Valls, le mauvais prophète

Le cliché est devenu classique. Dans le bureau de Michel Rocard, alors idole atypique du parti socialiste, les jeunes loups sont là. Tous appelés, dans un proche avenir, à jouer les premiers rôles. Autour du mentor, chanterait Aznavour, « ils sont venus, ils sont tous là » : le sympathique Benoît Hamon, l’inexpressif Jean-Christophe Cambadelis, le maudit Manuel Valls, le bureaucratique Pierre Moscovici. A l’ombre du tuteur, l’ambition est déjà perçante dans ces regards jouvenceaux. Ils ont à peine trente ans, dans la fin de ces années 90, des cheveux, des idées, mais surtout un modèle qui se tâte pour la mêlée présidentielle.

C’est en termes de doctrine politique qu’il faut d’abord attaquer l’affaire. Poser à côté de Rocard, dont le destin présidentiel a été chahuté, probablement par une rigidité trop marquée, une langue inaccessible, et une érudition teintée de snobisme…c’est acte d’allégeance à une personnalité qui a incarné une ligne précocement novatrice à Solférino. Le refrain est connu : Mitterrand arrive à l’Elysée en 81, et dès 83 c’est le tournant libéral, sous la conduite partielle de Michel Rocard, ministre du plan. Ce moment est devenu un instrument de datation tant il est symbolique d’une abdication précoce de la gauche, regrettée amèrement, comme un acte de trahison.

La fin pour beaucoup des vieilles lunes du socialisme. Une illusion qui perdure sous d’autres formes, car cette libéralisation à tour de bras se fait dans un contexte européen, où les tabous marxistes qui contraignaient encore la gauche à s’opposer au marché s’estompent de plus en plus. En Allemagne particulièrement, où le verrou a sauté bien plus tôt. Une bonne partie de la gauche a abandonné les références marxistes, et accéléré la fonte dans l’économie de marché dans le fameux Bad Godesberg.  En quelques années, les sociaux-démocrates prospèrent, jusqu’en Scandinavie, devenue le bon élève de la gouvernance, en passant par le Blairisme qui insuffle de la souplesse dans le thatchérisme. L’expérience fait des émules. Sorte de benchmark européen qui ringardise les vieilles querelles de chapelles et promeut déjà une mondialisation.

Quid de la France ? 1983 fracture la gauche. Encore plus qu’à l’accoutumée. Seul Rocard incarne alors avec cran les prémices de cette social-démocratie, avant que Dominique Strauss-Kahn, des années plus tard, ne lui donne plus d’épaisseur, de légitimité et d’horizon. Quand Rocard prend la tête du parti socialiste au début des années 90, l’économie de marché n’est plus réellement un sujet interdit sauf pour l’aile gauche militante. La jeune garde qui pose ce jour-là dans son bureau, semble au faîte de cette bascule. 30 ans plus tard, on ne saurait dire qui a vraiment trahi le pacte. Benoît Hamon, apparatchik s’est vu confier le ministère de l’éducation nationale. Montebourg a eu l’Economie. Valls, l’Intérieur. Tous sous l’autorité – qui l’eût cru – de Hollande, qui, habilement, dans les querelles des motions, a tenté l’équilibrisme des synthèses, qui bon an mal an, ont converti le parti socialiste au libéralisme. Un coup gagnant pour le corrézien. Mais, curieusement, plus le parti socialiste flirte avec le pouvoir, plus il prend l’eau : Mélenchon, bien avant Hamon, mène la dissidence.

A l’expérience, avec les bouleversements écologiques, les crises migratoires, la mondialisation malheureuse, les désindustrialisations, le péril islamiste, l’essor du numérique, les schismes de la gauche sont devenus intenables. Hors de portée de la magie des seules synthèses Hollandistes qui masquaient les fissures. Résultat des courses : la fronde. D’abord au sein du gouvernement, celle de Hamon. Ensuite, le départ, celui de Montebourg. Ne reste plus que Valls, promu à la primature. Il serait sans doute bien cavalier de prêter au cliché originel une valeur de pacte. A s’amuser, on pourrait s’interroger, sur qui, réellement, croyait au marché en digne héritier de Rocard, et qui posait par pur opportunisme. Si on ne peut l’affirmer avec certitude, Manuel Valls ne serait probablement pas le plus à accabler, même si la thèse qu’il serait un héritier de Rocard a souvent été battue en brèche avec des arguments fort recevables.

