ou la lecture. La nouvelle page, je la remplis avec le Président Macky Sall. Oui, je garde une affection particulière pour lui parce que c’est un homme très engagé pour son pays et son peuple. Nous sommes en démocratie et il est normal que certains s’opposent à lui. Moi, je suis très engagé à ses côtés, j’ai effectué des dizaines de voyages avec lui à travers le monde, je l’ai vu dans des réunions restreintes ou élargies, je l’ai écouté régulièrement et entendu. Cette proximité me permet de savoir sa passion à la folie pour le Sénégal et sa souveraineté, pour le bien-être des populations. Je sais que c’est un homme très honnête, sincère dans ses discours et ses actes. Il est humble et respectueux. Il accepte que nous, ses conseillers, lui disions librement ce que nous pensons. C’est Spinoza qui dit que seuls les hommes libres sont reconnaissants les uns envers les autres. Moi, je suis un homme libre, je me suis engagé auprès du Président depuis 2008 sans contrepartie. Je ne cherche aucun privilège autre que ce que me procure mon statut de citoyen. C’est donc librement que je suis aux côtés du Président Macky Sall sous l’impulsion de qui nous sommes en train de faire des choses importantes pour notre pays.

Qu’est-ce qui vous séduit chez Macky Sall ? Quelles erreurs reconnaissez-vous dans sa gouvernance ? A-t-il vraiment mis les bonnes personnes aux postes qu’il faut ? A-t-il mis le pays dans les rails ?

Je crois avoir dit les bases objectives et affectives de ma relation avec le Président. Je partage avec lui la soif de connaissance. C’est un homme curieux de tout. Je partage avec lui passion pour les arts et la culture dont il est en train de renouveler la politique sur les bases d’une vision très moderne qui allie le versant anthropologique, les nouvelles technologies du numérique et la dimension professionnelle, c’est-à-dire la vie des créateurs et des communautés génératrices d’œuvres culturelles. En dehors de l’inauguration du Musée des civilisations noires qu’il appuie, de façon conséquente, au point d’être parmi les principales attractions mondiales, le Président va réaliser le Mémorial Gorée Almadies. Il a décidé de lancer la construction de l’Ecole nationale des Arts et de la culture, la Bibliothèque nationale, le Palais des arts dit Hall de Dakar sur le site de l’ancien palais de justice, les Maisons de la culture et de la citoyenneté dans tous les départements du pays pour donner l’opportunité aux jeunes des terroirs intérieurs de former dans les métiers de l’art et de la culture. Parmi ses grands projets, il y a aussi la Cité du cinéma, avec des plateaux de tournage, des studios de production et de post-production. Par ailleurs, tous les fonds d’appui au développement des arts de la culture vont doubler pour répondre davantage aux attentes des acteurs. Mettre la culture et les arts au cœur de son deuxième mandat inscrit déjà l’action du Président dans le grand livre de gloire de notre histoire. Ce grand dessein qu’il a pour la Nation sénégalaise qui me conforte que je sois engagé sans réserve auprès du Président Sall.

Beaucoup de témoignages parlent d’un jeune El Hadj Kassé bouillonnant, rebelle, iconoclaste. Est-ce vrai ? Vous vous êtes assagi ?

Qu’est-ce qu’être rebelle, si ce n’est se dresser contre les inégalités et les injustices ? Ce sont les formes de la rébellion qui changent, mais je demeure rebelle parce que mon engagement est intact, depuis mes années de collégien, contre les inégalités et les injustices. Vers la fin des années 70 du siècle dernier, j’avais une conception messianique de cette révolte. Pour moi, comme pour beaucoup de militants d’alors, la révolution allait déposer immédiatement les inégalités et les injustices. Au milieu des années 80, j’avais une autre approche informée par les expériences cumulées des révolutions du XXe siècle et le devenir plutôt désastreux des Etats qui en étaient issus quant au rapport avec l’hypothèse communiste de fin des oppressions. Depuis, je pense que les ruptures s’opèrent par séquence, de manière progressive, chaque génération devant combattre pour élargir les espaces de liberté authentique et faire progresser la bataille contre l’oppression, les inégalités et les injustices. Ce que nous sommes en train de faire dans notre pays, dans le contexte d’exercice du pouvoir, participe de cet impératif à la fois démocratique et populaire. De ce point de vue, oui, je demeure un rebelle obstiné, la forme de cette identité devant être rapportée au contexte d’exercice du pouvoir. Mais pour moi, le sens de la politique, celle dite d’émancipation en tout cas, c’est cette passion égalitaire et justicière. Autrement, la politique ne vaudrait absolument rien.

Quelles sont vos modèles intellectuels, vos grandes sources d’inspirations ?

Dans mon petit livre inédit intitulé Demain en face, lettre à ma fille et dont j’ai déjà parlé, je cite bien mes maîtres et mes sources d’inspiration. Je reconnais ma dette incommensurable à tous mes maîtres du département de philosophie, Mamoussé Diagne au premier chef. Ils ont été des transmetteurs lumineux et dans tout ce que j’écris et qui illustre ce que je pense, il y a des traces de ce qu’ils m’ont généreusement transmis. Je cite Alain Badiou, notamment sur les procédures de vérité mathématique, artistique, politique et amoureuse. Je cite Cheikh Hamidou Kane de L’Aventure ambiguë dont la dimension philosophique m’importe dans la quête des figures de l’universalisme. C’est l’un des romans qui m’a le plus marqué, ébloui et ému. Je cite un autre ténor de la plume, le fabuleux Ngugi Wa Thiong’o, sans réserve. Je me suis emparé, grâce à mon frère aîné, de Fernando Pessoa, immense poète portugais, dont la vie multiple à travers ses hétéronymes, est une source d’inspiration prodigieuse. Mon livre Les Mamelles de Thiendella est animé par un seul personnage, en réalité, qui se déploie sous divers noms. Je crois que c’est la base objective de ma proximité avec le maître portugais. J’ai relu Senghor sans le filtre politique et je considère son œuvre poétique comme parmi les plus représentatives et significatives du XXe siècle. Je suis d’ailleurs en train de relire un des textes que j’ai consacré à son œuvre en 1996, Senghor, le destin poétique d’une perte, non pas pour le réécrire mais juste pour mieux situer la source de notre malentendu. La puissance de la métaphore, avec une charge de tendre violence, m’inspire chez Césaire. Cheikh Souleymane Baal et les révolutionnaires de 1776 sont, pour moi, un point d’appui essentiel dans ma quête d’une pensée renouvelée de la démocratie.

Entretien avec Sokhna Benga

Entretien avec Sokhna Benga, réalisé en Octobre 2019

NOTE PRÉLIMINAIRE: UN ENTRETIEN TÉLÉPHONIQUE A ÉGALEMENT EU LIEU. D’AUTRES QUESTIONS ONT PU ÊTRE POSÉES QUI N’ONT PAS NÉCESSAIREMENT OBTENU DE RÉPONSES. CE QUI SUIT EST LE COEUR DE L’ENTRETIEN ÉCRIT AVEC SOKHNA BENGA.

Sokhna Benga, vous êtes l’une des écrivaines les plus prolifiques du Sénégal. A votre compteur, pas moins de 24 romans. D’où vous vient cet appétit pour l’écriture. Quel a été le déclic ?

L’écriture, je ne l’ai pas choisie. Elle est venue toute seule, j’ai senti une nécessité à écrire pour dénoncer l’inceste, la drogue, la violence. Quand j’étais jeune, j’habitais dans un quartier où on voyait du n’importe quoi. C’est pourquoi dans mon premier roman « Le Dard du Secret » j’ai dénoncé tous ces fléaux. La rumeur d’un enfant abandonné dans un grand pot de tomate de cinq kilos alors que j’avais à peine dix ans. J’étais un enfant choyée et dans mon innocence je croyais que les parents, la famille, la société devaient être nous protéger.

Vos premiers livres ont marqué des générations de lecteurs et vous ont valu des distinctions et des bourses. Le dard du secret et la balade du Sabador campent déjà un grand génie du titre. Pouvez-vous nous décrire le contexte de naissance et d’écriture de ces romans ?

