Entretien avec Khalid Lyamlahy, réalisé en Juin 2020
Auteur, critique, universitaire, Khalid Lyamlahy est un ambassadeur des lettres, au profil atypique et précieux dans le paysage littéraire africain et maghrébin. Auteur en 2017, aux éditions Présence africaine, de « Un roman étranger », un texte qui interroge la création littéraire, les réflexions sur le renouvellement du titre de séjour et l’amour. Passé par Oxford et aujourd’hui enseignant à l’université de Chicago, il porte un regard, entre autres, sur les relations littéraires des deux côtés du Sahara, sur la nécessité d’une critique exigeante. Entretien et portrait.
L’œuvre
Un roman étranger est votre premier roman, un roman atypique qui interroge la notion même de la création. Le roman commence par une démarche pour un renouvellement de titre de séjour, Porte d’entrée voire prétexte comme l’indique la quatrième de couverture, pour une réflexion plus profonde. Un titre de séjour dont on suit la gestation, comme celle du texte, mis en scène par le narrateur à la première personne du singulier. A la fois toutes les démarches, l’engrenage qu’elles constituent, et le roman qu’il commence, tout communique. C’est un ouvrage à la construction très originale, à la langue riche et limpide. On est tenté de vous demander : qui du titre de séjour ou du roman sert de prétexte pour l’épanouissement de l’autre ?
C’est là une question très intéressante. Bien entendu, je laisse au lecteur le soin de trancher mais je suis tenté de répondre que chacun sert de prétexte à l’autre. La démarche du renouvellement du titre de séjour donne forme au roman et, de même, le processus éprouvant de l’écriture ouvre la voie à un questionnement sur l’identité et le statut de l’étranger. Deux questions m’ont accompagné tout au long de ce roman : comment transformer la carte de séjour en « objet » littéraire et comment faire dialoguer la page blanche et la pièce d’identité ? Dans un cas comme dans l’autre, et même s’il n’est jamais total ou abouti, « l’épanouissement » – pour reprendre votre terme – s’apparente à un long parcours figurant à la fois le cheminement de l’écriture, avec son lot de doutes et d’incertitudes, et la quête du titre de séjour, avec sa somme d’étapes éreintantes.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ? Comment avez-vous eu le déclic ?
L’idée de départ était la suivante : écrire un roman qui explore les thèmes de l’identité et de l’écriture autour d’une difficulté transversale qui nourrit l’objet-roman. Le déclic est venu par la forme : j’ai eu d’emblée l’idée de construire le roman suivant une structure triangulaire alternant les trois niveaux de la narration (le renouvellement du titre de séjour, l’écriture du roman et l’histoire d’amour). Les trois niveaux sont bien entendu liés mais cette structure m’a permis de ménager des espaces de respiration et de réflexion où je m’interrogeai sans cesse sur le rapport entre le texte en cours d’écriture et la pièce d’identité, entre le domaine des sentiments et celui de l’administration, etc. J’ai voulu aussi écrire un roman qui témoigne à la fois de l’expérience d’un grand nombre d’étrangers et de la souffrance inhérente à toute création (d’où la première épigraphe empruntée à Camus). L’expérience du narrateur est loin d’être représentative mais elle permet d’opposer à l’épreuve de la carte de séjour celles de l’écriture éprouvante et de l’amour condamné : un jeu de miroirs pour pouvoir « exister » sur la page.
Ce qui frappe aussi à la lecture de votre livre, c’est un côté très détaillé et minutieux, parfois même capricieux, dans les descriptions et des restitutions à la fois des paysages et des psychologies. On a une description de tous les objets et protagonistes du récit, le distributeur bancaire, le photomaton, l’échange avec la guichetière du cinéma… ou l’objet même du titre de séjour. D’où vous vient ce goût de la précision quasi-ethnographique ?