Le maire d’Evry a déjà tout connu. L’ivresse d’une ascension, d’un homme dit de poigne. Il a incarné très tôt, au risque de le surjouer, avec des effets de manches, cette figure de la gauche forte et décomplexée. Manuel Valls ne s’en cache pas. Il clive. Il divise. Il indigne. A Beauvau, portefeuille qui fabrique les statures présidentielles, il a une vue stratégique sur les fractures françaises. Celui que les observateurs surnomment alors le « Sarkozy de gauche » bande les muscles. Sur ces sujets inconfortables de l’aveu même de Jospin, Manuel Valls se lance dans les bras de fers, fonce sur les tabous. Langage martial, phrases maladroites, rodomontades, l’homme n’est pas en avare en surenchères. Un jour ce sont les roms : « Les roms ont vocation à retourner en Roumanie ». Le suivant, les sociologues : « Expliquer, c’est excuser ». Il déplore au marché d’Evry, sa ville, l’absence de blancs : « mettre quelques whitos, blancos ». Valls est sur tous les fronts. Traitre à son parti ? Les critiques fusent. Valls ne s’est pas toujours facilité la tâche, abandonnant sa parole de soutien à Hamon après sa défaite aux primaires de 2017. Ses détracteurs compilent savamment ces actes de trahison avec malveillance, pas toujours sans vérité. Théoricien des gauches irréconciliables, il n’a pas hérité de la componction bourgeoise de Rocard, du velours des mots. C’est un impétueux. Les foudres s’abattent sur lui et l’abîment. C’est le début d’un vertige, qui lui mettra à dos une partie de son propre parti, où des notes du laboratoire d’idées Terra Nova demandent plus d’égards pour les minorités. Valls s’entête. La droite le méprise ou l’embrasse mais dans des baisers étouffants. La gauche le disqualifie. Le premier flic de France pourra citer à loisir, nombres de locataires de Beauvau éreintés par les bonnes consciences pour s’additionner à la filiation des gendarmes martyrs. Il est en première ligne : il endosse. Surtout, quand Hollande déserte la question et préfère ses rendez-vous avec les journalistes Davet et Lhomme pour évoquer le sujet. Comme toute ténacité, celle de Valls est perçue comme obsessionnelle. Il est accusé d’islamophobie. L’accusation n’a pas besoin d’avoir une prise avec la réalité : elle fait tache d’huile et prolifère de façon irréversible.

Comme symbole, premier moment de cristallisation de la désaffection de Valls dans l’opinion, l’énième expression de l’affaire Dieudonné. Valls prend à cœur la question et fait de l’interdiction de l’humoriste un combat personnel. Il évoque son attachement à la communauté juive, celle de son ex-compagne, violoniste. Point de vue perçu comme partial et partisan dans de larges portions de la population, surtout chez les jeunes, citadins comme ruraux. Peu soutenu, lâché dans cette sale guerre, accablé par une bonne partie des banlieues, Valls endure. Reculer, expliquer, tempérer, prendre de la hauteur ? Que nenni, Valls est sûr d’avoir raison. Dans un parti échaudé par la question migratoire, et celle du malaise des banlieue depuis 2005, une bonne partie de la gauche a battu en retraite. Valls n’a pas eu la diplomatie de retisser les lambeaux de cette fracture. Avoir raison ne suffit pas en politique. Encore moins raison trop tôt. Et ça ne donne aucun avantage. En politique, plus qu’en religion, les prophètes sont mal vus : par ceux qui les combattent, mais surtout par ceux qui sont obligés de les reconnaître.

Pour ne rien arranger aux affaires du natif de Barcelone, devenu français à 18 ans – ce gage de sang-mêlé qu’il donne comme Sarkozy un 14 janvier 2007 – la France des années 2012 est celle de l’installation sporadique du péril de l’islam radical. Charlie Hebdo est incendié en 2011, ses soutiens se raréfient, ses détracteurs doublent, avec, pour une fois, un foyer à gauche. Valls défend le journal. Quelques années plus tard, le foyer syro-iraquien suite au printemps arabe avorté, attire nombre de candidats au Djihad. Les premiers départs de français se multiplient. En Mars, Mohamed Merah assassine 7 personnes à Toulouse, dont des enfants juifs. Premier grand choc depuis Khaled Kelkal. Toute la France découvre le visage poupon de l’assaillant, ses revendications. S’ensuivent les assauts en direct. Valls, comme un triste symbole de sa condition d’aimant à sujets sensibles, est encore en première ligne. En 2015, l’attaque contre Charlie Hebdo le remet en scène. La France est abasourdie. La communion internationale s’illumine partout et les processions de recueillement animent les rues. A l’assemblée nationale, celui qui est devenu entretemps premier ministre, fait alors un grand discours. Dithyrambe dans la presse. On loue les accents gaulliens. La standing ovation, dans la gravité du moment, donne des inflexions régaliennes de raffermissement du lien républicain. Cette fibre digne de Clémenceau, un des pères de la laïcité française, séduit. Valls s’inscrit dans la filiation de ce flambeau délaissé.