Le dard du secret est né suite à la visite de Sagne, un village à sept kilomètres de Fatick et de la vision de la femme de l’instituteur récemment affecté et venait de Dakar. Je l’ai vue en train de faire la vaisselle dans ses habits de citadine, magnifique et belle comme une princesse dans un  champ. Elle avait su s’adapter sans problème. De là, m’est venu le personnage de Aïta. C’est un roman écrit à Gorée, à la Maison d’éducation Mariama de Gorée, anciennement MEONL, l’ordre national du lion.

La balade du Sabador est née de ma volonté de dénoncer le comportement inacceptable des hommes envers les femmes et aussi les personnes handicapées. Lamine, infirme, subit le rejet et la persécution de tous à cause de son état.  Ngoye est persécutée pour avoir osé mettre au monde un fils aîné handicapé. Tam, c’est accuser sans preuve.

Votre écriture est très poétique. Elle puise dans l’autre ressort très imagé de ce genre dans lequel vous écrivez aussi. Comment conciliez-vous ces deux genres, la poésie et le roman.

Les mots sont parfois fiel et miel, pal et onguent. Ils nous rappellent notre vulnérabilité, nos espoirs et espérances, nos droits et nos devoirs. Nos responsabilités. Il est murmure de mots qui nous interpellent plus que d’autres murmures car porteurs de mélodie et de messages. Ils parlent de mon espérance en mon peuple dans tous ses composants les plus divers, les plus accessibles et les plus inaccessibles, les plus conventionnels, les plus anticonformistes. Un peuple fait pour la plénitude par les fondements sûrs de ses valeurs intrinsèques et pluriséculaires qui savent et sauront résister aux séismes pluriels de la mémoire et du temps. Mes mots  sont les cordes de la cithare que je porte, telle une aède, de pays en pays pour apprendre aux autres ce que je suis, ce que je veux être, ce que j’espère et ce en quoi je crois.

Quelque chose frappe quand on traverse votre œuvre, c’est son ancrage dans le fait sénégalais. Vos facultés à redonner vie aux légendes et aux traditions. Comment cet intérêt est-il né ? Aviez-vous envie de donner une forme d’éternité à ces histoires ?

Mon œuvre est un chant d’amour en mon peuple. Un chant cher à mon cœur qui plonge ses racines dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. Un avenir que je veux peindre couleur espoir.  Une œuvre qui met tout en musique.

Ma grand-mère Bambi Diouf m’a appris à aimer les légendes et les traditions depuis ma prime enfance. Elle avait cette habitude de nous raconter chaque nuit un conte, dans la cour de notre demeure ancestrale de ma branche maternelle, à Peulgha, un quartier de Fatick dans le Sine, pendant les vacances scolaires ou les weekends que nous passions chez elle.

Une question demeure cependant : on parle souvent de la tradition orale comme une forme de caractéristique africaine. Comment l’écrit, sur le récit romanesque peut-il lui donner une forme d’enracinement ? On a l’impression que votre œuvre est un trésor historique.

L’oralité et l’écriture ne sont que des outils. Des véhicules de notre culture. La bibliothèque de Tombouctou, la fondamentale charte de Kouroukan-Fouga ou charte du Mandén, des exemples qui prouvent que cette assertion selon laquelle l’oralité est proprement africaine est à relativiser.

Mes œuvres sont le fruit d’années de recherches et de compilation et de recoupage de documentation (témoignages, archives nationales, IFAN, missions de terrain, etc.).  La seule exception est le Dard du Secret. Pour la Balade du Sabador, il m’a fallu quinze ans de recherches. Bayo, dix ans. Waly Nguilane, trois ans. Le temps a une mémoire, dix ans. Ainsi de suite…

Il semble y avoir une belle obsession chez vous, c’est celle des séries, des trilogies. Waly Nguilane, Le temps a une mémoire. Cette particularité fait de vous une autrice à part sur la scène littéraire sénégalaise. Que signifie cette inclination pour les séries.

Mon amour inconditionnel pour les sagas romanesques.

On est joyeusement dérouté en vous lisant, on n’arrive pas à bien cerner nos influences et inspirations. Quels sont les écrivains qui vous ont marqué ? Ceux qui ont suscité votre envie de vous lancer dans l’écriture. Avez-vous des livres en tête ?

Maurice Denuzière, Louisiane… Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent… Les oiseaux se cachent pour mourir, Colleen Mac Cullough.

Birago Diop, Contes et Lavanes. Ken Bugul, Le baobab fou. Boubacar Boris Diop, Le temps de Tamango. Abdoulaye Sadji, Maïmouna.

Toute l’œuvre de Léopold Sédar Senghor…

Et last but not least, mon père, mon idole, écrivain, auteur de Maxureja Gey, chauffeur de Taxi.

Après un départ en fanfare qui vous a valu beaucoup d’honneurs, on ressent comme une forme d’essoufflement dans la perception de vos livres. Ils ne semblent pas bénéficier d’une large couverture, hors du Sénégal. Comment l’expliquez-vous, comment le vivez-vous ?

J’ai choisi de me faire éditer toutes ces années par des éditeurs africains… Ça a ses inconvénients  (Rires).

Je n’ai pas d’agent littéraire comme les écrivains dont on entend parler partout dans le monde, car je ne me suis jamais intéressée à ça. Après 24 œuvres publiées et d’autres croustillantes en cours, je pense qu’il faut que je m’ouvre à l’international. Pour cela, il faut que quelqu’un me pousse un peu car mon temps est trop dédié aux autres… (Rires).

Pensez-vous que le fait que vos thèmes et leur inscription dans un champ sénégalais, vous coupe d’un lectorat plus grand.

Non, je ne pense pas. Mes romans sont modernes et parlent de thèmes universels. Le dard du secret qui est une trilogie en réalité, traite d’inceste, de trafic de drogues et d’autres substances psychotropes. Bris d’ombre, de pédophilie. L’or de Ninkinanka, du pouvoir de l’argent et l’avidité des hommes. Je parle de crimes contre l’humanité, de corruption, des exilés de la terre et des ghettos du monde, d’amour, de paix, de préservation de la nature, etc.

A tel point qu’ils intéressent aujourd’hui la télévision et le cinéma.

Que choisir quand on est comme moi un écrivain enraciné et engagé, un écrivain de la violence et de l’action?

J’entends par littérature de la violence, celle d’une génération en rupture, perçue comme faisant corps avec la violence, une violence particulière, certes, mais qui renferme tous les germes d’une révolution, notamment sur le plan du style. J’ai le privilège d’appartenir à cette génération d’écriture qui a déplacé la notion de « nouveau courant » de la génération précédente à la sienne. En premier lieu, concernant le style d’écriture même, une écriture axée sur le refus du conformisme des générations précédentes, l’ébranlement des habitudes acquises, le refus de la loi du silence, dans la transgression des tabous scripturaires au nom de la vérité. La révolution porte sur tous les plans : chronologique, thématique (surgissement de nouveaux thèmes), structurelle (renouvellement des structures du récit ou de la poésie) ou stylistique (contravention aux normes linguistiques et esthétiques établies). C’est un acte de libération de l’écriture de toutes les formes d’enchaînement ou d’enfermement, que ce soit par la tradition, par la religion ou par l’idéologie. Elle est fondée sur la contestation et la dénonciation d’une situation initiale jugée inacceptable et sur le désir de fonder un ordre nouveau considéré comme nécessairement meilleur.

L’écriture de la violence apparaît alors comme une façon de lutter, avec les mots, contre la décrépitude de la pensée, le cynisme des idéologies et l’absurdité des actions de ceux qui ont en charge le destin de leurs concitoyens ; comme une thérapeutique collective par la prise de conscience des citoyens lecteurs.

Les mots ont donc un pouvoir ; les mots sont un pouvoir.

Quant à la recherche d’un lectorat plus vaste, c’est lié à la diffusion de l’œuvre. Vous savez que l’éditeur africain n’investit rien pour cela. Partout où celle des œuvres a été correctement faite, j’ai eu un bon retour.