J’ai écrit ce roman lors d’une période pendant laquelle je lisais beaucoup les écrivains du Nouveau Roman. Certains diront que le Nouveau Roman (une catégorie, faut-il le rappeler, qui est loin d’être homogène) appartient désormais à l’histoire littéraire. Toujours est-il que je garde une affection particulière pour les romans de Robbe-Grillet, Simon, Sarraute, Butor et les autres. Leurs écrits m’ont alerté sur la nécessité de saisir la réalité dans ce qu’elle a de plus immédiat et de plus éphémère tout en interrogeant de manière continue « l’aventure de l’écriture », pour reprendre le terme de Jean Ricardou. Ecrire, c’est tenter d’appréhender un monde qui ne cesse de nous échapper ou de nous être refusé (d’où la seconde épigraphe empruntée à Cioran), un monde souvent étouffé dans des jeux de pouvoir, des rapports de domination, des logiques de fuite, d’exclusion et de mise à l’écart. Dans Un Roman étranger, je voulais reconstruire la cartographie de cette solitude où se nouent l’écriture et l’identité, d’où les descriptions minutieuses et les restitutions détaillées, toutes animées par la mise en question de l’écriture. Je voulais provoquer les conditions d’une immersion totale du lecteur en lui donnant à voir le monde de l’autre et en poussant l’exercice (ou le « caprice » comme vous dites !) à la limite du vertige et du malaise. Après tout, la répétition qui traverse le roman de part en part n’est qu’un double reflet du processus de l’écriture et du renouvellement du titre de séjour.
Le roman triangule autour de 3 personnages : le narrateur, Sophie pour qui il éprouve des sentiments ambigus, et Lucien un ami peintre troublé par les mêmes questionnements pour la création. Tous les trois sont des amis de la faculté, le roman tisse entre eux une relation faite d’incertitudes, de non-maîtrise de leur destinée, et d’une certaine absurdité presque camusienne dans leurs conversations, leurs rencontres. Est-ce pour vous une métaphore de l’acte d’écrire, qui reste la principale interrogation du texte, un perpétuel inachèvement ?
C’est une lecture qui me paraît intéressante. A mon sens, l’incertitude et la non-maîtrise sont deux caractéristiques inévitables de l’écriture. On écrit contre mais aussi avec ses doutes. On perd le contrôle du récit, on voit émerger des scènes ou des sensations imprévisibles, on se laisse aller au grand vide de l’écriture. Je pense qu’on ne parle pas assez de l’écriture comme souffrance troublante et discontinue, comme épreuve soumise à toutes sortes d’aléas. Tout se passe comme si on refusait d’« abîmer » la figure de l’écrivain-créateur qui maîtrise son sujet, comme si on acceptait de ne rien dire pour préserver le charme, le plaisir ou l’aura de l’écriture. Je voulais briser ce silence en mettant en scène un narrateur qui s’interroge sans cesse sur l’aboutissement de son roman, qui décrit ses peurs, ses angoisses, son inquiétude face au « devenir » de son écriture. Cette lutte se déroule entre la page blanche et les couloirs de la Préfecture. En ce qui concerne l’absurdité de l’existence, tout a été dit ou presque. Je ne voulais pas verser dans le discours philosophique mais seulement restituer l’écart à la fois troublant et fécond entre l’expérience d’un homme qui veut écrire un roman et un monde qui lui oppose une hostilité banalisée, une violence impeccable. L’écriture correspond à la tentative de restituer, et peut-être combler, cet écart.
En interrogeant le renouvellement du titre de séjour, beaucoup d’étrangers pourraient s’identifier à votre livre. Les démarches sont identiques dans toutes les préfectures françaises. Vous arrivez à capter l’angoisse qui habite ces moments, l’incertitude, parfois même la peur, sans jamais pourtant que le roman ne bascule dans un réquisitoire contre la situation des immigrés. Est-ce un choix volontaire ? Plus globalement que pensez-vous vous-mêmes de ces séjours à la préfecture ?