A la social-démocratie première, Valls ajoute ainsi à ses combats la défense de la république, de la laïcité. Ce discours est un court répit. Survient le temps d’un souffle national le 13 novembre, en plein dans les déchirures post-Charlie. Emmanuel Todd symbolise alors le camp des anti-Valls avec son essai Qui est Charlie ?. La dislocation de l’unité française face à l’attentat du 7 janvier saute aux yeux. Après les ennemis politiques intérieurs et extérieurs, une bonne partie de la jeunesse dont particulièrement les banlieues, les héritiers nombreux de Dieudonné, les militants de l’islam politique, Manuel Valls doit affronter les intellectuels, les sociologues. C’est beaucoup pour un homme seul, esseulé. Avec Bernard Cazeneuve, son remplaçant à Beauvau, lui qui ne fait pas de vague, ils pilotent en tandem la riposte au 13 novembre dans une France abattue. François Hollande avance la déchéance de nationalité mais c’est Valls qui est tenu coupable de cette droitisation qui indigne jusqu’à Taubira et fragilise encore un pouvoir affaibli. Rien n’y fait. Son combat contre l’islamisme radical est impopulaire, difficile à mener. Nommer l’ennemi, désigner le salafisme, le séparatisme, prendre position sur le casse-gueule sujet du voile, ne plus seulement désigner les actes violents, mais cibler le développement d’une contre-société inspirée par l’islam rigoriste tel que c’est constaté dans une abondante littéraire alarmiste, parler d’apartheid… Valls affronte, toujours esseulé, un combat bien trop grand, sans aucunes rétributions politiques, là où nombre de ses collègues maires négocient la paix sociale au prix de renoncements. Manuel Valls devient un épouvantail.

Ses partisans, dont un quarteron de fidèles, manœuvrant dans le Think Tank l’Aurore, ou encore dans le Printemps Républicain, le soutiennent. Mais l’image même de Valls suscite une détestation pavlovienne, irrationnelle. Quiconque s’y associe risque l’opprobre. Dans une France morcelée, les mots République, Laïcité, résonnent drôlement, comme des promesses non tenues, des illusions, des coquilles vides. Des slogans pour beaucoup. Une dévaluation acquise à gauche, dans les médias comme dans la population, où l’inadéquation entre le ressenti des populations et les prescriptions des élites créent une drôle de scène de guerre des tranchées politique. Comme dans une lutte des classes bizarre, la population se droitise, les aires de fabrication du prestige intellectuel s’ancrent toujours à gauche. En attaquant ces mandarins, Valls signait son acte de mort. Tout ce qui suspecté de défendre des valeurs républicaines, tout en se disant de gauche, se voit déporté inexorablement vers la droite réactionnaire. C’est le sort De Valls. Ce fut celui de Chevènement. Au second, le mérite de la stature, celui de la parole rare, et de l’apriori de la sagesse. Pour Valls, rien, il est affilié à la droite extrême, au mépris de tous les engagements antérieurs.

L’ultime coup à Manuel Valls a été porté par Emmanuel Macron, son ministre. Qu’est-ce donc que Macron sinon les cendres du Vallsisme qui remplissent l’urne du macronisme :  la transition du socialibéralisme austère au socialibéralisme gai ? Valls avait raison trop tôt ; mais il n’avait pas idée des forces en présence, ni ce temps d’avance pour pressentir les mutations. Captif de ses convictions, il a surévalué la témérité comme atout en politique, là où la souplesse, le flair, auraient pu le sauver. Mourir pour ses idées, c’est surtout mourir tout court. Macron a effectué un pillage méthodique du courant de Valls. Il aurait pu figurer sur le cliché à côté de Rocard. Un pillage aux saveurs d’humiliation, tant on a vu Valls quémander un poste à son bourreau définitif. Un adoubement par En Marche, tant convoité, jamais venu. Une victoire triste dans sa circonscription lors des législatives, de quelques voix, comme l’ultime symbole de l’acharnement du destin. Des ors de la république à la petite épicerie électorale pour compter les voix de sa survie. L’exil catalan auquel il consentira pour candidater pour la marie de Barcelone semble donc un drôle de répit. Un baroud d’honneur, auquel il a mis fin dans un brouillard qui avait tout d’un autre échec. Il n’est prophète ni dans le berceau originel, ni dans son pays. Mais ses idées restent elles les points d’ancrage du débat. Elles le structurent. Sur Dieudonné, désormais tout le monde le suit. On ne compte plus le nombre de livres qui parlent du péril islamiste : le grand sujet de Valls. Une drôle de victoire. On pourrait résumer avec malice mâtiné de cynisme : le djihadisme violent a tué plus de deux cent personnes en France ; l’islam politique a tué Valls.

Chaque épisode terroriste le remet en selle sans le réhabiliter. Sur Twitter, il déchaîne les passions et postule sans doute au titre de politique le plus détesté de France. « Son nom seul jette l’effroi aussitôt qu’il est dit », écrirait Jean-Roger Caussimon. Le mauvais prophète récupère des gains modestes de sa préscience. Il pourra, en guise consolation, se réjouir de voir son ombre hanter les nouveaux périls de la France postcoloniale, avec le maudit (ou chatoyant) titre de mâle blanc de 50 ans résistant. Après lui auprès de Rocard, y aura-t-il des héritiers de Valls ? Il est amusant de noter que le même destin guette Gérald Darmanin, lui qui semble être le mélange entre Nicolas Sarkozy et Manuel Valls. Il y a fort à parier que l’actuel ministre de l’Intérieur tentera de viser le charisme guerrier du premier mais n’héritera que des ennemis du second.

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