La question qui se pose à moi est la suivante : qu’est-ce qui est le plus important ? Etre une comète le temps d’une rose, donc vite remplacée par une nouvelle plus tentante ? Ou voir son nom au panthéon de la littérature grâce la constance et la qualité dans la création littéraire et, cerise sur le gâteau, être dans le cœur de ceux pour qui on écrit ?

Je préfère la seconde. Je suis honorée de voir mon nom figurer dans le dictionnaire universel de quarante siècles d’histoire de femmes publié par l’UNESCO en 2014 et ailleurs sur des supports prestigieux.

Je suis heureuse de mon parcours et j’espère évoluer dans ce sens.

Quel regard portez-vous sur la littérature sénégalaise et africaine actuellement ?

La littérature africaine n’est pas une et uniforme. Elle est, en réalité, plurielle dans sa richesse, ses itinéraires. L’écrivain africain des années 2000 n’est plus l’apatride luttant, dès les années 1930, depuis Paris, pour la reconnaissance d’une identité niée ; il n’est plus un homme politique déguisé en poète ni, d’ailleurs, seulement un homme (puisqu’il faut désormais compter avec l’existence des femmes écrivains), ni même un encenseur de la langue classique (puisqu’on écrit de plus en plus dans un français épicé de langue locale). Avec la fin de l’époque coloniale, la négritude a cessé d’être le thème phare de la littérature, et le français n’est plus l’unique langue de la création littéraire.

Une part importante de la littérature africaine d’aujourd’hui procède de la dénonciation des maux dont souffre la société, de la contestation des remèdes proposés par les responsables et de la révolte contre l’impuissance à changer le monde dans lequel vivent les Africains.

Des universitaires s’emparent de vos livres pour leurs travaux académiques, ressentez-vous de la fierté ?

Bien sûr !!! (Rires).

Avant votre génération et celle des Fatou Diome, le Sénégal avait Aminata Sow Fall et Mariama Ba comme grandes autrices. Que pensez-vous de ces aînées et que pensez-vous des autrices actuelles ? Quelle place pour les femmes ?

Elles sont nos pionnières et nous leur accordons tout le respect qui leur est dû.

Ce n’est qu’après les Indépendances que les femmes ont commencé à publier des recueils de poèmes (Annette MBaye d’Erneville, Kiné Kirima Fall, …), romans (Nafissatou Diallo, Aminata Sow Fall, Mariama Ba, Mame Younousse Dieng. Depuis le début des années 1980, un grand nombre de femmes se sont lancées dans l’aventure romanesque (Myriam Warner Vieyra, Aminata Maïga Ka, Tita Mandeleau, Amina Sow MBaye, Ken Bugul, Adja Ndèye Boury Ndiaye, Mariama Ndoye, etc.

Les femmes continuent à être très productives avec des plumes jeunes et alertes….

Le corollaire de toutes ces mutations citées plus haut, est que la notion de « génération littéraire » elle-même bouge : les auteurs des années 1980, considérés naguère comme représentant le « nouveau courant », ont été bousculés par les jeunes nés autour des années 1960-1970. Au Sénégal, la relève est, aujourd’hui, incontestablement assurée par la nouvelle génération composée d’écrivains de talent parmi lesquels beaucoup de femmes.

Vous vous êtes lancée dans l’édition avec votre maison Oxyzone. Pourquoi l’avoir lancée ? Quel était l’objectif ? Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette histoire ?

Oxyzone est spécialisée en littérature enfantine, livres de poche, œuvres scientifiques. Elle organise des manifestations artistiques dont le Festival LES RENCONTRES SUR LE FLEUVE. La Maison a été créée en 2006. A ce jour, elle a vingt-trois publications.

Comment jugez-vous le monde de l’édition au Sénégal où il y a une multitude de petites maisons très confidentielles à côté de l’Harmattan qui concentre l’essentiel des publications. On juge souvent ces maisons d’édition très durement en leur reprochant un déficit de rigueur et de qualité. Adhérez-vous à cette vision ?

Chaque maison a sa politique et évolue dans un monde difficile.

Il semble que hors des grandes maisons d’éditions en France ou dans la diaspora, le salut ne soit pas possible pour les maisons locales qui font le pari de susciter la lecture localement. Comment vivez-vous cette injustice ?

Les requins évolueront toujours avec les poissons pilote (rires). Je pense que chacun jouera sa partition bien ou mal à propos.

Je ne vis pas cette situation personnellement.

Très jeune, j’ai présenté mon premier roman au concours littéraire. J’ai fait partie des lauréats. Ce qui m’a valu la chance d’être éditée par «  les éditions de Khoudia ». En somme, je peux dire que mon début n’a pas été difficile.

L’écriture est ma passion, pas mon gagne-pain.

Est-ce que l’Etat investit assez pour vous promouvoir ? Le ministère de la culture vous a récemment conviée au salon du livre à Paris. La reconnaissance passe-t-elle par ce genre d’évènement ?

L’Etat fait ce qu’il peut. Seulement je suis convaincue que beaucoup reste à faire pour que les artistes et les écrivains de ce pays deviennent autonomes.

Je me suis rendue au Salon du livre de Paris plusieurs fois où j’ai été invitée par d’autres structures. Je rappelle que j’ai vécu à Paris pendant plusieurs années.

La Direction du livre essaie de développer la lecture ? Comment trouvez-vous son apport ? Comment doper la lecture ?

La Direction du Livre fait des efforts constants pour la promotion des lettres. Elle a beaucoup de volonté. La politique du livre doit être agressive et sa mise en œuvre nécessite des moyens. Il faut lui donner les moyens et la rendre autonome.

Pensez-vous écrire un jour en wolof ou dans une autre langue nationale ?

Je pense déjà en wolof dans l’ensemble de mon œuvre (Rires).

Dans quel contexte sénégalais avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse.

Je suis née à Dakar d’un père journaliste et dramaturge célèbre, auteur d’une série radiophonique ayant fait les belles heures de l’ORTS (Maxureja Gey, chauffeur de taxi) et d’une mère, responsable de la ligne des caisses des magasins Score. Elle est la benjamine d’une famille de six enfants.

J’ai fait mes études maternelles aux Martyrs de l’Ouganda, primaires à l’école Sainte-Bernadette, secondaires à la Maison d’éducation de l’ordre national du Lion (actuelle Mariama-Bâ) de Gorée. Là, sous la férule de Mme Delcamp, la formation est éclectique, le régime strict… On apprend aux jeunes filles à être des femmes cadres de premier ordre et de parfaites femmes d’intérieur. J’aime aime toutes les matières, sauf les mathématiques.

Le premier fait marquant est la mort de mon père, ma référence, le 5 octobre 1982, année de mon DFEM.

Le deuxième fait marquant est l’obtention de prix littéraires prestigieux dont le Grand Prix du chef de l’État pour les lettres en 2000, avec La Balade du Sabador.

Le troisième fait marquant est mon recrutement es-qualité Administrateur des Affaires maritimes qui m’a ouvert une carrière dans le maritime.

Vous êtes passée par l’école prestigieuse de Mariama Bâ, quel souvenir en gardez-vous ?

Unique et impérissable.

Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?

Le respect de soi et de la parole donnée, l’amour de son prochain.

L’écriture est souvent une œuvre de déconstruction. Comment la conciliez avec une foi, une pratique religieuse ?

L’écriture est un choix personnel qui n’est pas en contradiction avec ma foi. Celle-ci enrichit mes perspectives d’écriture et de partage. On ne perçoit la religion comme un frein à l’épanouissement de l’individu et de la société que lorsqu’elle est mal comprise. Mon père me disait que les vrais croyants, quelle que leur origine, mis autour d’une table, sauront discuter de l’essentiel. Va chercher la connaissance jusqu’en Chine, disait le Prophète. Le voyage ouvre l’esprit et cultive la tolérance.

Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêvait Sokhna Benga, enfant ?