Oui, vous avez raison. Je ne voulais pas écrire un réquisitoire mais plutôt un témoignage romancé sur l’expérience du renouvellement du titre de séjour. Il m’a semblé que la priorité – du moins dans un premier temps – était de décrire ces moments d’angoisse, de trouver les mots pour dire la peur et l’incertitude qui envahissent le corps de l’étranger. A moins d’avoir vécu cette expérience, la démarche et les sentiments qui lui sont associés restent largement méconnus. Je dois préciser ici que le narrateur de mon roman est plutôt un privilégié : il n’est pas obligé de dormir devant le bâtiment de la Préfecture ni d’y retourner à de nombreuses reprises. C’est dire si la réalité peut être beaucoup plus atroce que la fiction ! Par ailleurs, j’ai choisi de ne pas situer le roman dans une géographie précise ni d’enfermer le narrateur dans une identité particulière. Face au renouvellement du titre de séjour, tous les étrangers sont réduits à des documents photocopiés, des récépissés tamponnés, des interrogations sans fin. Cette angoisse administrative a quelque chose d’universel même si les parcours et les expériences différent. C’est précisément la tension insoutenable de ces démarches qui m’intéressait. Personnellement, je pense qu’il faudrait mettre encore plus de lumière sur les conditions, souvent absurdes et inhumaines, qui créent cette tension et favorisent l’humiliation, le rabaissement et l’exclusion des étrangers.
Khalid, vous êtes marocain, vous avez publié chez Présence Africaine. Pourquoi avoir choisi cette maison ? Et pensez-vous que l’Afrique ait une « unicité littéraire » ? Ou bien y a-t-il clairement une scission entre le nord maghrébin et le sud subsaharien ? Quelle perception en avez-vous ?
J’avais envoyé le manuscrit à plusieurs maisons d’édition, aussi bien au Maroc qu’en France, mais sans succès. L’aventure d’un premier livre n’est jamais de tout repos et j’avais l’impression de vivre quelque part le prolongement du roman ! Je connaissais très bien la maison d’édition (et la revue) Présence Africaine et j’ai pensé que le thème du roman pouvait les intéresser. Le processus de publication a été un peu long mais j’étais ravi et fier de voir le roman intégrer une institution qui a joué un rôle fondamental dans l’essor des littératures africaines avec un catalogue prestigieux et incontournable. Par ailleurs, on oublie souvent que Présence Africaine a publié des auteurs maghrébins tels que le poète algérien Noureddine Aba, l’universitaire et économiste marocain Driss Dadsi ou encore l’écrivain et dramaturge tunisien Hafedh Djedidi. Le hasard du calendrier a fait qu’en 2017, année de la parution du roman, le Maroc était l’invité du Salon du Livre de Paris. J’ai donc eu l’occasion de présenter le roman aussi bien au stand du Maroc qu’au Pavillon des Lettres d’Afrique. J’en garde un excellent souvenir et des échanges de grande qualité avec des lecteurs de tout bord.
Sur la question du rapport entre le nord maghrébin et le sud subsaharien, j’aimerai commencer par citer Souleymane Bachir Diagne que je lisais récemment. Il rappelle, à juste titre, que pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’Afrique ? », on doit commencer par comprendre que le Sahara n’est pas une séparation entre deux mondes mais plutôt une zone de commerce et d’échange qui a toujours été parcourue par les hommes, les biens et les idées. Bien entendu, les rapports entre le nord et le sud sont façonnés par l’Histoire avec son lot de traumatismes dont celui de l’esclavage. Il faut enseigner et étudier cette histoire, éclairer les consciences, rappeler les crimes du passé et œuvrer au présent pour éradiquer les différentes formes de racisme qui, faute d’éducation, continuent malheureusement de sévir au Maghreb et ailleurs. Il me semble aussi que l’une des clés est d’apprendre à « franchir » cette pseudo-séparation entre le nord maghrébin et le sud sub-saharien : par exemple, les auteurs maghrébins devraient lire beaucoup plus leurs confrères sub-sahariens et vice-versa. A cet égard, la traduction doit jouer un rôle majeur de transmission et de désenclavement. Malheureusement, très peu d’auteurs africains sub-sahariens sont aujourd’hui traduits en arabe : c’est incompréhensible ! Il faudrait aussi favoriser les projets communs en art, en littérature et en science. La jeune génération a les moyens de le faire : jeter des ponts, créer des espaces de dialogue, opposer aux clichés et aux préjugés la force de l’échange et de la pensée commune.
La migration, l’exil, sont de vieux thèmes de la littérature universelle, et encore plus chez les immigrés africains. Vous l’abordez par un prisme très particulier, de cet acte anodin, pensez-vous plus philosophiquement qu’on puisse subordonner la vie de quelqu’un à une simple légalité administrative ?
La réponse est bien évidemment non. La vie ne peut se réduire à une simple démarche ou pièce administrative. Toujours est-il que sans le fameux titre de séjour, l’étranger se voit dénier le droit de résider, de se déplacer, de travailler, d’effectuer toutes sortes de démarches. Le titre de séjour a quelque chose d’ambivalent : nécessaire mais éphémère, anodin mais indispensable, renouvelable mais tributaire de toute une série de circonstances et de conditions qui échappent souvent au contrôle de son titulaire. Il me semble que cette ambivalence fait écho à celle de l’exil, de la migration : déchirure entre l’ici et l’ailleurs, instabilité du quotidien, état de suspension et d’incertitude. Dans Un roman étranger, j’ai voulu précisément sonder cette ambivalence, lui donner forme, la transformer en matière de création : une sorte de délivrance par l’écriture.
Comment le roman a-t-il été reçu au Maroc ? Dans la diaspora afro ?
Le roman a fait l’objet de quelques recensions dans les journaux au Maroc (Libération, Article 19.ma). J’ai eu le droit à des articles dans Jeune Afrique et Africultures et j’ai pu le présenter lors des émissions « Des mots et débat » de Patricia Drailline sur Telesud et « Maghreb-Orient Express » de Mohamed Kaci sur TV5. Réassi Ouabanzi en a fait une recension sur son blog « Chez Gangoueus » et j’ai eu le plaisir d’échanger avec lui dans le cadre de son émission « Lectures de Gangoueus » où j’ai découvert notamment la belle lecture de Zacharie Acafou. J’ai été également invité par Yvan Amar pour en parler dans son émission « Danse des mots » sur RFI. Ces échanges ont été extrêmement instructifs. On apprend toujours quelque chose du regard, des réactions et des questions d’un lecteur. Ceci étant, il est toujours difficile de parler d’un roman publié. La fièvre de l’écriture laisse place à l’accueil des commentaires et des réflexions. S’il y a dans ce basculement quelque chose de l’ordre du soulagement, ce sentiment s’accompagne aussi d’une nouvelle angoisse. Je profite de cet échange pour souligner qu’il y a un besoin urgent de développer et de promouvoir la critique littéraire en Afrique. La critique exigeante prolonge l’œuvre, donne sens à l’écrit, ouvre des espaces de réflexion et d’échange. C’est là un exercice qui doit être pris au sérieux.
Votre livre affiche une impressionnante maturité, on peut lire p27 un extrait qui signe une de vos réflexions en ce sens : « Nous nous regardons comme des chèvres qui s’en vont à l’abattoir, tirées par des cordes tendues, l’œil fade et résigné. La machine infaillible de ce monde nous a remodelés à sa façon. Nous sommes devenus les pièces maitresses d’un dispositif hautement sécurisé. Mais de quoi je me plains au juste ? ». On retrouve ici à la fois le sens de la comparaison, la réflexion profonde, l’interrogation, l’incertitude, au milieu d’un certain aplomb. Peut-on dire que cela caractérise une partie de votre écriture ?
Je préfère laisser aux lecteurs le soin d’évaluer mon écriture. Ceci étant, j’adhère volontiers aux termes que vous avez employés : comparaison, réflexion, interrogation, incertitude. Comme vous le savez, l’écriture est un exercice exigeant, une confrontation tendue avec la page blanche mais aussi avec soi-même. L’image des « chèvres qui s’en vont à l’abattoir » est une référence à un proverbe populaire marocain que ma grand-mère a souvent répété et que j’ai retrouvé récemment dans la traduction d’un roman du grand écrivain arabophone marocain Mohamed Zafzaf : « chaque brebis sera pendue par ses pattes, au jour du jugement ». Un proverbe pour dire la solitude fatale et irrévocable de l’homme.
Ce roman est-il définitivement achevé ou a-t-il une suite en préparation ?