Je m’efforce d’avoir une vie normale Ma vie privée, je fais tout pour la préserver. J’adore voyager à l’intérieur du Sénégal, aller au cinéma, à la plage.

Devenir médecin (rires).

Comment traitez-vous avec le patriarcat dominant au Sénégal. Comment exprimez-vous votre féminisme hors de vos œuvres ? Quel regard portez-vous sur le regain des féministes au Sénégal ?

Je suis post-féministe. La femme n’a pas besoin de singer l’homme pour se faire respecter. Il lui suffit d’être une femme. Un homme qui se respecte, n’écrase pas la femme. Il la respecte parce qu’il a une mère. Chacun a sa place dans une relation complémentaire. Que chacun s’y arrête et assume pleinement ses responsabilités. Mon refus du machisme aveugle et dégradant est une réalité que j’assume dans le respect de mes principes et de mes valeurs familiales et religieuses. Le prophète Mohamed, PSL, respectait la femme. Cela est la seule chose importante pour moi.

Quelle appréciation avez-vous de la situation politique et sociale au Sénégal, vous qui êtes dans le cœur de l’administration par vos fonctions professionnelles ?

Je ne peux me prononcer en ma qualité de fonctionnaire de l’Etat.

J’ai un point de vue sur la politique en tant que qu’écrivain. Je refuse de faire de la politique politicienne car je n’aime pas la façon dont elle est faite. Je m’intéresse à la gestion de la cité. Pour un mieux-être de la personne, j’écris parce que j’ai des choses à dénoncer. Je prône la liberté d’expression et quand on ne l’a pas on est perdu.

Vous êtes juriste de formation, où trouvez-vous du temps pour écrire ? D’où vous est venue cette appétence pour les études de droit ?

C’est ma vocation.

Pour écrire je dois m’isoler, faire des recherches et des enquêtes. Je profite de mes permissions et congés et de quelques heures à la descente. (Rires)

Entretien avec Amilo

Entretien avec Amilo, réalisé en Septembre 2019

NOTE PRÉLIMINAIRE: UN ENTRETIEN TÉLÉPHONIQUE A ÉGALEMENT EU LIEU. D’AUTRES QUESTIONS ONT PU ÊTRE POSÉES QUI N’ONT PAS NÉCESSAIREMENT OBTENU DE RÉPONSES. CE QUI SUIT EST LE COEUR DE L’ENTRETIEN ÉCRIT AVEC AMILO.

L’actualité récente a été marquée par les démêlés de Guy Marius Sagna avec la justice du régime. Assiste-t-on à une inquiétante dérive autoritaire au Sénégal ?

Je n’appellerai pas cela « démêlés » mais plutôt abus de pouvoir manifeste de la part de notre justice. Depuis un bon moment on assiste à une justice qui outrepasse grossièrement son autorité, le cas qui m’a le plus choquée est celui d’Amy Collé Dieng et je me pose toujours la question à savoir comment en sommes nous arriver là ? Guy Marius Sagna a donné son avis sur sa page Facebook et il a été déféré pour cela, il n’y a aucune démocratie au monde où on condamne une personne pour avoir dit ce qu’il pense. C’est de l’abus de pouvoir ni plus, ni moins. Je ne parlerai pas du nombre de personnes qui ont été en prison pour avoir posté un commentaire sur un réseau social. C’est juste aberrant

Pensez-vous que la justice est aux ordres de l’exécutif ? Si oui, quels sont à votre avis les autres cas qui en attestent ?

Cela va sans dire. Plus le pouvoir est grand, plus grande est la tentation d’en abuser, le pouvoir judiciaire rend compte à l’exécutif. Les procureurs ne sont pas élus, ils sont nommés. Et nous savons tous qu’au Sénégal les nommés dans tous les postes sont assimilables à des béni oui-oui. On dirait que leurs cordes vocales ne savent pas dire NON. Ca me fait directement penser à Barthélémy Dias qui a été arrêté pour meurtre, qui a pu bénéficier d’une liberté provisoire, puis refusant de rallier BBY a été renvoyé en prison.

L’affaire Khalifa Sall restera dans les annales, Khaf est un réel prétendant à la magistrature suprême. Son procès était digne du théâtre « poot mii » ; Très clair que son ambition politique l’a amené séjourné en prison. Ce pays est d’une tristesse extraordinaire

Adama Gaye qui est un danger permanent pour le régime en place a été amené en prison pour des raisons douteuses.

Bref il est temps de repenser notre justice qui ne devrait pas avoir pour vocation de priver des libertés ou de solder des comptes politiques. Sidy Lamine Niasse (paix à son âme) a plusieurs fois été une victime de notre justice aux ordres

Quand a commencé votre activité sur les réseaux sociaux ? Qu’est-ce qui vous plaît dans cet outil virtuel ? Vous exprimez-vous dans d’autres réseaux ou d’autres medias ? Avec la même fréquence ?

Je ne suis active que sur Twitter, figurez-vous je n’ai jamais eu de compte Facebook et je traine rarement sur Instagram pour partager quelques photographies. Ce qui me plait sur Twitter c’est plutôt la spontanéité et surtout le melting pot. Y’a du tout faut juste follow ses centres d’intérêts. A part ça j’ai mon mini blog sur médium que j’affectionne beaucoup  

Votre franc-parler en déconcerte certains, d’où tenez-vous cette fibre combattive ?

J’ai horreur du mensonge et de l’hypocrisie. Toutes les personnes qui me connaissent peuvent en témoigner donc assurément je tiens toujours un langage de vérité. Je suis sincère et très honnête avec moi-même ce qui me pousse à dire ce que je pense, comme je le pense, je ne mets pas de glace sur mes propos c’est de l’hypocrisie de vouloir diluer ses propos. C’est déconcertant pour certains, c’est leur problème. Je ne suis pas dans la demi-mesure, on me déteste pour ça eh ben tant pis. En fin de journée je dors dans de jolis draps, tranquille avec ma conscience

Considérez-vous que vous êtes une « influenceuse » ?

Je ne connais toujours pas la signification de ce mot, je suppose que c’est une personne qui influence mais qui ? En ce qui me concerne, certes j’ai beaucoup d’abonnés et je suis très suivie, suivre au vrai sens du terme. Une personne peut avoir de nombreux « likes » ou « RT » sans pour autant que ce qu’elle dit importe. Chacun de mes tweets suscitent beaucoup de réactions même s’il n’est pas beaucoup retweeté. En faisant un tour sur l’activité du tweet, le nombre d’impressions est tellement élevé que ça me choque. Et pourtant je donne tout naturellement mes avis sur tout et rien, alors si cela peut impacter positivement sur la vie de certains tant mieux. Et je reçois énormément de messages d’encouragement pour mes prises de positions. Et souvent de filles  plus jeunes que moi, qui voient en moi une référence

Beaucoup de jeunes sont actifs dans l’univers numérique, qui devient sur les réseaux sociaux un vrai phénomène. Pensez-vous que les solutions se trouvent dans la virtualité ?

Y’a du bon comme du mauvais dans le monde virtuel, il faut juste apprendre à utiliser ces outils à bon escient et surtout savoir que le monde réel est toujours à coté. Je ne sais pas de quelle solution vous parlez, mais beaucoup ont trouvé du boulot grâce aux réseaux sociaux, beaucoup se sont mariés grâce aux réseaux sociaux, certains y ont rencontré leurs meilleurs ami, d’autres y font des business, du volontariat. J’utilise twitter particulièrement pour mes coups de gueule, certaines associations sont nées sur Twitter,  les activistes utilisent le numérique pour faire passer leurs messages et toucher beaucoup plus de monde

Twitter est devenu un baromètre de l’agenda médiatique. Entretient-il une culture de la facilité et des gloires factices ? Comment jugez-vous le paraître sur ce réseau ?