Certes, un roman publié est plus ou moins achevé mais on peut supposer qu’il fait partie d’un cheminement qui se poursuit. On écrit toujours sur les sujets qui continuent de nous hanter, d’attirer notre attention, de nous interpeller de plusieurs façons. L’écriture est l’aboutissement d’une hantise qui se traduit par des mots. La hantise des questions que j’ai abordées dans ce Roman étranger se prolonge sous de nouvelles formes que j’espère saisir et explorer dans d’autres projets.
Littérature et critique littéraire
Quelles sont vos plus grandes inspirations littéraires ? Votre auteur favori ?
Je ne sais pas si je peux parler d’un auteur favori mais je peux dire que je trouve l’inspiration chez de nombreux écrivains. Je reviens toujours aux « classiques » pour y puiser l’énergie, le rythme, le souffle de l’écriture qui entraîne le lecteur. Je suis particulièrement sensible aux auteurs qui travaillent la forme et invitent, de manière directe ou indirecte, à repenser l’acte même de l’écriture. Je relis récemment Italo Calvino, un auteur dont l’univers subtil regorge de belles trouvailles.
Quels sont vos projets littéraires ?
Les obligations académiques m’avaient tenu éloigné de l’écriture dite « libre » mais je travaille actuellement sur un second projet. J’en suis encore au stade des balbutiements mais tout ce que je peux dire c’est que la question de l’identité et l’importance de la forme littéraire y seront capitales. Ce sera peut-être une manière de prolonger Un roman étranger !
On apprend dans le livre, et en faisant des recherches biographiques sur vous, que vous êtes passé par la France et que vous avez obtenu votre doctorat à Oxford. Dans quelle mesure vos expériences personnelles dans ces trois endroits (France, Angleterre, Maroc) ont-elles façonné votre regard sur la littérature ? Quelles différences entre traditions littéraires de ces différents lieux percevez-vous ?
On est toujours plus ou moins le produit de son parcours, la résultante des expériences qu’on vit ici ou là, des succès, des échecs et des projets qui jalonnent notre trajectoire. Ma passion littéraire remonte à mes jeunes années et les longues heures passées avec Proust, Balzac, Flaubert, Stendhal et d’autres. En France, après avoir entamé une carrière, j’avais senti le besoin pressant de renouer avec ma passion première. Les études de Lettres à Paris 3 Sorbonne Nouvelle m’ont alors aidé à organiser mes lectures et acquérir les outils d’analyse littéraire indispensables à tout chercheur. J’en garde le souvenir d’un exutoire salutaire. Enfin, mes trois années de doctorat à Oxford m’ont permis d’étudier la littérature marocaine d’expression française à partir du champ des études postcoloniales. Il est toujours intéressant de varier les perspectives, multiplier les points d’entrée aux textes. Il serait difficile de résumer les traditions littéraires des différents pays en quelques mots mais j’aimerai souligner l’impact de l’histoire sur les programmes et les approches littéraires. En France, par exemple, les écrivains dits « francophones » continuent d’être marginalisés, voire absents, des classes de Lettres ; la discipline des Postcolonial Studies y a été accueillie avec beaucoup de résistance et d’appréhension. Cela me semble révélateur d’une situation problématique et d’un malaise profond, même si les choses ne cessent d’évoluer.
Vous êtes aussi critique et publiez des notes de lecture et analyses dans des revues prestigieuses. D’où vient cette fibre ?
Oui, je « pratique » la critique depuis un moment mais ne saurais dire d’où vient cette « fibre ». Tout ce que je peux dire c’est qu’elle représente une passion qui m’encourage à lire mes confrères, suivre l’actualité littéraire et académique et partager mes analyses avec le grand public. La critique est une école de l’exigence et de l’humilité mais aussi l’occasion de saluer l’effort d’un travail, d’entamer un dialogue à distance avec son auteur et d’ouvrir des pistes de réflexion.
On distingue très souvent trois échelles dans la critique, celle du lecteur lambda, celle du journaliste critique, et celle de l’universitaire. On pourrait même rajouter celle de l’écrivain. Vous cochez toutes ces cases, quel est votre rapport à la critique ? Y a-t-il des critiques célèbres qui vous ont marqué ?
J’essaie de pratiquer une critique qui combine la rigueur de l’universitaire, le souci d’informer du journaliste et la sensibilité réfléchie du lecteur lambda. C’est loin d’être un exercice facile ! Je pense qu’un universitaire se doit, en plus de son activité dite « académique », de faire l’effort d’écrire et de publier dans des plateformes destinées au grand public. Il s’agit de mettre son approche à disposition du plus grand nombre. Dans un monde où le rythme des publications ne cesse de s’accélérer, on constate qu’on a de moins en moins le temps de « bien » lire. Malheureusement, la critique est rarement prise au sérieux, c’est-à-dire à la mesure de l’effort et de l’investissement qu’elle exige. Si je devais retenir un seul critique qui m’a beaucoup influencé, ce serait l’inépuisable Roland Barthes. Je le relis régulièrement et ne cesse d’apprendre de ses travaux et de sa manière d’appréhender et d’analyser les textes.
Les écrivains africains et le lectorat sont parfois durs avec leur continent, sur sa pauvreté supposée en critiques littéraires, potentiellement soumises à des coteries ou à des réseaux. Comment trouvez-vous la critique africaine ? Est-elle à la mesure des ambitions d’affirmation et d’émancipation sur le plan littéraire du continent ?
Tout d’abord, dans quelle mesure peut-on parler de « critique africaine » en tant que catégorie stable et homogène ? Ne doit-on pas parler plutôt de « critiques africains » aux sensibilités, aux démarches et aux intérêts sensiblement différents ? La question mérite d’être posée. Plus largement, on ne peut pas dire que la critique africaine – et la critique en général, d’ailleurs – se porte bien. La critique est une sorte de baromètre qui renseigne sur l’état de l’espace et des dynamiques littéraires. A l’heure des réseaux sociaux et de la consommation rapide des œuvres, la critique semble avoir perdu de son aura et de son rôle d’outil d’information et de réflexion. Je ne pense pas que ce problème soit spécifique au continent africain. Il y a même des initiatives très intéressantes mais disons que nous avons besoin d’un peu plus d’implication, de constance et d’engagement. Nous avons également besoin de plateformes sérieuses qui permettent d’accueillir des critiques de qualité. Quand je relis les revues littéraires des années 1960 et 1970 par exemple, je suis souvent frappé par la qualité des contenus.
Vous enseignez (info à vérifier avec l’auteur ?) la littérature aux Etats-Unis. (Si tel est le cas 🙂 cette trajectoire de beaucoup de chercheurs africains, formés en France et révélés en Amérique du nord. Comment expliquez-vous cette fuite des cerveaux formés en France, mieux accueillis et mieux promus en Amérique du Nord ?
Oui, j’ai rejoint en Janvier 2019 l’Université de Chicago où j’enseigne actuellement la littérature maghrébine. Vous avez raison de mentionner l’expérience des chercheurs africains installés en Amérique du nord. Il y a plusieurs raisons qu’on doit citer. Tout d’abord, les universités américaines offrent un environnement plus avantageux non seulement en termes de ressources financières et académiques mais aussi en termes d’ouverture interdisciplinaire. La recherche, souvent transversale et s’appuyant sur un large réseau d’associations professionnelles reconnues, y est beaucoup plus développée. Le chercheur africain y trouve également – me semble-t-il – une forme de liberté en termes d’approche, de méthodologie et de programmation qui fait défaut en France. De plus, la possibilité d’enseigner dans la langue de son choix lui permet d’adapter les contenus de ses cours. Enfin, les politiques de recrutement au niveau de ces universités favorisent les critères de diversité et de représentativité ce qui donne lieu à des départements à composante internationale. Ainsi, il ne faut pas penser que ce phénomène est limité aux chercheurs africains. Les universités américaines attirent des chercheurs du monde entier et il n’y a aucune raison que les compétences africaines n’y soient pas représentées.
Dans le champ de la recherche sur les littératures africaines, il y a des noms incontournables : Bernard Mouralis, Boniface Mongo Mboussa, Jacques Chevrier, pour ne citer qu’eux. On peine à voir, masqué par un certain biais autocentré, ce qu’il en est en Afrique du Nord. De quelle filiation vous revendiquez-vous ? Quels noms pourriez-vous citer ? Que pensez-vous de ces travaux ?