LOL cela n’engage que ceux qui y croient, si tu laisses les autres te font croire que tu es une star et que tu te comportes comme telle alors que dans la vraie tu n’as même pas 3 personnes qui se soucient véritablement de ta vie, tu te mens à toi-même. Je ne m’attarde pas trop sur le paraitre, je ne regarde que rarement les photos et vidéos des twittos, les tweets qui racontent leur vie, je passe généralement mon tour. Comme je le dis tout le temps, daniouy diakhaane di saw rek. L’avantage du virtuel c’est qu’on n’est pas obligé de tout voir/lire. La vie des gens ne m’intéresse pas, j’ai la mienne qui est ultra chargée donc j’ai de l’occupation

Y-a-t-il des valeurs sénégalaises que vous combattez ? Des valeurs que l’on retrouve grossies sur Twitter ?

Il n’y a aucune valeur sénégalaise sur Twitter : ni de soutoura, ni de tolérance. Même le cousinage à plaisanterie est source de problème sur Twitter. Si le massla est une valeur  sénégalaise je le décris haut et fort parce que c’est une sorte d’hypocrisie déguisée qui est la source de tous nos maux

Dans notre entretien téléphonique, vous avez dit ne pas aimer les choses « carrées » « solennelles ». Est-ce qu’on peut toujours être dans la dérision sur tout ?

Selon moi, on peut rire de tout, absolument tout. Oui trop de sérieux m’indispose, j’aime le style décontracté

Est-ce que le refuge dans la légèreté n’est pas une fuite face à la difficulté des sujets réels ?

Je ne pense pas, c’est plutôt soit de l’insouciance et/ou de l’inconscience. On ne peut pas débattre de choses qu’on ne maitrise pas ou qu’on ne soupçonne même pas leur existence d’où cette légèreté. Faut que la jeunesse du Sénégal s’éduque, se prenne en main, relève les défis en ne pas se focaliser sur des détails et des débats de basse cour

Pensez-vous que votre génération a un rôle particulier à jouer ? Si oui, en faisant quoi ?

En se dotant d’une culture énorme, en conscientisant les plus jeunes et en s’engageant politiquement pour assurer la relève

Sur Twitter, la futilité prend-elle parfois le pas sur les véritables enjeux ?

Totalement et c’est tellement rageux de voir que ceux qui de manière générale représentent l’avenir ne s’intéressent que particulièrement à de faux débats et futilités. On peut s’amuser certes mais y’a un temps pour tout. Les enjeux du pétrole devraient beaucoup plus mobiliser que le football sous toutes ses formes. Mais limite on a l’impression qu’on a une jeunesse qui s’en moque éperdument et dans l’avenir ils vont se mordre les doigts

La jeunesse dakaroise, plutôt favorisée, n’est-elle pas surreprésentée sur Twitter au risque d’en oublier la totalité des jeunes non connectés et socialement défavorisés ?

En quoi la jeunesse dakaroise est-elle favorisée ?? Elle est surreprésentée certes mais presque tous originaires des régions. Twitter est juste une petite représentation, un échantillon de la jeunesse sénégalaise et comme ndiakhassou Baye Fall, y’en a pour tous les tissus. On ne sait pas qui est qui sur Twitter, à moins qu’on se connait dans la vraie vie, chacun peut revêtir le vêtement qui lui plait. Alors ce ne serait pas judicieux de parler de faveur

Pouvez-vous vous présenter (âge, ville, travail/études) ? Dans quelle famille êtes-vous née ? Où avez-vous grandi ?

Que faisaient vos parents ? Quelles études avez-vous faites ? A quoi rêviez-vous enfant ?

Pouvez-vous partager une anecdote marquante dans votre processus de militantisme ou dans votre enfance ?

J’ai représenté l’école Saldia pour le concours GUESTOU qui est comme le génie en herbe mais inter-écoles privés. Les deux meilleurs de chaque école participaient, ça reste graver dans ma mémoire parce que j’ai beaucoup appris avec et j’y ai appris à défendre mes idées. Au passage j’aimerai que ce genre de concours puissent être recrées, cela forge les enfants et fait d’eux des leaders naturels

Quand a commencé votre activité sur les réseaux sociaux ? Quel en a été l’élément déclencheur ? Avez-vous milité dans un parti politique, une association, un mouvement civil ? Si oui, lesquels, pourquoi et quand ?

Comme je l’ai dit si haut, je ne suis active que sur Twitter et ce depuis 2010, je tweete tout naturellement ce n’est pas de l’activisme. Jamais milité dans ces choses citées

Quelles sont vos passions dans la vie ?

J’écris/je lis à mes heures perdues, je joue au scrabble, je nage beaucoup et j’adore les photographies

Comment gagnez-vous votre vie ?

L.O.L

Certains disent de votre activité sur les réseaux qu’elle est « radicale », « impolie ». Qu’en pensez-vous ?

Vous savez les gens ont leur opinion sur moi, qu’ils tachent de la garder pour eux. Si ceux qui pensent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient davantage….

Un moment a beaucoup marqué la twittosphère sénégalaise : votre prise de bec avec la fille de Aissata TallSall à la suite de son ralliement à la coalition de Macky Sall lors des élections. Pouvez-vous revenir rapidement sur cet épisode ? Quelles leçons en tirez-vous ?

Cette fille n’existe pas à  mes yeux, quand j’ai lu son nom j’ai vu du blanc immédiatement. Elle n’est pas ma tasse de thé. Je ne ressens ni amour, ni haine, ni rancœur pour elle, elle n’existe juste pas pour moi. Cependant si j’ai quelque chose à dire sur Aissata Tall Sall et/ou sa transhumance je le ferai sans hésiter, n’en déplaise à qui que ce soit !

Vous n’évitez pas le conflit quand il se présente. Est-ce un trait de caractère ou l’expression d’un goût pour la vérité ?

Je dirai les deux, j’ai une très forte personnalité, ce qui me pousse à ne pas violer mes principes pour rien au monde. Ma vérité est ma vérité, je ne force personne à l’accepter ou à en faire sienne, personne en retour ne peut me refuser ma vérité. Après qui me cherche me trouve parce que je ne me cache pas loin

Pensez-vous avoir tort parfois ? Si oui, un exemple ?

Tout le monde se trompe, c’est humain.

Pensez-vous qu’il y a des clans sur Twitter ? Comment gardez-vous le sens de la vie réelle ?

J’avais une  fois fait un thread pour parler des clans de Twitter mais c’était juste pour rigoler. Il ne s’agit pas réellement de clans, mais plutôt de groupes « d’amis » qui se connectent entre eux. Ce qui fait dire à certains qu’il y’a des clans, c’est les attaques groupées, ciblées qui à mon avis n’ont aucun sens et c’est lâche. Ensuite c’est les mêmes qui se plaignent quand l’un d’entre eux est la cible d’une attaque.

Quels sont vos références politiques, idéologiques et en termes de figures majeures ? Quelles personnes vous inspirent ?

Ca va faire bizarre mais je suis un condensé de Naomi Campbell, Marilyn Monroe, Coumba Gawlo, Fatou Diome et Lady Diana. Ces femmes là sont une source d’inspiration quotidienne pour moi : ils incarnent tout ce que j’aime (battante, liberté, féminité). Je suis de très près Cheikh Bamba Dièye et Babacar Gaye qui m’ont marquée à cause de leur constance

Pensez-vous que les réseaux sociaux au Sénégal reflètent les disparités de classes/castes ? Si oui, avez-vous des exemples ?

Je ne sais pas, je ne m’attarde pas à ce genre de choses, on est tous égaux sur Twitter. J’y suis pour le débat d’idées et me décontracter, nul besoin de savoir qui est le fils de qui ou qui a son compte en banque aux multiples zéros

Pensez-vous que le Sénégal que l’on voit dans les réseaux sociaux est fidèle à l’état réel du pays ?

En tout cas les rares fois que je vais sur instagram, je vois que tout y est trop beau pour être vrai. C’est loin d’être le calvaire quotidien du sénégalais lambda. Sur Twitter les gens sont dans la dénonciation. Par contre y’a le sénégalais et le sénégalais de Twitter. Le sénégalais de Twitter incarne la citoyenneté, la discipline, le patriotisme….ce qui est loin de la réalité 

Quelle lecture faites-vous de la démocratie sénégalaise et plus globalement du dernier demi-siècle politique ?