Vous avez raison de souligner ce « biais autocentré » qu’on retrouve également en Afrique du nord. Cela me permet de rappeler le devoir que nous avons, de part et d’autre et au-delà du continent, de créer des passerelles, y compris dans le domaine de la critique littéraire. Nous avons déjà des initiatives dans ce sens ; pour donner un exemple, Boniface Mongo Mboussa, que vous avez cité, s’est intéressé au dialogue entre le martiniquais Edouard Glissant et le marocain Abdelkébir Khatibi (article dans Africultures). Dans le domaine universitaire, de plus en plus d’ouvrages et d’articles traitent simultanément des littératures maghrébine et sub-saharienne même si les deux disciplines restent souvent distinctes. Au Maghreb, de nombreux critiques ont marqué le paysage littéraire : Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), Hamed Nacer-Khodja (1953-2016) ou encore Salim Jay (1950), auteur de deux dictionnaires très remarqués et dédiés respectivement aux écrivains marocains et aux romanciers algériens. Pour répondre à votre question, je ne conçois pas mon activité critique dans le cadre d’une « filiation ». Bien entendu, on procède toujours en s’inspirant et en tenant compte des travaux de nos pairs mais l’exercice critique repose sur une lecture, une méthodologie et une sensibilité profondément personnelles.
Questions biographiques et générales
Dans quel contexte avez-vous grandi ? Quels sont les évènements marquants de votre jeunesse ?
J’ai grandi à Rabat dans une famille d’enseignants de langue arabe spécialisés respectivement en rhétorique et en grammaire. Dans ma jeunesse, la fréquentation du Centre culturel français m’a beaucoup marqué : c’est là que j’ai découvert et cultivé ma passion pour la littérature et plus tard pour l’écriture. A la maison, j’ai pu lire les œuvres des grands romanciers arabes même si je me suis très vite focalisé sur la littérature francophone. Certes, je suivais une formation scientifique mais je prenais soin de maintenir un rythme soutenu de lecture. Cela m’a beaucoup aidé pour la suite, surtout en France quand j’ai entamé mes études de Lettres. Il n’y a pas eu d’événements particulièrement « marquants » mais je citerai le suivant. Je me souviens avoir été le lauréat d’un concours organisé par le Centre culturel français dont le thème s’intitulait –si a mémoire ne me fait pas défaut – « Raconte-moi ta ville ». Mon texte était un monologue fictionnel de la Tour Hassan, monument emblématique de la ville et datant du douzième siècle, et le prix consistait en un grand livre de photos de Paris. A l’époque, les lumières de cette ville avaient déjà quelque chose d’envoûtant. Comme les préludes de l’exil à venir.
Quelles ont été les valeurs familiales essentielles qui vous ont été transmises ? Quelle part occupent-elles dans votre écriture ?
Les principales valeurs qui me viennent à l’esprit sont le travail et le sérieux. Il me semble qu’elles m’ont beaucoup aidé pour la suite, aussi bien dans les études que dans le monde professionnel. Comme vous le savez, l’écriture, comme la critique, exige une extrême assiduité. Les études de Lettres impliquent un dévouement et des sacrifices à tous les niveaux. Jamais je n’aurai pu réussir ces différentes étapes sans une certaine forme d’application que je dois aux valeurs qui m’ont été transmises par mes parents.
Quelles sont vos passions et vos modèles hors de l’écriture ? A quoi rêviez-vous, enfant ?