J’ai voté pour la première fois en 2007, c’est à ce moment que j’ai eu l’âge de voter. C’est vers 2010 que la chose politique a commencé à vraiment m’intéresser. N’empêche l’histoire est là et elle se répète pratiquement. A part l’alternance de 2000, rien d’intéressant  ne s’est fait en terme de démocratie dans ce pays où on incarcère une personne pour écart de langage, où les opposants sont mis aux arrêts. La démocratie est l’art de convaincre l’électorat par une vision et un programme, pas de museler une partie de la population pour être réélu. Ce qui m’exaspère le plus, c’est les mêmes têtes que nous voyons dans l’arène politique sénégalaise depuis notre naissance. Il faut une vraie rupture générationnelle, une séparation des pouvoirs et un changement radical de système

Vous sentez-vous parfois seule dans vos combats ? Si oui pourquoi ? Que reprocheriez-vous aux autres acteurs des réseaux sociaux

Les personnes en qui j’ai confiance sur les réseaux sociaux peuvent se compter sur les doigts de la main. Mes combats sont miens, j’attends personne pour me battre pour quelque chose qui y est juste et noble, si d’autres m’y rejoignent tant mieux. Néanmoins ce que je reproche à certains activistes c’est le fait qu’ils soient corrompus par le régime en place. Donc tout bonnement, ils sont dans certains combats pour leurs intérêts personnels afin de se faire remarquer, profiter des avantages et amasser de grosses sommes d’argent. A ceux là, on vous connait et on vous méprise

Vous n’hésitez pas à assumer des positions critiques contre l’homosexualité et sa promotion au Sénégal.Quel est votre position précise sur cette question ? Pensez-vous qu’il y a des promoteurs qui font tout pour le banaliser au Sénégal ? Si oui, qui par exemple ?

Mais y’a pas débat, l’homosexualité est interdite en Islam y’a pas de c’est-à-dire en plus d’être contre nature. Waly Seck fait partie des premiers promoteurs de l’homosexualité et presque toutes les ONG présentes au Sénégal. On ne peut pas être musulman et cautionner des péchés. Point à la ligne. Ma position est claire là-dessus, je ne tolère ni ne digère les homosexuels, si cela fait de moi une personne homophobe je suis cool avec

Pensez-vous que la religion, dans son expression, pose certains problèmes au Sénégal ? Si oui, comment oser le dire ?

La religion ne pose aucun problème, c’est l’interprétation qu’en font les pratiquants. Et la mauvaise interprétation est plus visible sur le mariage, la polygamie, les confréries…Vous pensez que Dieu nous a demandé de braquer des radios de mosquées sur les maisons des gens ?? Vous pensez par exemple que Dieu nous a ordonné de barrer des routes pour des conférences, dahiras ou cantt ?? Le problème c’est nous !

Avez-vous des ambitions politiques d’exercer le pouvoir ou l’activisme est le seul horizon pour vous ?

Aucune ambition politique pour le moment, suis superbement à l’aise dans ma position préférée de « critiqueur »

Que pensez-vous des intellectuels sénégalais ? Qui a les faveurs de votre soutien ?

Un intellectuel pour moi c’est quelqu’un qui sait discerner le bien du mal et le vrai du faux, alors tout le monde peut se proclamer et se réclamer intellectuel. Alors je ne soutiens personne, je suis d’habitude plus séduite par la dimension humaine d’une personne.

La France est-elle selon vous responsable des problèmes sénégalais actuellement ?

Ben absolument pas, nos problèmes sont endogènes, ils découlent de la dépendance volontaire de nos dirigeants envers la France. La France ne nous  doit plus rien, à nous de voler de nos propres ailes, on a toutes les ressources nécessaires pour

Comment mesurez-vous la responsabilité locale ?

Pourquoi dans la critique contre la France, à votre avis, omet-on les médias français de la diaspora (RFI, Jeune Afrique, Le Monde Afrique) ? Empêchent-ils la presse locale comme dans l’économie, de se développer ?

Les médias français se soucient beaucoup plus des problèmes sénégalais que nos médias locaux. Ces médias internationaux traitent nos maux avec une diligence et une humanité remarquables pendant ce temps nos médias à nous, nous bombardent de faits divers. Donc même si ces médias français seront critiqués, ca se fera avec beaucoup de modération

Comment appréciez le fait qu’on en jamais eu autant de discours sur la décolonisation sans pour autant vaincre la tentation grande de l’exil en Occident (77 % des jeunes selon l’IFAN) et la mise sous tutelle de notre économie par (La France, La chine, Le Maroc…)

Les discours sur la décolonisation émanent directement d’une certaine élite occidentalisée vivant le plus souvent en occident. Leurs discours sont souvent vains face à des jeunes sans perspective d’avenir dans leur propre pays (chômage, manque d’éducation…) Il n’y a pas que notre économie qui est sous tutelle même nos habitudes culturelles. Nous perdons tellement en culture, au Sénégal par exemple, on prend le petit déjeuner au Brésil ou en Côte d’ivoire en consommant leur café, on déjeune en Chine avec leur riz, on dine au Maroc avec leur couscous ou  en Italie avec les pâtes. Vous vous rendez compte de la dégradation identitaire qui ruine par la même occasion notre économie pour un pays immensément riche en ressources ? Une politique de nos dirigeants qui a foncièrement échoué sur tous les plans, résultat : tout le monde veut partir

Depuis une décennie, les mouvements civils, jeunes, se dégageant de toute affiliation politique classique, sont devenus des acteurs majeurs de la scène de contestation. Comment jugez-vous leur bilan après la réélection de Macky Sall ?

Le seul mouvement qui a fait la différence jusque là est  Y’en a marre à mon avis, ils ont joué un rôle décisif dans les élections de 2012. Après l’élection de Macky Sall ils étaient presque aphones, ils avaient perdu leur hargne qu’on leur reconnaissait. C’est en 2017 si je ne m’abuse qu’ils sont revenus au devant de la scène mais en perdant en crédibilité. Dans l’ensemble ils sont performants et capables de mobiliser. Ce qu’il faut retenir c’est qu’un jet de pierres peut faire vaciller un éléphant

Qu’identifiez-vous comme l’équation à résoudre pour redonner à la politique et au politique du crédit ?

Que la jeunesse se politise, intègre les partis pour gagner en expérience, faire la politique autrement en évitant les mensonges, les promesses, le populisme, être proche et à l’écoute des populations. Une nouvelle vague de politiciens dignes et intègres seront dans ce cas à la tête de nos institutions dans 10, 20 ans

Le combat pour la décolonisation est devenu très intense, porté par des intellectuels de renom. La ville de Dakar en est devenue la place forte, avec les ateliers de la pensée. Pourquoi n’y-a-t-il pas jonction avec vous, qui partagez théoriquement le même combat ?

Ce n’est pas mon combat et ça ne le sera pas ; très honnêtement je ne les suis même pas. La décolonisation elle s’est faite en  1960 et pour cela je suis parfaitement en phase avec Fatou Diome quand elle demande à ce qu’on arrête la victimisation. Au moment d’accéder à l’indépendance, le Ghana par exemple avait le même PIB et le même niveau de vie que le Japon qui  pourtant a vécu les bombardements Hiroshima et Nagasaki. Mais à force de travail d’abnégation, de persévérance, le Japon est aujourd’hui l’un des pays les plus puissants du monde et talonne de très près les États-Unis.

Vouloir s’attarder sur la décolonisation n’est que pur suicide pour un pays comme le notre qui a du pétrole, un fleuve navigable, le soleil et une main  d’œuvre jeune. Notre passé ne nous définit pas et ne doit en aucun cas définir notre futur

Que pensez-vous du féminisme sénégalais ? Quels combats souhaitez-vous mener ?

Mal compris par les femmes et les hommes sénégalais dans leur globalité. C’est vraiment compliqué. Je suis plutôt pour le women empower women. Que toutes femmes s’unissent et on fera ensemble de belles choses !

En 2007, quand vous avez voté pour la première fois, pour qui ? Et pourquoi ?

Pour répondre à cette question, j’étais obligée d’aller fouiller très loin dans ma mémoire. Je ne suis pas surprise de constater que j’ai voté Cheikh Bamba Dièye. Je suis toujours dans ma logique de ne pas voter pour un politicien au vrai sens du terme. J’ai beaucoup d’affection pour l’homme en question. Je le trouve constant, posé, cultivé et bagarreur quand il le faut. Il est toujours dans des combats de principes d’où sa cohérence et je m’identifie beaucoup à lui. Mon choix de vote a toujours été simple : élire un gars de la société civile ou bien quelqu’un qui ne vient pas de nos partis politiques classiques, même s’il ne bosse pas, on aura un moment de répit par rapport à la politique politicienne. Et en 2007 Cheikh Bamba Dièye incarnait mieux cela. Il fait partie des hommes politiques sénégalais que j’admire et respecte le plus pour sa franchise, après vient Babacar Gaye pour son honnêteté intellectuelle.

Pourriez-vous nous dire quelles valeurs sacrées vous ont été transmises dans la famille ?

Je ne parlerai pas de « sacré » parce que je peux me réveiller un beau jour et fouler au pied toutes ces valeurs au nom de MA liberté. Cette question est tellement complexe. J’ai grandi dans une famille où il n’y a pas de norme hiérarchique, la plus petite personne a le droit de s’exprimer librement, de faire ses choix de vie…d’aucuns me reprochent ma liberté de ton ce que je leur concède, mais il est nécessaire qu’ils sachent que leur morale n’est pas mienne. Ma morale n’est pas la leur. Ce qui me dérange forcément ne les dérange pas et vice versa. On me juge beaucoup par rapport à cela et ça ne me dérange pas. Je continuerai d’user de cette liberté d’expression pour dire au passage que je juge fort les gens qui ont des tatouages, les gens qui consomment l’alcool et les filles qui fument. C’était une petite parenthèse, je suis issue d’une famille très honnête. Je pense que je puise ma franchise directement de l’éducation que j’ai reçue : je ne sais pas mentir, je ne sais pas tricher. J’ai grandi avec des parents très généreux, dans l’effort, dans le travail, dans le partage. Cette famille m’a transmise des valeurs comme la dignité, j’ai commencé à travailler tôt pour ne rien devoir à personne et toujours marcher la tête haute. Et surtout avoir confiance en moi

Quelles formations avez-vous suivi dans vos études ?

Lol LA question. Vous savez j’ai toujours gardé certaines choses pour moi, je ne les partage jamais dans la sphère publique à plus forte raison sur un réseau social. C’est trop personnel. Nombreux sont ceux qui pensent que je me cache. Absolument pas. C’est un choix que j’ai fait. Ma présence sur Twitter c’est pour les coups de gueule. Mais puisque vous insistez…je suis diplômée en communication…

Que pensez-vous des ‘Africtivistes’ ?

En fait je pense que c’est la prolongation de #Sunu2012 qui avait considérablement participé à la destitution de Wade. Ils ont fait un travail remarquable à l’époque, ils étaient devenus aphones à un moment. Puis Africtivistes fût créé, je n’en sais pas trop vu que je ne les ai pas suivi. Néanmoins je pense que toute activité qui lutte pour la démocratie est à saluer

Entretien avec Guy Marius Sagna

Entretien avec Guy Marius Sagna, réalisé en Septembre 2019

Note préliminaire: un entretien téléphonique a également eu lieu. D’autres questions ont pu être posées qui n’ont pas nécessairement obtenu de réponses. Ce qui suit est le coeur de l’entretien écrit avec Guy Marius Sagna.

 

Pouvez-vous nous dire ce qui vous a été reproché et nous faire l’histoire depuis le début de vos ennuis avec la justice ?

On reproche au Front pour une révolution Anti-impérialiste Populaire et Panafricaine (FRAPP) sa contribution à tenter de mettre au cœur du débat politique, économique et social de l’Afrique en général, du Sénégal en particulier les questions de souveraineté économique et de souveraineté démocratique à travers des campagnes comme « pour la souveraineté monétaire France dégage ! », « Non aux Ape ! », « bases militaires étrangères hors d’Afrique ! », « Auchan dégage, Carrefour dégage », « Sama ginaar sama bakkan », de dire non aux politiques du Fmi et de Bank, d’être aux côtés des travailleurs opprimés comme les animateurs polyvalents des cases des tout petits, les licenciés du Bureau Veritas, les travailleurs de Pcci, les enseignants des écoles franco-sénégalaises, celles et ceux qui font du transferts d’argent et les distributeurs de produits de télécommunication. On reproche au FRAPP de demander que nos rues et autres espaces publics soient décolonisés mais également son travail en direction des forces de défense et de sécurité auxquelles le FRAPP tentent d’expliquer le système néocolonial et ses conséquences sur elles. Cette liste n’est pas exhaustive. Mais donne une idée de la haine de classe que la bourgeoisie bureaucratique parasitaire et apatride éprouve pour le FRAPP et ses membres. J’ai le malheur d’être un des membres du FRAPP.

 

Comment s’est passé votre arrestation ? Pouvez-vous nous la décrire ?

Très tôt (un peu après 08 heures) le matin du 16 juillet 2019, je reçois plusieurs appels d’un numéro que je ne connais pas. Je ne décroche pas. Je reçois un SMS du commandant de la section de recherche de la gendarmerie de Colobane me disant de l’appeler dès que je reçois ledit sms. Ce que je fais. Il m’informe qu’il a une convocation pour moi. Que j’avais le choix entre venir la prendre ou qu’il me la fasse parvenir. J’opte pour la seconde. Quatre agents de la gendarmerie viendront me trouver à Dieupeul avec une enveloppe que je prends. Ils m’intiment l’ordre de les suivre immédiatement. Ils me disent même que je suis en garde à vue dans la rue. C’est comme cela qu’ils m’embarquent.

J’apprends plus de semaines après ma sortie de la prison de Rebeuss qu’ils étaient venus chez moi.

 

Comment jugez-vous les conditions de détention à rebeuss, avez-vous eu des conditions carcérales spéciales ?

Rebeuss, construite pour 500 à 800 détenus en renferment aujourd’hui trois milliers. Comme Rebeuss est sur la terre ferme elle ne coule pas. Mais c’est l’humanité qui y coule à travers des traitements inhumains et dégradants. Des prisonniers sont entassés à 300 dans des cellules prévues pour 50 avec une toilette pour se laver et une autre pour les autres besoins. Certains détenus du fait de cette surpopulation restent des mois sans se coucher la nuit. Ceux qui se couchent le font dans des conditions horribles, effroyables. Des prisonniers restent dans ces conditions près de 10 ans sans être jugés laissés à la merci de la violence de certains agents pénitentiaires qui eux-mêmes sont victimes de la violence de l’Etat qui les fait travailler dans des conditions de dénuement extrêmes.

Ces trois milliers de détenus ont une infirmerie dans laquelle il n’y a que Paracétamol et antibiotique. L’alimentation n’est pas suffisante et elle est d’une mauvaise qualité.

Enfin, les prisonniers sont exploités. Sept minutes de communication Orange coûtent 1.00 Fcfa et dès que votre communication se coupe, par exemple à 45e seconde, le détenu a perdu ses 6 minutes et 15 secondes restantes. La faiblesse du budget de l’administration pénitentiaire ne peut justifier cette exploitation.

 

Pensez-vous que la justice est aux ordres de l’exécutif ? Si oui, quels sont à votre avis les autres cas qui en attestent ?

La justice tout comme la démocratie est nécessairement une justice de classe. La néocolonie du Sénégal n’échappe pas à cela. Il y a assurément des juges indépendants mais la justice sénégalaise est une justice aux ordres de l’exécutif qui s’en sert pour dérouler son projet de soumission néocoloniale. Fast tract pour Khalifa Sall, pour Adama Gaye mais slow tract pour Aliou Sall, pour Mamour Diallo, Mbaye Niang et autres partisans du président de la république épinglés par les IGE, l’Ofnac…

 

Vous avez déclenché une vague de soutiens dans les milieux civil, politique et intellectuel. Votre détention a créé un grand élan d’indignation, comment l’avez-vous vécu ? Quelle lecture en faites vous ?