Je fais partie d’une génération à qui on a fait comprendre que seules des études scientifiques pouvaient garantir un avenir professionnel « digne de ce nom ». Pour autant, je n’en veux à personne et je n’ai pas de regrets : je comprends parfaitement le contexte dans lequel cette idée a pris forme. Par conséquent, j’ai dû me construire suivant ce schéma et si les sciences m’ont beaucoup appris, notamment en termes d’organisation et de méthodologie, j’ai toujours gardé une affection particulière pour la littérature. Comme vous, j’ai une passion pour le football que j’ai pratiqué. Je regarde les « grandes affiches » et participe volontiers, si le temps le permet, aux débats d’après-match. Mais je reste quelque peu nostalgique : il me semble que le foot a beaucoup changé ces derniers temps et j’ai souvent du mal à retrouver les sensations d’il y a quelques années (comme lors des Coupes d’Afrique des nations ou des clubs par exemple des années 1990 et 2000). Il m’arrive aussi de courir. La course à pied m’installe dans une forme de vide salutaire qui me rappelle l’écriture : l’esprit s’éclaircit et les idées se renouvellent. J’ai également une grande passion pour les voyages et l’art en général. Les musées sont des endroits fascinants : on peut y faire des rencontres inattendues et on en repart souvent avec des visions exaltantes. Je ne sais pas si j’ai un modèle en particulier : j’ai tendance à m’inspirer de plusieurs figures en glanant ici ou là des idées et des démarches pour enrichir mes approches.
Comment, à votre avis, l’art doit il composer avec la fièvre hygiéniste actuelle, avec le jugement moral des artistes qui va jusqu’à destituer leur héritage ? L’art doit-il être un îlot préservé ou satisfaire aux exigences de vertu ?
Vaste question ! Et comme souvent avec ce genre de questions, la réponse nécessite une quête d’équilibre nécessairement difficile. Certains considèrent, à juste titre, que l’art a une mission culturelle, sociale et humaine qu’on ne peut sous-estimer et encore moins nier. La littérature, par exemple, ne fait pas que raconter des histoires ou tester des formes : elle convoque la mémoire, ausculte la société, interroge l’humanité, traduit l’angoisse des individus et les aspirations des groupes, esquisse les contours d’un horizon de pensée et d’action. D’autres diront que l’art est synonyme de liberté absolue et ils n’ont pas tort non plus. Sans sombrer dans ce que vous appelez « la fièvre hygiéniste », il me semble que l’art se doit d’interroger sans cesse ses outils, ses méthodes, ses approches, ses visées immédiates et lointaines. Il ne s’agit pas de museler ou d’entraver la créativité artistique mais de tenir compte de l’aspect réflexif et évolutif de la création. Toute œuvre est le résultat d’un processus dynamique qui ne peut se réduire à quelques principes figés ou tendances éphémères. Enfin, la question de l’héritage me paraît fondamentale, notamment en Afrique où on a tendance à vouloir enterrer trop vite nos pères et où le travail de mémoire, me semble-t-il, exige des efforts supplémentaires. Pour ne donner qu’un exemple, je suis toujours frappé par le manque relatif de biographies sérieuses consacrées à nos grands intellectuels ou encore d’ouvrages donnant accès à leurs articles ou leurs correspondances. Plus généralement, le domaine des archives demande une attention particulière.
Pouvez-vous nous parler de votre thèse ?
Ma thèse portait sur l’œuvre de trois auteurs marocains de la génération « Souffles » en référence à la célèbre revue « Souffles – Anfas » fondée en 1966 et ayant joué un rôle fondamental dans les débats culturels et politiques des années postindépendance. La revue a eu des échos non seulement au Maghreb mais aussi en Afrique sub-saharienne et aux Caraïbes. En relisant récemment ses numéros (parus entre 1966 et 1972), j’ai été frappé par la qualité des contributions, reflet du dynamisme intellectuel et de l’effervescence créative de l’époque. Les trois écrivains (Abdellatif Laâbi, Abdelkébir Khatibi, Mohammed Khaïr-Eddine) que j’ai étudiés dans le cadre de ma thèse ont eu des trajectoires différentes, entre exil, activisme politique et création littéraire ou intellectuelle. Je me suis intéressé plus particulièrement à la thématique de la révolte sous toutes ses formes et à la question du rapport à la mémoire individuelle et collective. Il s’agit d’un travail de recherche que je transforme actuellement en ouvrage académique. A la suite de la thèse, j’ai codirigé un ouvrage collectif en anglais consacré à Khatibi (parution prévue en octobre 2020) et j’espère avoir l’occasion de développer ma recherche dans le cadre d’autres travaux, notamment sur Khaïr-Eddine et Laâbi.