A Rebeuss, j’étais incapable de me rendre compte de ce qui se passait aux niveaux sénégalais, africain et international pour ma libération. C’est depuis que je suis sorti que je découvre tous les jours des bouts de cette formidable mobilisation qui m’a fait sortir de prison. Je dois avouer que je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est réellement passé.

 

Pensez-vous que la France comble un vide national ou empêche-t-elle l’épanouissement du génie local ?

Le seul génie que les impérialistes en général peuvent tolérer c’est le génie de la soumission à son projet de recolonisation de l’Afrique. Pour que la France soit présente, il faut que l’Afrique soit absente. Les impérialistes ne peuvent nous vendre leur lait, leur blé si nous atteignons la souveraineté alimentaire. Ils ne peuvent nous vendre leurs poulets si les poulets africains sont plus compétitifs. Le rôle du Fmi et de la Bank, le rôle de l’Omc et des APE c’est de réunir les conditions d’un combat entre le pot de fer et le pot de terre.

 

Pensez-vous que la France-Afrique a évolué entre les années 70 et aujourd’hui ? Comment ?

De mon point de vue non. Elle continue à utiliser soit la carotte de la francophonie ou des financements de l’AFD soit le bâton du bombardement du palais de Gbagbo. Du moins, si on examine l’option néocoloniale française en Afrique, elle n’a pris aucune ride. Si elle est examinée du point de vue de sa force en Afrique, on peut noter que la France a perdu des parts de marchés importants au début des années 2000 amenant le sénat français à demander notamment pour y remédier aux entreprises françaises de chasser en meute en Afrique. Ainsi, là où vous verrez Auchan, vous trouverez Bicis, Orange et/ou Total.

Elle continue à soutenir sa vitrine politique (Dakar) et sa vitrine économique (Abidjan) et a se traduire en drame pour des millions de femmes, de jeunes…

 

En quoi la France est-elle selon vous responsable des problèmes sénégalais actuellement ?

Le cancer qui ronge l’Afrique en général et le Sénégal en particulier a pour nom oppression impérialiste. Les impérialistes et leurs instruments de domination sont nombreux. La France n’est juste qu’un de nos oppresseurs.

Le Sénégal, comme les autres pays africains, est la victime d’un viol en réunion. Un de ses violeurs s’appelle Etat français qui commet son forfait avec la complicité des élus sénégalais. Autrement dit le néocolonialisme c’est une pièce à deux faces : impérialistes et collabos sénégalais. Ce sont des larmes du peuple sénégalais qu’est arrosé le couscous du CAC 40 comme aurait dit Kocc Barma Fall repris par Victor Hugo sous la forme de « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ».

 

Pourquoi dans la critique contre la France, à votre avis, omet-on les médias français de la diaspora, (Rfi, Jeune Afrique, Le Monde Afrique) ? Empêchent-ils la presse locale comme dans l’économie, de se développer ?

Les omettre serait une grave erreur et une ignorance du rôle de ces médias. L’opinion doit être fabriquée, orientée, manipulée afin de faire apparaître un loup pour un agneau, un pyromane comme un pompier. Ce 4e pouvoir des pays impérialistes distillent toutes les 30 minutes les idées dominantes au service de l’entreprise néocoloniale. Leur objectif est moins de concurrencer la presse nationale que de la renforcer, de lui donner les grilles de lecture des dominants, de se subordonner la presse dominante des néocolonies africaines.

 

Comment appréciez-vous le fait qu’on a jamais eu autant de discours sur la décolonisation sans pour autant vaincre la tentation grande de l’exil en occident (77% des jeunes selon l’IFAN) et la mise sous tutelle de notre économie (par la France, la Chine, le Maroc…) ?

Que le discours pour une décolonisation de l’Afrique soit beaucoup plus forte aujourd’hui qu’hier est à relativiser. Il y a eu devrions-nous dire une période de reflux après les assassinats des Sankara, Cabral, Lumumba, Moumié, Modibo Keïta…qui de leur vivant avaient mis le discours anti-impérialiste au cœur du débat politique. A cette période de reflux, précédée elle-même pas une autre période flux, succède depuis quelques années un regain du discours pour une seconde phase de décolonisation de l’Afrique.

Les peuples africains résistent aux politiques de recolonisation de diverses façons. Certains trahissent en collaborant. D’autres font face en résistant là où un autre groupe est dans le Barça wala barsax.

 

Depuis une décennie, les mouvements civils, jeunes se dégageant de toute affiliation politique classique, sont devenus des acteurs majeurs de la scène de contestation. Comment jugez-vous leur bilan après la réélection de Macky Sall ?

Consciemment ou inconsciemment, ces mouvements ne font que répéter, être des successeurs des PAI, PAIGC, UPC…Ils tiennent les discours des Cheikh Anta Diop, des Lamine Ibrahima Arfang Senghor, des Aline Sitoé Diatta, des Yacine Boubou, des Omar Blondin Diop, des Birane Gaye ou Assane Samb, des Mamadou Dia, des Seydou Cissokoho ou Cumbe Samb.

Leur contribution dans le processus pour frayer un autre Sénégal dans une autre Afrique souveraine et unie est appréciable. Il faut la juger à l’aune du passage du candidat Ousmane Sonko de 36.000 voix lors des élections législatives de juillet 2017 à 600.000 voix lors de l’élection présidentielle de février 2019. Il faut l’apprécier aussi à la mesure de l’appropriation de plus en forte du débat sur le franc CFA, les APE…par la jeunesse africaine en général et sénégalaise en particulier. Elle fait du mieux qu’elle peut dans des conditions très difficiles pour assumer sa mission historique : réaliser la seconde phase de décolonisation de l’Afrique.

 

Qu’identifiez-vous comme l’équation à résoudre pour redonner à la politique et au politique du crédit ?

Montrer au peuple sénégalais en théorie comme en pratique qu’ils/elles ne sont pas tous pareils et rester constants dans le rejet du consensus néocolonial, dans le service exclusif du peuple sénégalais. Les peuples sont comme la terre. Tout ce qu’on y sème finit par y pousser. Vous semez roublardise, tromperie, trahison, inconstance, transhumance…le peuple vous le rendra en « apolitisme », abstention, acceptation de l’achat des consciences…Vous semez dévouement total aux intérêts de la patrie, des paysans, des ouvriers, des masses populaires et vous restaurez la confiance, l’espoir, la mobilisation…

 

Le combat pour la décolonisation est devenu très intense, porté par des intellectuels de renom. La ville de Dakar en est devenue la place forte, avec les ateliers de la pensée. Pourquoi n’y-a-t-il pas jonction avec vous, qui partagez théoriquement le même combat ? Pensez-vous que le contre-discours est lui aussi aliéné ? L’endogène est-il forcément indigène ?

Il ya plusieurs places fortes en Afrique et dans la diaspora où des africain.e.s essaient de tenir haut le drapeau de la lutte pour l’émancipation de l’Afrique, une Afrique qui sort du sous-développement. Dakar en est une.

Le FRAPP ne peut savoir pourquoi il n’est pas associé aux ateliers de la pensée.

Il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire. La théorie étant elle-même corrigée, renforcée, améliorée par le mouvement. Aussi, chaque africain.e engagé.e dans la lutte de libération africaine fait ses ateliers de la théorie et de l’action révolutionnaires. Dans cette perspective, celles et ceux qui ont les mêmes options finiront inexorablement par se retrouver, par bâtir les nécessaires ponts pour l’unité des révolutionnaires africain.e.s. D’ailleurs comment peut-on imaginer l’unité africaine sans l’unité des combattant.e.s anti-impérialistes panafricain.e.s ? Avoir un gouvernement fédéral de plusieurs Etats africains alors que les révolutionnaires africains ne peuvent être ensemble est une vue de l’esprit.